En guise de réponse immédiate, l’homme se tourna silencieusement vers les marches qui descendaient dans les profondeurs obscures du temple du Mal avec une mine satisfaite. Étrangement, la satisfaction pouvait se lire, ou en tout cas se deviner, sans que le propriétaire de ce visage sec et émacié ne soit obligé de sourire. Je commençais à apprécier ce bougre, qui certes comportait son lot de défauts en tout genre, mais qui était sans doute plus intéressant que la plupart de mes relations, que ce soit ma mère, Ivan Lomet, les filles du Purgatoire ou les clients désœuvrés de ce bordel coloré. Seule Pheela, jusqu’ici, sortait du lot, car elle avait su trouver en moi un confident et un ami, et qu’elle était loin des considérations luxurieuses et vénales des loueuses de charme de l’établissement où je travaillais. Et voilà que cet homme, bien loin du globuleux et crapuleux Ivan Lomet, me proposait de rentrer à son service pour un temple maudit… Cet homme, bien que d’engeance mauvaise, à fortement parier, était un érudit et un homme pourvu d’une réelle puissance. Il était leader d’un culte, ou en tout cas un membre éminent de ce culte dans une cité importante du continent d’Imiftil, et je savais que pour posséder le pouvoir, il fallait s’entourer et se faire connaître et apprécier d’autres personnes ayant du pouvoir… le plus de pouvoir possible. Le tout sans compter qu’il me proposait un changement dans ma vie misérable, une occasion de tourner la page de mon ancienne vie pour autre chose de plus valorisant et intéressant… une sorte de promotion, donc.
Ainsi, c’est pleinement satisfait de ma situation que je suivis cet homme dans la cave du temple, oubliant presque la boule noirâtre qui voletait autours de sa main et la nature démoniaque de ces murs obscurs. Seuls mes fluides perturbés continuaient de me sermonner sur l’identité de l’être que je suivais aveuglément, sans pour autant lui avoir accordé toute ma confiance. Une fois de plus, je les recalai dans mon fort intérieur, les maîtrisant pour montrer ma supériorité à leur égard. Je savais pertinemment que je ne pourrais pas changer leur nature, et j’estimais normal de les forcer à faire de même, en cessant toute hostilité par rapport à la mienne…
Après quelques marches, Idilius commença à répondre, et ses paroles me confirmèrent le ressenti positif que j’avais eu à son égard. Je ne savais pas s’il mentait ou non, mais ce qu’il me proposait me convenait parfaitement par rapport à ma situation actuelle. Aucun engagement n’avait réellement été pris…Et puis même, engagement ou non, je restais seul maître de mon destin. Si les termes de son contrat oral n’étaient pas respectés, je fuirais vers des cieux plus cléments. Ainsi donc, ce prêtre obscur me proposa un travail indépendant, nomade et vagabond, qui viserait à pourchasser les ennemis du temple Noir, adeptes de Gaïa, en m’aidant de ma lumière intérieure. Un fin sourire marqua mon visage un instant. J’avais vu juste, cet homme était plus réfléchi et ambitieux que mes connaissances actuelles, et il me plaisait de plus en plus. Silencieusement, je hochai la tête à ses paroles. Il ne pouvait certes pas me voir, puisque j’étais derrière lui, mais il devait comprendre que si je n’objectais rien, c’est que j’étais d’accord avec ses propos. L’idée de me venger de ces incapables de Gaïa qui avaient cru pouvoir forcer un enseignement que je rejetais ravivait une motivation supplémentaire à mon envie pressante de rejoindre le poste qu’il m’avait proposé.
Nous arrivâmes bien vite en bas de la volée de marches, dans un petit corridor très sombre, qui ne resta pourtant pas longtemps dans ces ténèbres : Comme par un jeu de mot appréciable faisant un lien avec ce qu’il venait de dire, Idilius réclama de la lumière. Je retins un bref pouffement en me rendant compte de l’ironie de la situation, un serviteur de l’obscurité, ennemi juré de Gaïa, qui réclamait de la lumière aux tréfonds de son propre temple !
Mais peu importait l’ironie de la situation, il fut obéi dans la seconde : un homme caché de mon regard par l’obscurité ambiante alluma avec force rapidité une torchère qui éclaira le lieu où nous nous trouvions. L’individu nous salua poliment, mais resta de marbre, comme s’il faisait partie du mobilier. Je passai devant lui avec le regard allumé de convoitise. Dans peu de temps, j’aurais une place meilleure que la sienne au sein de ce temple, je lui serais supérieur, et cette position me plaisait au plus haut point. Mais sans préambule, Idilius me ramena dans le présent, en m’expliquant brièvement ce qui allait se passer désormais.
Si nous étions dans cette cave, c’était pour une raison bien précise, et il me l’énonça clairement : il devait me présenter sa source d’information, cette femme captive qu’il torturait certainement sans remords depuis plusieurs heures… Sans attendre de réponse de ma part, il se dirigea vers une porte, qui s’ouvrit aussitôt pour nous laisser pénétrer dans ce qui semblait être une cellule, ou une salle de torture… voire un peu des deux, sans doute. Au centre de la pièce se tenait une créature meurtrie par les soins de mon nouveau mentor : ligotée fermement à une chaise, la jeune femme semblait avoir subi de nombreux sévices corporels avant mon arrivée, et sa robe, sans doute autrefois élégante, n’était plus que haillons grisonnants. Ses jambes et bras étaient marqué de traces lacérations sanguinolentes, et de fraiches entailles. Juste derrière elle, une table horrible de torture attendait de servir à nouveau, avec toute sa clique d’ustensiles tranchants et piquants, arracheurs et autres pinces, écarteurs et autres broyeurs… Les fluides en moi s’agitaient maintenant tellement que j’en avais la nausée. Ce spectacle n’était pas plus révoltant que les activités du Purgatoire, pourtant, et je resserrai fermement mon étreinte sur cette magie rétive qui me soulevait le cœur, mettant toute mon énergie pour ne pas paraître troublé par ce spectacle d’un nouveau genre pour moi.
Je portai mon regard sur le visage de la demoiselle. Elle semblait endormie, absente, inconsciente, comme si son âme avait préférer trouver refuge loin dans son esprit pour ne plus ressentir la douleur vive des tortures d’Idilius. La voix de celui-ci ma parvint d’ailleurs aussitôt ma contemplation finie, et je relevai vers lui un regard perçant, presque convaincu de ce qu’il allait me demander… Ce qui ne tarda pas à se confirmer, d’ailleurs. J’allais devoir soutirer les informations concernant Auguste Brandburg à cette femme inconnue, et ce en la faisant souffrir. Son sang marquerait la signature de mon accord pour rejoindre ce poste proposé par Idilius. D’une voix neutre et déterminée, je répondis à l’homme squelettique :
« Ça sera fait, Idilius. Vous aurez ces informations. »
J’eus envie de lui préciser qu’il serait plus avantageux de me laisser seul avec la demoiselle, mais ce ne fut pas nécessaire. Après avoir propulsé sa magie d’ombre contre un mur de manière indolente, il sortit de la pièce et me laissa seul avec la demoiselle, refermant la porte derrière lui. Je restai un instant immobile, le regard perdu sur les lignes du bois de l’huche. Je ne savais comment résoudre cette situation. Aussi décidai-je après quelques secondes d’œuvrer avant tout à ma manière. Lentement, je me tournai vers la demoiselle inconsciente, et m’approchai d’elle silencieusement. Arrivé à sa hauteur, je m’abaissai vers elle et posai un genou en terre à côté de sa chaise. Toujours aussi délicatement, d’un revers doux de la main, je fis passer derrière son oreille une mèche de cheveux qui était tombée devant son visage. Je laissai ensuite mes doigts trainer sur sa pommette, sur sa joue, toujours doucement, tendrement… Puis, j’approchai doucement ma bouche de son oreille, et dans un murmure soufflé, je lui adressai la parole.
« Mademoiselle ? Les tourments sont terminés, je suis là pour amener un peu de paix dans toutes ces horreurs… »
J’attendis un instant avant de poursuivre, maintenant toujours une apposition délicate de ma main sur sa joue.
« Qui êtes-vous ? Comment se fait-il que vous soyez ici ? Racontez-moi votre histoire, je suis là pour l’écouter… »
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- Selen Adhenor -
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