Faisant fi des plaintes du Lykior qui le suivait, Sirius marchait en direction du temple qui briserait, il l'espérait, sa malédiction. En voyant ce couple douteux, les gens s'écartèrent à leur passage, et Heartless s'exaspéra d'avoir un tel animal à ses côtés, qui lui faisait des plaisanteries douteuses et effrayait la plupart des badauds. Il vit enfin le temple imposant de Moura, bien plus impressionnant que celui de Yuimen, misérable, à l'image d'un cabanon de pêcheur. Moura était la favorite d'Exech, il était facile de savoir pourquoi : c'était la patrie des pirates et marins d'Imiftil qui la priaient chaque jour pour la plupart. Alors que Furim parlait de manière de plus en plus inquiétante à propos de son anthropophagie primitive, le pirate calma ses ardeurs :
- Tu ne manges personne, j'ai dit. Toi pas manger humain. Je te donnerais à manger quand on sera sur mon navire, d'accord ? Reste-ici sans bouger et attend que je revienne ! J'en ai pas pour longtemps.
Puis il franchit le palier de la maison bleue, les marches de l'escalier en bois étaient aussi branlantes qu'un pont de navire, autant dire que le marin s'y sentait à l'aise. Sirius jeta un coup d’œil furtif pour vérifier que la bête lui obéissait, et médita sur sa misère d'avoir acheté cette sauvagerie, encore pire que l'humoran N'Kpa. L'intérieur du temple était des plus singuliers, comme si en y entrant, le visiteur se voyait transporté dans une autre dimension de monde. Ici, le ciel était un bas plafond, horriblement proche, à tel point que Heartless ressentit un malaise et regarda ses pieds pour s'assurer qu'il n'avaient pas décollé du sol, mais quel sol ! Le marbre réverbérait la lueur bleue du plafond, comme la mer du midi, rayonnante et superbe. Les murs étaient liquides, il remuaient, fondaient contre le sol, comme l'écume indomptable qui recouvrait l'océan lors des jours venteux. Heartless était entouré par une mer mystique et turbulente, irréelle mais pourtant si vraie. Une femme sortit de la douce vapeur qui enveloppait la salle et lui conférait cette chaleur humide, cette odeur de pluie en pleine canicule. Les cheveux bleus de la prêtresse ondulaient au rythme des vagues fantasmatiques et elle déversa à Sirius un cours de fluides paroles :
- Salutations, naufragé.
- Naufragé ?
- Nulle inquiétude pour ton navire, il est sauf, mais cela ne saurait durer. Toi, tu es naufragé, un marin de plus qui n'a pas obtenu l'amour de maîtresse Moura, tu lui inspire tant de haine. Je sais pourquoi tu es venu, sache que ton voyage est vain, il n'est pas à moi, ni à Moura de t'ôter ce sortilège. Et Zewen, car il tisse les fils du destin, ne t'aidera pas non plus, car tu n'as rien mérité.
- Alors je perds mon temps...
- Ne pars pas si tôt, naufragé. Au nom de Moura qui ébranle le sol, je peux te conseiller, car tu en as besoin, Heartless.
- Comment connaissez-vous mon nom ?
- Oh, je le connais, je l'ai entendu de la bouche des gens et par le cours de eaux, j'ai ouï bien des malheurs à ton égard, des malheurs passés, ou à venir. Si tu pars maintenant, tu connaîtras un funeste destin. Si tu prêtes l'oreille à mes conseils, tu ne ressortiras de ce sanctuaire que plus sage et avisé, car la mer que tu souilles de ta présence te réserve bien des tourments.
- Et toutes ces merveilles me coûteront combien ?
- Une vie d'illusions et de chimères.
Sur ces mots, elle envoûta l'incrédule et l'enveloppa dans une épaisse brume magique. Les sens confus du pirate mirent un temps avant de se rendre compte que la prêtresse avait disparu et qu'il était seul sur un îlot au milieu de la mer plate, entre les chants des mouettes et le rugissement des vagues. Il avait beau se convaincre que ceci était une illusion, la déroute tenaillait son cœur. La voix de la prêtresse retentit comme la tramontane provenue d'un continent invisible :
- Dis-moi, naufragé. Quel est ton but en ce monde ?
Heartless, intrigué par cette comédie, ne se rebella pas et répondit à la question posée, sans toutefois être convaincu de sa propre réponse.
- Je veux récupérer mon navire et affronter Gallion Thunderhead.
Le fait qu'il l'ai dit dans cet ordre précis lui sembla encore plus étrange, Sirius se demanda si, en fin de compte, la récupération de son navire volé n'était pas une simple excuse pour affronter le terrible boucanier. La voix reprit.
- Ton moteur est-il la revanche ?
- Oui.
- Tu es un piètre menteur.
Aussitôt, le ciel si bleu s'assombrit et la marée prit des airs de tempête, l'orage frappait l'écume et chaque éclair faisait tressaillir Heartless, par sa violence et sa fréquence. Une silhouette spectrale sortit de la vague et l'eau se mouva autour d'une épaisse silhouette, jusqu'à former un golem qui, en se parant des couleurs de l'île, prit l'apparence de Thunderhead. Cette illusion, de plus en plus convaincante, était aussi douée de la parole :
- Sirius Sirius Sirius... Tu n'te souviens pas de mon dernier conseil ? Il était sincère pourtant, et tu n'veux pas le suivra lors que c'est si simple. Arrête de rêver comme un enfant de ces fantaisies épiques qui t'ont vrillé la cervelle et fonde une famille comme tout homme devrait le faire !
La colère monta en Heartless, il se rappela l'humiliation, mais ce n'était pas elle qui provoquait ce goût amer entre ces lèvres, c'était un sentiment qu'il ne sut définir sur le moment, quelque chose qui le tourmentait depuis longtemps, il le sentait, très longtemps, avant même d'avoir rencontré Gallion le traître. Mais quel était-ce ? Ses lèvres laissèrent filer des mots convaincus :
- Jamais ! Cette vie misérable n'est pas pour moi ! Je ne vais pas la gâcher pour tes beaux yeux !
- Hahaha ! Mais tu la gâches déjà, en ce moment même, Sirius ! Tu n'as aucune idée de la valeur de la vie et, non content de gâcher la tienne, tu gâches celle des autres !
Devant ce Gorilla si fier et sûr de lui, Heartless se sentit faiblir, comme si il savait qu'au fond, le vieux loup de mer avait raison, et ce sentiment le faisait vomir en son âme. Sirius lançait ses arguments avec de moins en moins de conviction :
- T-Tu te trompes ! Nark... me suit comme mon ombre, il partage mon ambition. Mazhui croit en moi, il s'est même sacrifié... et les autres, c'est moi, moi seul qui les ai sauvé de l'esclavage à vie ! Ça ne compte pas ?
- Mais les as-tu vraiment aidés ? Souviens-toi ! Nark est devenu un hors-la-loi après avoir tué des pions sous ton influence, il a pas l'choix de te suivre, sinon il t'aurait déjà quitté depuis longtemps ! T'as détruit sa vie ! Mazhui, que vaut la vie d'un taulard Ynorien ? Connaissais-tu sa peine ? Sais-tu qu'il allait à peine être relâché lorsque tu l'as arraché à sa prison ?! Quand aux esclaves, ils sont juste passés d'une vie de désespoir à une existence bordée d'illusions sans queue ni têtes, qui mènera à leur perte ! TU les mèneras à leur perte, à tous ! Sais-tu pourquoi l'humoran t'a quitté ? Sais-tu qu'en ce moment même, Rosa et Thalo sont bien loin de toi ? Ils ont assez d'esprit pour se rendre compte que tu n'es qu'un bouffon égoïste guidé par l'orgueil et la fantaisie !
Chaque phrase du géant de brume traversa la raison du borgne comme une flèche lancée à pleine allure. Que de vérités sortaient en même temps de la bouche d'un traître ! Sirius n'eut garde de protester, il subissait en serrant les poings, prêts à dégainer son épée et trancher Gallion, Gallion qui continuait à la narguer, ricanant dans sa barbe grise :
- Et tu sais pourquoi, moi, je t'ai trahi ? Moi, ainsi que Leoj, Thunar et Renart ? Tu sais pourquoi ? Car, pendant ce bref séjour au temple de Meno, je t'ai vu sous ton vrai jour, et j'ai failli en débecter de dégoût ! Tes rêves t'ont trahi avant que je ne le fasse. Oh oui, tu es un fléau, un sauvage pris en chasse par les frères de la discorde, Thimoros et Phaïstos !
- Tais-toi !
De la même manière qu'il le fit sur Von Klaash, Heartless bondit sur Gorilla et le frappa d'un grand coup d'épée maladroit, qui ne trancha que de la brume. Sirius frappa et frappa encore mais son ennemi était invincible, il disparu emporté par un cyclone qui rejeta Sirius au loin, désemparé. Enragé, il hurla au ciel :
- Pourquoi ?!! Pourquoi j'peux pas le tuer ?!
La voix de la prêtresse se fit entendre une nouvelle fois :
- C'est comme cela, naufragé, tu ne peux tuer celui que tu prétends être ton ennemi juré. Quoi que tu fasses, quand bien même tu aurais la force d'un Dieu immortel tu ne le pourrais pas, tu n'auras qu'à demander conseil à Zewen, ce n'est pas mon rôle de t'informer sur ton futur. Mais lève ton épée et place-la devant toi, au bout de ton bras, de manière à ce qu'elle coupe ta vision en deux. Ainsi, tu verras quel est ton véritable ennemi.
Heartless s'exécuta alors avec un soupçon d'hésitation, mais il ne vit rien, juste une face, ou l'autre, de son ennemi juré Thunderhead. Cette vision, même entrecoupée par l'éclat d'un glaive, l'agaçait au plus haut point, tant le sourire du golem le narguait. Même la voix de la prêtresse ne put lui faire entendre raison, trop de tumulte dans son esprit, tant de flots de rouge rage écumait sa pensée.
- Que vois-tu, naufragé ?
- Rien ! Rien ! Je ne vois rien ! Il n'y a rien ! Disparais ! Hors de ma vue, vipère !
Aussitôt, Sirius se mit à battre l'air tout autour de lui avec son sabre, jusqu'à ce que, sous son insistance, la prêtresse aux cheveux d'azur dissipe l'illusion et disparaisse elle-même dans la brume avec un ultime sermon :
- Tu repousses la vérité aujourd'hui, mais un jour, tu seras bien forcé à l'admettre. Adieu.
Le borgne se retrouva seul, lame en main, dans ce temple vide aux murs psychédéliques. L'esprit confus, il émit un ultime soupir avant de sortir du temple d'un pas lourd.
Sirius constata que peu de temps s'était écoulé depuis son entrée, comme si son rêve n'avait pris que quelques secondes. Furim Gar Gar avait à peine bougé. Sirius avança alors, le pas lourd, jusqu'à un étalage de marchands et acheta une grosse cuisse de bœuf qu'il lança ensuite à son acolyte poilu avant de s'assoir sur les marches à côté de lui, la tête entre ses mains. Il réalisait à peine ce qu'il venait de lui arriver mais une chose était sûre : toute cette mascarade avait un sens, qui lui déplaisait certes, mais un sens de bien fondé. Et toutes ces questions, pensait-il, trouveraient une réponse lorsqu'il se retrouverait en face de cet homme. Il ne voyait plus que Gorilla, comme un ennemi d'abord, puis un moyen d'atteindre la renommée, l'homme à pourfendre pour s'élever. La vengeance était devenue une exquise friandise, la garantie qu'il ne dériverait pas de son objectif. Cependant, l'intervention de la prêtresse était bien obscure et elle ne l'avait pas soigné en fin de compte. Une chose était sure, derrière cette illusion se cachait quelque chose de plus grand, de secret, d'intime, quelque chose qui allait au-delà de la simple revanche, mais bien trop mystérieuse pour être élucidée. Sirius n'avait rien compris à tout cela. En vérité, la Marque Noire était le cadet de ses soucis pour l'instant car elle ne lui avait amené que du rab de bouffe sous la forme de sirènes indigestes.
Heartless trouverait sûrement ses réponses en voyage, même si les objectifs de la prêtresse qui disait parler au nom de Moura restaient obscurs, il pensa que cela devait être trop compliqué pour qu'il en saisisse le sens... pour le moment.
Lorsque le Lykior noir en eut fini avec son repas, le capitaine se releva, le regard perdu dans l'horizon, songeur et résolu. Heartless appela Furim et il se dirigea enfin vers le navire, espérant rencontrer Tal'Aer en chemin, et Gorilla bientôt.
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Dernière édition par Heartless le Ven 6 Jan 2012 20:46, édité 3 fois.
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