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La place publique)))
Brouillard. Sons vagues, sons de vagues. Lourdeur, brumes... Secouer la tête. Réveil... Engourdissement. Faire circuler le sang, voila. J’ai dû dormir tout la nuit sur mon bras...
Nuit. Je me demande quelle heure il est. Très tôt j’imagine... Ah, non! Bruit distinctif, raclement du bois, clapotis... un esquif de pêche qu’on met à la mer. Le matin, donc. Je viens toujours dormir ici, sur la plage. Personne pour m’emmerder, et puis ça me réconforte.
Me lever. Le sable qui s’écoule de mes fripes, de mon corps. De mes cheveux. Aller hop, à la mer! Se laver. Je garde mes vêtements, après tout ils ont besoin d’être lavés aussi! Frisson. L’eau pénètre les tissus, mouille ma peau. Les genoux, les parties (ouh!), le thorax, la tête... Sensation d’enveloppement. D’abandon. Rafraîchissant, après la sempiternelle humidité collante de cette bouse de ville perdue. La mer... mon amie, ma seule amie. Profiter de ce moment de bien être, la journée ne fait que commencer...
La boue cède sous mes pieds en une légère succion. Caresse minérale. L’eau m’effleure au rythme des vagues. Caresse aqueuse. Le vent dans mes cheveux. Caresse aérienne... olfactive? Crampe d’estomac. Pain frais, poisson rôti, rat grillé. C’est le matin et avec lui, la survie qui reprend, la merde, l’humiliation, la faim...
L’eau au thorax, aux parties, aux genoux. Plus d’eau. Mon corps devient frisson... C’est le temps d’y aller. Les vêtements sècheront bien d’eux-mêmes.
Un pas. Un autre. Je sens les dalles inégalement taillées sous mes pieds nus. Mes souvenirs me guident; mon corps connaît le chemin. Chaque jour, depuis trois ans...
Le mur de torchis effleuré par mes doigts. L’arbre mort, l’espace vide, le mur de brique, la brique manquante... Voila. Je m’assois par terre. MON coin. Personne ce matin, bon signe, bon signe...
''Pain chaaaaaud!'' ''Huîtres, fraîchement pêchées. Huîîîîîîtres!''Grincement. Un chariot passe devant moi, je le devine. Les vendeurs commencent à gueuler... La ville se réveille, je la sens. Et une journée d’attente qui commence... Encore... Foutue survie...
''... braillait, l’enfant de chienne. Hurlait, l’arrêtait pas, fallait fesser encore plus fort! Je sais pas quel dieu m’a refilé un morveux pareil...''Le temps passe, égal. J’attends.
''... et là, elle est revenu pour me dire de laisser sa mère tranquille, paraît même qu’elle voulait...''Toujours rien. Faim.
''Noooon! Pas sérieux? J’te dis, long comme ça! Comme Ça! Et c’est pas tout, y’a fallut que je...''Aller, quelqu’un! Douleur à l’arrière du crâne, la faim... La faim au point d’en avoir mal à la tête... De la bouffe, s’il vous plaît!!
''Oublie pas de lui dire qu’elle est belle, elle pourra pas résister...''''Tenez, mon pauvre homme''.''Clong''Bruit. Dans mon bol. Enfin.
"Les Dieux vous bénissent et vous évitent mon sort... "
Mon pouce sur la pièce. Petite taille. Toucher, sentir le nez... AH! Voila. Un deux-yus! Pas mal. Devaient avoir des rois dotés d’impressionnants appareils olfactifs, dans cette ville. Ou de très mauvais artistes monnayeurs. Qu’importe.
Rester concentré. Attendre, encore.
''Shhplok''"Les Dieux vous bénissent et vous évitent mon sort... "Palper. Mou, humide. Du chou bouilli. Mieux que rien. Prendre avec la main, fourrer dans ma bouche. Oui, du chou. Une dose de survie... encore une... une autre... ça calme les crampes, au moins.
Mes ongles contre le fond du bol. Fini. Bon, rester concentré. Ne pas céder à la noirceur, quelqu’un pourrait laisser une pièce et je me la ferais voler... Ne pas dormir...
Sensation de piqûre dans mes côtes. Brumes dans mon cerveau... Réveil. En cette piqûre inquisitive, encore...
''Debout, la taupe! Aller, réveille!'' Voix rauque. Éraillée. Fatiguée.
''Vient de me faire virer de chez moi, grosse connasse... Aller, hop, va-t-en. C’est mon coin, aujourd’hui.''Emmerdeur! Non seulement il faut survivre, mais il faut la défendre, cette minable survie... Me lever. Main sur le mur, l’équilibre, voila.
''Eh, ho, je ne vous connais pas, je m’en fou, mais ici,c’est à moi et...''''Elle a mal compris la taupe? Dégage. Décrisse. Décâlisse.''Son souffle sur mon visage. Odeur de... d’alcool. Ma main sur la garde de mon poignard, dans les replis de mes vêtements presque secs. Se défendre. Encore.
''Il va falloir être plus convainquant que...''Pression sur mon bras gauche. Son autre main sur mon épaule droite. Vertige, perte d’équilibre... Sensation étrange de quitter le sol. Vol plané. Explosion de douleur dans l’épaule droite. Atterrissage. Sur une dalle de roche. Connard de merde de...
''Sale bouseux d’ivrogne de fils de...''''Elle veut aller encore plus haut, la taupe?''Impuissance. Murmures, bruits de cuir sur les dalles... Des sandales. Des gens approchent. Regardent. Le brouhaha de la place publique s’estompe... personne ne dira rien. Je le sais. C’est TOI qui l’as envoyé, celui-là? Une grosse brute de merde! Me relever... Tenir mon épaule. Douleur, la douleur qui va et vient, comme les vagues...
Partir. Ne rien dire de plus. La survie vaut beaucoup plus qu’un peu d’honneur froissé.
Quitter la scène. Voila. Gauche, marcher vers la gauche... Suivre l’odeur de sel, vers le port, vers la mer. Tenir le mur de la main gauche... Voila, le port. Pas vers la mer, pas cette fois, le mur, longer le mur... Éviter les passants. Écouter leur venue. Un pas, un autre... se souvenir. Devant, une maison, elle devrait y être.... La voila. Après contourner l’arbre, c’est fait, puis... suivre les odeurs. Ça y est, dans l’air, un peu de... Oui! Du bois. Fraîchement scié. Et... voila, les épices. Pas de doutes, le comptoir commercial. Maintenant, il faut le trouver... marcher lentement vers les étals...
''...justement ce que tu veux, c’est arrivé hier, regarde moi ça la qualité...''''... est de Tulorim il paraît, chaude mon vieux... Franchement, paye, elle vaut le...''''À la maison, tout de suite! PAS DE DISCUSSION!''''... et c’est là qu’elle lui dit : Oui, mais ta couille droite est attachée au rebord de la fenêtre!''''MOUHAHAHAHAHA!!!''Trouvé. Rire franc, gras et fort... Le maître. Quelques mètres sur la droite. Un pas devant l’autre et advienne que pourra...
''CRAPAUD! Ça fait un sacré bail, dis donc!'' ''Bonjour... maître.''Tout le monde l’appelle le maître, par ici. C’est plus sécuritaire. Il appartient à une fraternité... ou La Fraternité, je ne me souviens plus. Sans importance. Il parle fort, rit fort et tape fort.
''Qu’est-ce qui amène mon aveugle préféré à sortir de son coin?''''Je, euh... On m’a suggéré d’aller voir ailleurs, pour un petit moment, mais...''''Quelqu’un aurait osé toucher au crapaud préféré du maître?''''Ben, euh... Oui, en fait. Je...''
''OUTRAGE! On ne touche pas aux amis du maître, ni aux aveugles tiens! Toi, là.''''Moi?''''Prends la main du crapaud, guide le et suis moi. Un tort demande réparation!''Une main s’empare de la mienne. Pas vraiment ridée, mais calleuse. Un manœuvre, je dirais.
Victoire! L’autre gros taré, il va apprendre... Un aveugle, ça a des contacts. Un aveugle, ça sait survivre! Traction vers l’avant. Suivre. Il accélère, je perds un peu mon orientation... Faire confiance! Pourvu qu’il n’y ait pas de trou soudain dans le dallage... Marche.
Marche.
Course... Le maître marche toujours comme ça, trop vite.
Odeur de pain... Proche. Tout près.
''C’est là, crapaud?''
''Euh...''Ma main sur le mur. Brique. Contact familier.
''Oui''''T’es qui toi?''Frisson. Cette voix rauque encore... Impatience. Tu vas voir!
''Comme ça, tu aurais dérangé mon ami crapaud?''''Hey, oh, j’ai rien fait moi, c’est mon coin, le mien. Ma femme m’a sacré dehors, alors faut bien vivre, hein! Et puis, c’est rien qu’un aveugle!''''Dégage.''''Non.''Confusion. Mouvements rapides, quelques mètres devant. Respirations de plus en plus pantoises. Bruits mats, grognements. Bruits de pas sur le pavé, des gens arrivent. Murmurent, ricanent, gloussent.
''Pompf'' ''HUURR'' ''okh, Huit'' ''PMPFF''Confusion, confusion... Merde! JE VEUX VOIR!
''Ooooorrggggh''L’autre respire rapidement, maintenant. Saccadé. Crève...
''Oh, he, c’est bon, ça va! Fini! Je dégage, je fou le camp... Assez! GARGLLL''Dernier coup clairement audible. Jubilation. J’ai gagné!
''C’est ça, va-t-en et surtout, laisse mes crapauds tranquilles!''''Je grmblllmvoui...''Boitement. Les bruits de pas résonnent à intervalles irréguliers. Se font de moins en moins audibles... Se perdent dans le brouhaha de la place.
Une main reprend la mienne. Une autre s'appuie sur mon coude. Douce pression... On m’aide à m’asseoir. Froissement de mes vêtements du côté droit. Une main large et forte sur mon épaule. Quelqu’un s’assoit à mes côtés.
''Voila mon crapaud, revenu dans ton coin chéri, hein!''''Oui je... Merci, maître...''Murmure. Voix dure comme de l’acier, épurée de toute trace d’humour.
''Pas besoin de mercis... Ça fait quinze yus. Dix pour l’avoir tabassé et cinq parce que c’était en publique et que les autres devraient te foutre la paix pour un moment.''
''Mais... J’ai seulement ces deux yus, qu’on m’a donnés ce matin... Je...''''Pas de problème. Je repasse dans quelques jours. Vaudrait mieux avoir l’argent, à ce moment-là. D’habitude, tu payes bien.''
''Oui, oh oui, promis... Promis!''Frémissement, craquements d’articulations. Il se relève.
''Voila, tort réglé! Le maître prend soin de ses amis. À la prochaine, crapaud!''Soulagement. C’est réglé, voila, c’est fait... La paix, enfin. Je hais le maître, risqué, toujours risqué... Mais utile. Il y a BEAUCOUP de mendiants à Exech... 15 yus... La semaine sera difficile. Pourquoi tout ça?
Qui était cet ivrogne? Un pauvre homme sans doute, pour en être réduit à mendier... Aucune idée. Je ne veux pas le savoir ni le revoir - ressentir-. Aucun remords.
En survie, il n’y a pas d’amis.
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Le port d'Exech)))