"Enfin motivé à reprendre conscience?" Je lui répondis par un grognement, une réponse qui à mon avis résumait assez bien mes émotions du moment: Skula ne s'était même pas encombrée à m'installer sur une paillasse et je m'éveillais au contact duveteux de quelques dalles de pierre glacées... On était en droit d'espérer mieux lorsque l'on était quelqu'un qui venait de se faire traîner inconscient jusqu'à... Jusqu'à où d'ailleurs?
"On est..." je m'interrompis pour tousser, la gorge sèche.
La liykore roula des yeux avant de désigner ma gourde par terre... Le fait de se trimballer une telle loque devait avoir quelque chose d'agaçant pour quelqu'un appartenant à une race qui prônait la loi du plus fort comme une des valeurs phares de sa "culture". Elle ne fit toutefois aucun commentaire et me tendit une patte secourable, me relevant d'une seule traction sans même le moindre petit signe d'effort.
"On est où, c'est ça?" me répliqua-t-elle le sourire en coin.
J'acquiesçais tout en buvant de longues gorgées au goulot de ma gourde cabossée. Le lieu ne m’évoquait rien de par son apparence: nous étions dans une grande pièce humide dans laquelle se répercutaient en échos le fracas des vagues contre le grès, la principale source d'éclairage provenant de larges fissures dans le plafond, lui-même situé à une hauteur de plusieurs mètres... A part cela, quelques plantes grimpantes avaient pris quartier sur les murs délabrés de la salle, agrippant parfois les quelques rares bannières mitées qui les tapissaient... Je faillis m'étrangler en reconnaissant les héraldiques qui y étaient tissées.
"Gardien, je te souhaites la bienvenue dans le seul endroit où personne ne cherchera jamais à nous retrouver; le château..."...Von Lermesch..." achevais-je d'une voix où perçait un soupçon de crainte, l'endroit me donnant soudainement une brusque envie de déguerpir au plus vite.
Mon "amie" hocha la tête, visiblement ravie de ne pas avoir à prononcer l'imprononçable.
"T'es cinglée... On m'a toujours dit que ce putain de château était hanté!""Tu crois donc toi aussi à ces racontars?" me rétorqua-t-elle, un air vaguement amusé plaqué sur ses traits canins.
"C'est pas vraiment le fait de savoir si j'y crois ou pas qui est important... Disons qu'en fait, je préférais ne pas être sur place si l’histoire du comte ne s’avérait pas être une légende…" La liykore observa un bref silence avant de me demander d'un air innocent:
"As-tu remarqué qu'il n'y a pas d'arènes dignes de ce nom à Exech?""Oui et alors? Enfin, il y a bien le "champ d'honneur" de Klaüs Hemmel dans les catacombes mais les combats sont truqués: on parie plus sur l'issue de la chorégraphie que sur les réelles capacités des combattants... Pourquoi tu me demandes ça?""Et tu ne t'es jamais demandé où l'on nous faisait combattre nous, les gladiateurs privés?"Je la dévisageais pendant un court instant avant de comprendre où elle voulait en venir:
"Non...?""Et si... L'histoire de ce soit disant comte mort-vivant n'est là que pour faire fuir les éventuels curieux et voleurs du coin... Le reste du temps, le château est utilisé pour quelques combats de gladiateurs entre les maisons nobles pour régler des différents ou juste pour le spectacle.""Mais c'est pas possible... Il y a eu des disparitions! Je sais de quoi je parle, on a déjà eu des plaintes au poste de milice!""Je te l'ai dit; le comte est mort depuis belle lurette... Quant aux disparitions et bien... Disons qu'il y a eu de temps en temps quelques participants supplémentaires imprévus lors des combats."J'englobais la salle d'un geste:
"Alors, tout ça c'était votre... terrain de jeux?""Pas ici non... On est seulement dans une des pièces annexe du château ; suis-moi je vais te faire visiter."Elle s'engagea dans un des couloirs latéraux et je lui emboîtais aussitôt le pas, pas vraiment désireux de me perdre dans un si grand bâtiment... C'était sidérant. S'approprier de cette façon un château centenaire dans le seul but de satisfaire des désirs pervers... Le genre de trucs qui ne dérangeaient en aucun cas cette bande de crétins consanguins des maisons nobles.
Je ne pus m'empêcher de repenser au cas des "disparus de Von Lermesch"; voilà qui expliquait beaucoup de choses... Les hommes qui s'évanouissaient dans le château comme par magie, la milice qui piétinait dans ses enquêtes... Tout cela à cause de quelques aristos en manque de sensations.
Enfin... D'après Skula, ce n'était plus qu'une question de temps avant que nous ne quittions cette ville et tout cela serait alors derrière moi.
C'était une sensation vraiment étrange... Se dire qu'il était bel et bien possible de tout recommencer, de se reconstruire en temps qu'être humain: il fallait seulement avoir les couilles de tout plaquer, avoir assez de folie pour lâcher les quelques babioles que l'on avait amassé au fil des ans et que l'on appelait ses "biens"... J'avais beau avoir économisé assez d'argent au cours de ma carrière de milicien pour pouvoir me payer une traversée en bateau, je savais au fond de moi que je n'aurais eu de cesse de toujours vouloir repousser l'échéance du départ, jusqu'à carrément abandonner toute envie de partir. Ma rencontre avec Skula avait changé la donne, cette dernière ayant plus chamboulée mon existence en une semaine que je ne l'aurais réussi en toute une vie... C'était elle l'ex-esclave qui m'avait rendu libre et qui allait m'arracher à la boue d'Exech. Pour cette seule raison, je lui serais à jamais reconnaissant, et peu m'importait que je ne sois qu'un outil dans ses projets... J'étais
libre. Libre de quoi? Libre de partir, libre de m'affranchir d'une société corrompue, libre de faire une croix sur les erreurs du passé...
La liykore devant moi me guidait à travers des salles et des couloirs dans un tel état d'abandon qu'il était difficile de penser que l'ensemble du bâtiment était parfois utilisé par les hautes sphères de la cité... Le lieu en lui-même m'évoquait presque une cathédrale par son aspect gothique, avec ses hautes voûtes en ogives et ses vitraux représentant quelques membres éminents de la lignée éteinte des Von Lermesh en train de combattre une multitude d'ennemis, seulement armés de leur épée et de leur courage (la noblesse "à l'ancienne" affectionnait beaucoup ce type de truc chevaleresque naïf). De temps à autres, nous passions devant des alcôves depuis lesquelles quelques statues corrodées par l'iode (le château se situant en bord de mer) montaient la garde, leurs traits raffinés ayant depuis longtemps cédé la place à un aspect physique proche du lépreux au stade terminal...
Perdu dans mes pensées, je faillis entrer en collision avec Skula qui s'était arrêtée lorsque nous avions débouchés dans une pièce véritablement immense, toute en colonnades et en marbreries recouvertes de verdure... Le toit avait carrément disparu et laissait entrer les rayons solaires, illuminant le lieu d'une espèce d'ambiance féerique que je n'étais pas habitué à côtoyer dans les ruelles sombres de la ville. Je pénétrais dans la lumière avec délectation, appréciant pleinement la chaleur sur ma peau meurtrie... C'est alors que je me rendis compte que la liykore n'avançait plus, restant dans l'ombre d'une arcade effondrée.
"Alors? On a peur du jour?"Elle me répondit d'un geste obscène et j'haussais les épaules.
"Tu devais me mener à une carte non?""T'es dessus."Je lui lançais un regard en coin, me demandant brièvement si elle ne se foutait pas de ma gueule.
"Je vois rien..."L'autre me désigna une sorte de balcon qui surplombait la grande salle.
"Faudrait prendre un peu de hauteur si tu veux mon avis..."Je baissais les yeux vers mes bottes ferrées, essayant de deviner quoi que ce soit depuis mon niveau... Certaines dalles étaient colorées mais il ne me serait jamais venu à l'idée qu'il y ait une quelconque carte gravée sur le sol. Enfin... Il me fallait sans doute donc bel et bien monter vers ce balcon et ce, par le biais d'un escalier de pierre peu engageant.
La liykore surprit mon regard.
"T'inquiète pas pour ça, il est solide si c'est la question que tu te poses... Tu ne veux quand même pas que je te tiennes la main?"L'ignorant elle et son sourire narquois, je m'engageais sur les pierres branlantes qui composaient autrefois un fier colimaçon menant à l'endroit où le comte devait présider les bals de la haute... D'abord méfiant, je pu progressivement constater que la liykore ne m'avait pas menti, les marches tenaient bon par je ne savais quel miracle et je me retrouvais bientôt à leur sommet; dominant la salle et me révélant ainsi la "carte invisible".
C'était... décevant. J'aurais espéré me trouver face à un truc qui se serait mis à étinceler de mille feux une fois arrivé en haut, du genre à te dire "je suis une des merveilles du monde, arrière loqueteux"... Mais non. C'était terne, décoloré par l'iode et en plus, il y avait des morceaux du toit manquant qui tapissait le sol.
Je me tournais vers Skula en contrebas, toujours tapie dans sa marre d'ombre.
"Alors?"Elle ne me répondit pas tout de suite et ramassa une pierre au sol à côté d'elle avant de la lancer sur un endroit bien précis de la mosaïque... Juste à côté d'une ville bien particulière...
J’écarquillais les yeux de surprise en lisant son nom écrit d'un bleu patiné par les années.
"Kendra Kâr...""Et...?" fit-elle, m'encourageant ainsi à poursuivre.
"On va se faire massacrer dès qu'on posera pied là-bas... C'est une ville immense! Une des plus grandes de l'univers connu! Comment tu voudras te planquer au milieu de tant de monde? En plus ils détestent les gars d'Exech... On a aucune chance...""Ça risque d'être intéressant alors..."