Nous étions quatre soldats.
Quatre soldats emmitouflés dans de larges capes, fendant l'obscurité avec leurs torches flamboyantes, jetant des reflets diffus sur les rares pièces d'équipement qui étaient encore visibles sous notre attirail.
Il faisait nuit et il était impossible de savoir s'il était trop tôt ou trop tard... Matin ou soir?
Je ne réfléchissais plus. Chaque pas était maintenant un martyre... Je me rapprochais progressivement de ce qui avait couté la vie à mes parents en devenant l'un de ces sombres assassins de la milice.
Quatre miliciens dans les ombres... La lance que j'avais prise à l'armurerie tambourinait sans cesse contre les brassards en cuir que l'on m'avait fourni et les pièces de ma bourse produisaient un tintement métallique étouffé alors que nous avancions. Le prix de la traitrise; cent-quarante-six yus, payés avec mon propre argent.
Je m'inspirais un profond dégoût... Tuer pour de l'argent? Et puis quoi encore?
J'allais assurer ma propre survie en assassinant d’autres personnes...
Survivre? Bien sûr que non. Ellias avait sans doute promis le contenu de ce que j'avais sur moi ainsi qu'une prime aux miliciens que j'accompagnais pour me voir mort. Quand on s'engage dans la milice, c'est pour la vie: on ne laisse pas partir quelqu'un en sachant autant sur son organisation (quasi-inexistante, il faut bien le dire) et ses "contrats" avec certaines organisations criminelles. Rien d'officiel, mais en ayant servi à l'intérieur pendant quatre ans, j'avais fini par en comprendre les grandes lignes.
Galec, Sollow et Athis me jetaient tellement de regards en coin que ça en devenait prévisible...
Le premier d'entre eux était un être à la panse conséquente et dont l'hygiène semblait être la dernière des préoccupations... Pour ce qui était des deux autres et bien... Leurs têtes ne me disaient rien, sans doute des nouvelles recrues.
(De nouveaux imbéciles partis gagner leur croûte en tuant leur prochain...)Je trouvais ça ridicule de disparaître d'un coup de couteau dans le dos après avoir survécu à une épée qui avait manqué de me fendre le crâne.
"Tout se paye un jour..." murmurais-je pour moi-même, me rappelant les derniers mots d'Ellias à mon égard, juste avant que je ne quitte la pièce.
"Hein? C'que tu dis?" C'était Galec, il me lança un regard embué par l'alcool et la drogue, passablement interrogatif. C'était un vétéran des groupes d'extermination, d'où son habitude de consommateur de substances plus ou moins licites à Exech.
"Nan rien, je parle tout seul..."Il commença à chercher dans ses sacoches avant de renoncer et d'en détacher une entière. Le gros milicien la regarda avec regret avant de me la lancer.
"De l'hyraë, et du bon... Tu verras, une portion et tout passe mieux...""Je pense pas que je vais l'utiliser maintenant..." lui répondis-je en regardant à l'intérieur. Quatre doses. Ça pourrait être intéressant si je survivais aujourd'hui.
"Si tu la veux pas, je peux toujours la récupérer, que ça serve au moins à quelqu'un!"Il tendit une main pour reprendre son présent, devenu soudain très agressif avant que je ne recule pour l'en empêcher:
"C'est bon je le garde, t'énerves pas pour si peu!"L'homme fit demi-tour en grommelant des insultes à moitié étouffées par son capuchon... Les troubles de la personnalité étaient l'un des nombreux effets secondaires de cette drogue; surtout lorsque l'on en consommait autant que lui.
Je le regardais s'éloigner avant de détourner le regard pour me concentrer sur mon environnement.
Dire que les rues me rappelaient des souvenirs était trop faible... Chaque embranchement tortueux, sentier mal famé, étal de marchand fermé s'imposait à moi comme autant de rappels à ma mémoire fatiguée...
Un mur attira toutefois mon attention plus que tous les autres, tel un ami vous saluant des années après s'être perdus de vue.
Je courais vers lui, faisant fi de l'air étonné de mes collègues devant ma soudaine agitation.
(Serait-ce possible...?)J'enlevais frénétiquement la crasse et les diverses traces qui le recouvrait depuis des années sans prendre la peine d'éviter de me salir avant de finalement trouver ce que je cherchais.
(Les marques... Elles sont toujours là...) ***
Tracer ces marques dans la pierre avec le couteau que j'avais réussi à dérober était rapidement devenue une habitude... Chaque jour à l'aube, mon arme de fortune entaillait la pierre, rajoutant une barre à la longue liste de celles l'ayant précédé...
Cela fait bientôt un an que je m'y attelle, inlassablement... Une entaille par jour pour ne pas perdre le fil du temps, pour ne pas devenir fou... Je suis Boer Morington et j'ai dix ans.
"Un grand cap" aurait sans doute dit mon père en riant...
Repenser à sa mort me mis tellement en colère que je brisais la lame de mon poignard par inadvertance, me blessant par la même occasion. Tout en jurant, j'entrepris de sucer ma plaie...
De mon arme, il ne restait plus que la garde et quelques centimètres de lame.
(Oh non...)"Qu'est-ce que tu fais?"Je me figeais brusquement. Quelqu'un se tenait derrière moi et m'observait depuis je ne sais combien de temps.
Les secondes passaient et j'espérais l'entendre partir mais il se contentait d'observer un silence poli, redevenant aussi discret qu'à l'origine.
J'entrepris de rassembler les restes de mon couteau sans lui accorder un regard:
"Je grave des marques.""A quoi ça te sers?""Je compte les jours, ça m'occupe."Pendant que je parlais, j'entreprenais de me dresser un portrait physique de mon interlocuteur... Une voix douce, mélodieuse, à coup sûr une fille. Elle était toutefois empreinte d'un fort accent, sûrement pas quelqu'un qui était né à Exech...
"Passionnant passe-temps.""Si c'est pour se moquer de moi tu peux t’en aller...."Elle ne partit pas, observant toujours le même silence religieux.
"Comment tu t'appelles?""En quoi ça t'avancerais de connaître mon nom?""Vu que t'es pas décidé à me montrer ton visage, que je sache au moins à qui je m'adresse serait déjà un bon début..."Au ton de sa voix, je compris qu'elle (qui ou quoi qu'elle soit) devait être à peine plus âgée que moi...
"Je le connais pas... J'ai pas de nom.""Tu mens, tout le monde à un nom... Moi c'est Runat'.""Runatte..." murmurais-je pour moi-même.
"Non! Ça se prononce Runath. Essaie encore..."Elle me reprit à chacune de mes tentatives, car je n'arrivais toujours pas à imiter son accent... Je commençais à apprécier sa compagnie, aussi me décidais-je enfin à me retourner.
Grossière erreur...
La créature que j'avais en face de moi était tout bonnement terrifiante... Un loup se tenant sur ses pattes arrière, le pelage crème, quasiment blanc... Sa façon de parler différente étant due à une gueule garnie de crocs rutilants, et non pas à un quelconque accent comme je l'avais pensé au début.
J'en restais sans voix, la bouche ouverte comme un imbécile... C'était la première fois que je voyais une créature non humaine; un cauchemar pour un pauvre gosse d'une dizaine d'années.
Voyant que je ne réagissais pas, elle tendit une patte griffue pour m'aider à me relever tout en esquissant un faible sourire qui se voulait rassurant (qui ne se traduisit par rien d'autre qu'un rictus carnassier, achevant ainsi de m'effrayer).
"Besoin d'aide?" me dit-elle en me fixant de ses yeux bleus, la patte toujours tendue.
Je crois que je ne me suis jamais aussi vite enfui de toute ma vie.
***
Les marques que j'avais repérées étaient maintenant à moitié effacées, le poids des ans ayant fait son œuvre...
Je rigolais tout seul devant le mur en me rappelant ma première rencontre avec la bratienne... Rien qui ne laissait supposer la naissance d'une grande amitié durant les années suivantes.
Les trois miliciens qui m'accompagnaient me regardaient bizarrement.
(Qu'ils pensent ce qu'ils veulent... De toute façon, c'est le cadet de mes soucis de savoir l'opinion qu'ont des types sur la personne qu'ils vont bientôt tuer!)Athis et Sollow se remirent en marche, la lumière de leurs torches nous éclairant le chemin. Galec me rejoignit en trottinant, sa démarche rendue comique par sa panse considérable (imaginez-vous un tonneau à qui il aurait subitement poussé des jambes et qui s’essaierait aussitôt à la marche rapide).
"Alors? Je t'avais bien dit que c'était du bon! Effet immédiat! De l'hyraë premier choix importé par bateau... Pas étonnant que tu rigoles mon salaud! Alors tu voulais pas en prendre direct, hé? On la fait pas à tonton Galec!"