Les jardins d'Altiaë
Tanaëth m’offre une potion de soin, m’expliquant que si jamais il m’arrivait quelque chose, il me faudrait la boire d’une traite. Je la regarde, intrigué car c’est la première fois que j’en tiens une entre mes mains, à tel point qu’il ne m’était même pas venu à l’esprit d’en acheter une. Dans les quartiers des esclaves de Khonfas, les potions de soin étaient un objet très rare, généralement volé et nous encourions la mort si nous étions pris en leur possession. Je relève les yeux vers Tanaëth.
- Merci, encore une fois tu m’offres un cadeau qui pourra me sortir d’un bien mauvais pas.
Sur ces paroles, il se détourne pour se rendre d’un pas pressé vers son rendez-vous, et je devine ses pas portés par son cœur. Je range la potion dans mon sac et regarde autour de moi, incertain du lieu où me rendre pour attendre mon compagnon, mais j’opte finalement pour une flânerie au hasard dans les rues de la Perle Blanche. Je ne parviens pas tout à fait à me faire au calme paisible qui règne dans ses ruelles, à ce fin mélange de nature et de beauté qui n’a qu’un but : célébrer et préserver la paix de ses habitants. Je m’autorise, pour la première fois peut-être, à vaquer sans but, sans savoir où je vais ni ce que je vais faire, savourant simplement le fait d’être en vie dans un lieu aussi magnifique, avec l’intention de partir à l’aventure pour la simple raison que j’en ai envie.
Je croise quelques hinïons qui me regardent passer avec un curiosité manifeste qui me rend cependant mal à l’aise, je n’ai pas l’habitude d’être à ce point le centre de l’attention. Aussi, lorsque mes pas me mènent à un parc au centre de la cité, c’est avec un léger soulagement que je pénètre à l’intérieur. A l’entrée se trouve une délicate arche avec l'inscription « jardins d’Altiaë » gravée dessus. Il est à l’image de la ville, serein, splendide, peuplé d’une multitude d’arbres et de plantes diverses qui se côtoient dans un savant ensemble. Je m’engage dans l’une des allées s’enfonçant plus avant à l’intérieur, un sentier cheminant entre des arbres plusieurs fois centenaires, titanesques et flanqués d’une nuée de petits arbustes en fleur. Le soleil parvient à percer ça et là la frondaison, marbrant le sol de petits éclats lumineux. Je n’entends d’autres sons que bruissement des feuilles, le pépiement des oiseaux et le bruit de mes pas sur le sentier. Finalement, je décide de m’allonger sur l’un des nombreux bancs et profiter de la quiétude, le regard braqué sur le feuillage s’agitant au son d’une mélodie qui lui est propre. Je pousse un soupir, évacuant une partie de la tension qui m’habitait sans que je le sache.
Que vais-je bien pouvoir devenir ? Oh, dans l’immédiat, je me rendrai à Rock Amrath en compagnie de Tanaëth, à la recherche de la dague de Rana, mais que ferai-je après, que je l’ai trouvée ou non ? Mon compagnon reviendra sans doute ici, dans cette ville d’où est originaire l’hinïonne dont il affronte à l’heure actuelle les parents. Et moi ? Pourrai-je revenir ici et y vivre ? J’aime ce calme, cette quiétude qui émane de ce lieu hors du temps et du monde, mais une partie de moi-même sait qu’elle ne lui appartient pas, qu’elle ne peut lui appartenir. Il y a en moi une bestialité, une rage à peine contenue qui détonne de cette cité pourtant si agréable, si douce. Je ne suis pas d’ici, je suis doté d’une courte vie au regard des habitants qui la peuple. Au mieux je peux espérer vivre quelques siècles tandis que leurs âges se comptent en millénaires et je ne pense pas pouvoir un jour faire partie de ce peuple. Je n’ai nul autre chez moi que les routes, que ce monde que je souhaite parcourir. Sans doute reviendrai-je à Hidirain, très probablement, même, car je pense que je laisserai ici une partie de moi, cette partie qui n’aspire qu’à la paix et à l’oubli et qu’un jour elle aura envie de s’affirmer et de prendre le pas sur le reste.
Mais pour le moment dans mes veines mon sang bouillonne, un bouillonnement tempéré, contenu. Trop, peut-être. Même si je commence à comprendre et à réinterpréter les évènements de Khonfas, je ne me les suis toujours pas pardonnés et je n’ai toujours pas fais le deuil de Chilali. Cependant, si je doute de parvenir un jour à la laisser partir, à m’ouvrir complètement au monde qui m’entoure sans voir en lui l’espérance et la volonté qu’elle avait de le découvrir, je sais à présent que je souhaite en profiter pour elle. « Vis pour nous » furent ses derniers mots, à moi de les honorer.
Poussant un nouveau soupir, je me redresse, me rendant compte que je me suis laissé bercer par le bruissement des feuilles et mes pensées et que le soleil a déjà bien avancé dans le ciel. Je décide de reprendre mon cheminement dans le jardin d’Altiaë aux ramages si propices à l’introspection. Petit à petit cependant j’entends un léger brouhaha me parvenir. Curieux, je m’avance dans cette direction pour arriver sur une sorte de petite place au milieu de laquelle trône une jolie fontaine. Tout autour de celles-ci, plusieurs elfes miniatures jouent au ballon, s’envoyant la balle pour essayer de marquer dans des buts. J’esquisse un sourire en les regardant faire, tout en m’avançant légèrement pour m’installer sur un des bancs qui bordent la place. L’un des gamins m’aperçoit et pousse un cri, alertant ses camarades qui jettent sur moi un regard incertain, curieux et légèrement apeuré. Ne souhaitant pas les effrayer, je leur fais un petit signe de main accompagné d’un sourire qui semble les rasséréner et ils se remettent à jouer. Je m’étonne de voir tant de ressemblance entre de jeunes worans du quartier des esclaves de Khonfas et les enfants hinïons d’Hidirain. Nous jouions au même jeu lorsque j’étais jeune et que nous parvenions à glaner un peu de temps après avoir fini les tâches de notre journée. Oh, certes, il était un peu plus brutal en ce qui nous concernait, les règles incluant le droit de griffer et de mordre ses adversaires pour attraper la balle, mais l’idée reste la même. Leur version semble juste plus… calme. Civilisée. Dépourvue de ce besoin que nous avions d'évacuer nos frustrations.
L’un d’eux, un petit aux cheveux noirs et aux yeux bleus se détache du groupe et s’approche de moi, la démarche fière. Sans paraître être l’un des plus vieux du groupe, il fait partie des plus âgés, si je peux me fier à son apparence.
- On entendu dire qu’un woran a été admis à Hidirain. Tu veux jouer avec nous ?
Je hausse les épaules avec un sourire.
- Pourquoi pas ? On jouait au même jeu quand j’étais petit.
- Ah ? Donc tu connais les règles, c'est bien, on aura pas à te les expliquer. T’as grandi où ?
Il semble imiter les paroles et le phrasé des adultes dans ses propos, ce qui accentue mon amusement.
- A Khonfas. J’étais esclave là bas.
Je ne vois pas vraiment de raison de lui mentir. Il acquiesce avec un petit « ah », mais je ne semble pas vraiment comprendre ce que cela implique. Ce n’est sans doute pas plus mal.
- Je m’appelle Athon.
- Sha’ale.
Laissant mon barda derrière, nous nous avançons pour rejoindre les autres enfants. Les deux équipes sont rapidement réarrangées et je m’amuse de voir que je suis dans l’équipe en infériorité numérique. Je suis dans le groupe du gamin qui est venu me parler avec deux autres hinïons blonds qui se ressemblent tant qu’ils pourraient être jumeaux et un autre aux cheveux roux et à la peau verte que je soupçonne d’être un taurion. Le coup d’envoi est lancé et nous nous passons la balle, tâchant de la reprendre à l'adversaire lorsqu'il parvient à s'en saisir. Ils enfants me font souvent la passe, comme s’ils vérifiaient de quoi j’étais capable. Mes jambes sont un peu rouillées, mais dans l’ensemble les mécanismes me reviennent petit à petit et la partie se dynamise. D’un côté comme de l’autre, nous parvenons à marquer des buts, l’un d’eux fut même marqué par ma patte griffue. L’un des blonds avait fait une belle passe lobée au-dessus de la tête d’un adversaire et la balle avait été adroitement réceptionnée par Athon qui l’a renvoyée dans ma direction. Saisissant l’occasion au vol, j’ai lancé ma jambe et envoyé la balle dans les buts adverses sans que le gardien ne puisse faire quoi que ce soit. Notre équipe est alors partie d’un petit chant de victoire accompagné de rires et l'espace de quelques seconde je me suis retrouvé de nouveau enfant.
N’ayant pas fait attention au score, j’ignore, lorsque la partie de termine, qui a gagné ou perdu, mais je n’en ai cure. Tous les gamins et moi-même partons sur quelques éclats de rires en se remémorant certaines belles actions. Finalement, je me rends compte que l’heure a avancé et que le moment de me rendre à Rock Amrath est venu. Non sans un certain regret, j’annonce aux enfants que je dois m’en aller, ce à quoi ils répondent par des protestations de rigueur lorsqu’un nouveau camarade de jeu prétend devoir s’en aller. Athon s’approche avec un grand sourire.
- Tu reviendras ?
Je lui renvois son sourire en découvrant mes canines. Les gamins savent mettre de côté les préjugés raciaux et ceux-là m’ont accepté comme camarade de jeu à part entière dès lors que j’ai tapé dans la balle. Après tout, je n’ai que vingt-cinq petites années et eux doivent en avoir à peu près autant, songé-je avec amusement.
- Peut-être. Si je reviens à Hidirain, je vous promets de passer vous voir.
Athon acquiesce avec une gravité toute enfantine, prenant cette promesse comme un acte très sérieux. Nous nous disons au revoir et je prends le chemin des portes de Rock Amrath.
Ces dernières sont situées à flanc de montagne, ciselées dans la roche par des générations de nains. Les portes sont closes devant moi et je vois un heurtoir de démarquer des portes de pierres. Je ne doute pas qu’un savant mécanisme les animera si les nains acceptent notre venue en leurs lieux. Cependant mon compagnon n’est pas encore arrivé et je décide de l’attendre avant de tenter toute approche envers cette race bourrue que sont les nains. J’ai emporté avec moi le tonnelet de bière qu’Ildaryn, l’aubergiste du Neligo Solitaire, nous a donné afin de libérer Tanaëth de ce poids fort peu conseillé en cas de rencontre avec d’éventuels futurs beaux-parents.
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Je pleure, parce que leur mort est mon fait. Je pleure. Parce qu’elle était la vie, parce qu’elle était la fougue et la fureur d’aimer.
Thème de Sha'ale
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