Je me tiens debout, épées dégainées, au sommet du monde. Derrière moi les montagnes s'abaissent, laissant place à des collines, puis à la forêt, à la mer enfin qui scintille de mille feux alors que le soleil rougeoyant s'apprête à disparaître sous l'horizon. Devant moi, un entrelacs sans fin de pics et d'arêtes parfois enneigées arborent en cette heure la couleur du sang, celui déjà versé, et celui à venir. Dans les cieux colorés d'un dégradé magnifique allant de l'orange vif au violet foncé, un pâle croissant de lune se laisse apercevoir, impassible témoin de la bataille qui s'apprête à débuter, les Shaakts ne sont plus qu'à une centaine de mètres de moi. Ils sont encore sept, déterminés à ma perte, et en d'autres circonstances je serais sans doute anxieux à l'idée d'affronter autant d'adversaires redoutables. Mais il n'en est rien, je me tiens sur un étroit passage, guère plus de quatre mètres de large, coincé entre la paroi abrupte d'un petit glacier et un abysse vertigineux. Pour m'atteindre, les Shaakts doivent gravir un sentier de chèvre grimpant durement, au pire pourront-ils se tenir à deux de front et cela change notablement la donne.
Je suis à la place juste, à l'instant juste. Je suis le premier Danseur d'Opale arpentant ce monde, mes lames sont le rempart sur lequel se brisera le mal et sept Shaakts vont mourir ce soir. Le doute n'a plus prise sur moi, plus maintenant, Adrienn est libre et chaque minute qui passe lui permet de se rapprocher d'Hidirain, mon rôle se borne à tenir ce col pour lui faire don de la vie. Le reste n'a pas la moindre importance à cet instant. Je suis mes lames, et c'est par ma seule volonté qu'elles se meuvent.
Les Elfes Noirs ralentissent leur progression, ils ont visiblement réalisé que ma position inexpugnable va leur poser un sérieux problème car ils hésitent à se rapprocher et je les entends récriminer dans leur langage barbare. Mais leur dirigeante jappe un ordre méprisant et menaçant, les contraignant à poursuivre leur avance. Leur dernier archer passe devant et me vise soigneusement, puis décoche son trait dans ma direction. Je fais deux pas de côté et me colle à la glace, profitant d'une irrégularité de la paroi pour me protéger, la flèche siffle à trois mains de mon visage et va se perdre dans la pente située derrière moi. Je souris froidement, la déclivité rend les tirs pour le moins malaisés, ce n'est pas de cette manière qu'ils m'auront. Le tireur fait malgré tout une deuxième tentative, mais sa flèche ne fait que se ficher à hauteur de mon torse dans la glace qui me dissimule presque entièrement à sa vue. Je dépose ma lame d'Eden contre la paroi, tends un bras et l'en arrache d'une traction sèche, hésitant à prendre mon arc pour la lui retourner, mais finalement je préfère la glisser dans mon carquois: elle pourra toujours servir plus tard et je serais obligé de me dévoiler pour lui tirer dessus, ce qui constitue à mes yeux un risque inutile pour l'instant.
Les autres Shaakts reprennent leur marche sur un ordre sec, sans grand enthousiasme cependant, ils vont mourir et ils le savent pour m'avoir vu me battre à plusieurs reprises. Aucun n'est de taille à me terrasser, la seule susceptible de me mettre à mal est leur cheffe, qui demeure prudemment en retrait pour le moment. Ses sbires vont crever dans le seul but de me fatiguer, une stratégie bien digne de ces êtres malveillants qui n'accordent aucune valeur à la vie, je n'attendais pas mieux de leur part mais cela me déplaît tout de même souverainement. J'hésiterais peut-être à massacrer ces combattants indignes de mes lames si je n'avais encore en tête l'image d'Adrienn ensanglantée, torturée pour le seul plaisir, mais ce souvenir est bien ancré dans ma mémoire et annihile tout semblant de réticence avant même qu'elle ne prenne vraiment forme. Je raffermis ma prise sur mes armes et me positionne au centre du passage tandis que le premier se rue en hurlant pour m'affronter, suivi de près par l'un de ses comparses, que la danse macabre commence!
Le Shaakt tente une attaque haute de son premier cimeterre, ce qui est idiot compte tenu de sa position en contrebas, d'autant plus qu'il est plus lent qu'un escargot. Je grimace légèrement en pivotant sur moi-même pour balayer son arme de l'épée d'Ethërnem que je tiens en main gauche, ne voyant nul honneur dans ce combat aux allures de boucherie. Je prolonge mon mouvement tournoyant d'un rude coup de taille de ma flamboyante, une attaque vraiment vicieuse sous ses allures anodines car elle est juste assez basse et inclinée pour l'obliger à rabattre précipitamment sa deuxième arme avec un angle qui le prive de toute force, car trop proche de son corps. Il pare néanmoins approximativement mais le choc le déséquilibre et le fait pivoter assez pour qu'il soit incapable de ramener son autre arme en défense, ce qui était le but recherché. Je laisse l'ardente glisser le long de son arme tout en appuyant assez mon geste pour l'empêcher de dégager son cimeterre, ma vive pirouette se poursuit jusqu'au tour complet sur moi-même, ce qui implique que ma lame gauche revient à toute allure en direction de son cou, trop haute pour qu'il puisse espérer la parer. Il s'efforce d'esquiver mon létal revers, mais son équilibre compromis l'empêche d'agir assez vite et le fil acéré de mon arme trouve la chair tendre de sa gorge, y traçant un profond et sanglant sillon. Le Shaakt ouvre de grands yeux surpris et lâche ses armes pour porter ses mains à son cou, puis les contemple d'un air de plus en plus ahuri en réalisant qu'elles sont couvertes de sang. Il tente de dire quelque chose, mais seul un borborygme ignoble et mousseux d'ichor franchit ses lèvres avant qu'il ne tombe à genoux, puis ne s'effondre lourdement à plat ventre, aussi mort qu'il est possible de l'être.
La soudaineté implacable de cette mort dessille sans douceur son comparse le plus proche, qui en trébuche d'effroi en tentant de s'arrêter alors qu'il se précipitait aussi sur moi. Fatale erreur, je n'ai pas interrompu ma folle ronde, et c'est mon embrasée qui revient déjà le menacer avec toute la force conférée par l'inertie de ce tourbillon, à hauteur de taille cette fois. Il réagit pourtant d'assez belle manière malgré sa stupeur, et tente de parer mon arme de ses deux cimeterres brandis verticalement devant lui. Le choc est d'une brutalité extrême et si sa parade est suffisante pour empêcher ma lame de le blesser il n'en est pas moins rudement projeté contre la glace peu complaisante, son crâne y sonnant assez durement pour le secouer sérieusement. J'insuffle à ma deuxième lame un ample moulinet remontant, qui percute son poignet gauche et le tranche sans même que cela ne freine mon geste. Son hurlement de douleur et de rage mêlées est interrompu net par mon embrasée que je rabats de toutes mes forces à la jointure de son cou et de son épaule, le fendant en deux jusqu'au sternum malgré son armure!
Un rictus de satisfaction malsaine aux lèvres, je dégage mon arme d'une sèche torsion alors qu'il choit à son tour, grondant sourdement à l'intention des suivants qui hésitent maintenant fortement à m'approcher:
"Venez chiens, finissons-en..."
La porteuse de l'arme lactée jure haineusement en Shaakt, puis pousse sans ménagement ses laquais pour venir se charger de moi elle-même, crachant avec un insondable mépris en langue commune:
"Tu vas déguster sale petite vermine, je vais te donner en pâture à Valshebarath et tu ne tarderas pas à appeler la mort de tous tes voeux. Mais elle ne te sera pas accordée, pas avant que tu n'aies enduré une éternité de souffrances! Et quand tu seras brisé je ferai de toi mon esclave servile pour le prochain millénaire, crevure de Sindel!"
Elle rajoute quelques mots dans son idiome, puis se baisse subitement sans que j'en comprenne immédiatement la raison, qui m’apparaît une fraction de seconde trop tard: ses paroles n'étaient qu'une foutue feinte destinée à attirer mon attention pendant que, dissimulé derrière elle, l'archer me décochait un trait! Je tente d'esquiver tout en ramenant mes deux lames en parade mais mon geste est trop tardif, et la flèche percute mon armure à l'emplacement de mon coeur! L'impact me fait reculer de deux pas, fugace instant pourtant suffisant pour que je songe que c'est la fin, que ma route s'arrête ici, idiotement transpercé d'une flèche que j'aurais pu largement éviter si je ne m'étais pas laissé obnubiler par cette maudite Shaakt! Et pourtant...
Pourtant je ne sens aucune douleur, ou du moins rien de comparable à celle que devrait engendrer un projectile fiché dans ma poitrine. Comme dans un étrange rêve, je réalise alors avec stupéfaction que le tir pourtant puissant n'est pas parvenu à perforer mon armure de mithril! Je sais bien qu'elle est résistante, mais par Sithi j'aurais juré que cela ne devait pas suffire! Ma Faëra intervient vivement pour mettre un terme à mes cogitations étonnées d'un jappement mental:
(C'est les Runes! Mais pare par les fluides!!!)
(Parer? Ah oui, la Shaakt...elle...)
...n'aurait pas laissé passer une telle occasion. Et de fait, elle ne s'est pas arrêtée pour me laisser complaisamment réfléchir à la raison pour laquelle je suis encore en vie. Je tente désespérément de parer l'épée livide qui s'apprête à me trancher la tête au terme d'une arabesque fluide et puissante, mais je ne parviens qu'à dévier partiellement la redoutable attaque, qui percute mon épaule gauche au lieu de me décapiter! Et cette fois le coup parfaitement exécuté passe mes protections, s'insinuant entre les écailles de mon armure pour m'entailler salement! Je riposte furieusement de ma lame ardente en rugissant de dépit, pas vraiment dans le but de la blesser mais plutôt de la contraindre à reculer. Mon attaque est rendue imprécise par le coup que je viens de subir et la Shaakt l'évite sans grande peine en reculant, mais bien moins que je ne l'aurais souhaité toutefois, si bien que ma lame frôle sa poitrine de très près, geste qui me met en fort mauvaise posture car elle pourra enchaîner aussitôt et j'aurais le plus grand mal à éviter son assaut suivant. Oui, seulement il y a un détail qu'elle a oublié de prendre en compte: ma lame est entourée de flammes, qui lèchent et embrasent sa longue chevelure!
Elle glapit alors que le feu dévore avidement ses cheveux et tente d'étouffer l'incendie de son bras droit sans lâcher son arme, détournant pour ce faire son regard de moi un bref instant. Je n'aurais sans doute pas d'autre chance, ma blessure va m'engourdir le bras dans les secondes qui suivent et j'ignore si je pourrais conserver mon arme d'Eden en main. Je rassemble mon Ki d'un puissant effort de volonté, et tente de le mettre au service d'une technique bien particulière visant à fracasser la main de la Shaakt tenant l'épée laiteuse, très exposée à cet instant par sa tentative d'éteindre le feu menaçant son visage.
Le geste en lui-même est relativement basique, il s'agit en l'occurrence de lui porter un coup latéral sec et précis, rien de bien sorcier pour un épéiste un tant soit peu doué. Il me faut une fraction de seconde pour isoler les muscles et autres nerfs que je vais devoir utiliser pour porter cette attaque, une autre encore pour visualiser nettement la trajectoire exacte que mon arme devra suivre pour atteindre avec précision le point visé. Je sens mon énergie interne se condenser dans ma poitrine et former une sorte de sphère virtuelle de pouvoir qu'il ne me reste plus qu'à déployer à bon escient, je n'ai pas le droit à l'erreur si je veux m'en sortir, cette fois! Je la propulse alors comme un coup de fouet dans les parties de mon corps qui vont être sollicitées pour cette action, l'utilisant pour renforcer mes muscles et en accroître la vivacité tout en la dirigeant de façon à ce qu'elle suive et soutienne précisément la trajectoire souhaitée.
Je sens mon Ki couler dans mes jambes pour améliorer mon appui et ma détente, puis remonter sèchement en moi et accentuer la perception que j'ai de mes abdominaux, de ma poitrine et de mes épaules. Je le perçois tisser à toute vitesse dans ma musculature une sorte de canevas énergétique nerveux qui forme une espèce de socle sur lequel s'appuiera alors mon bras d'arme pour entamer l'attaque proprement dite. Le pouvoir argenté de mon esprit me paraît enfler comme une vague irrépressible qui traverserait tout un océan avant d'aller s'écraser sur un rivage lointain pour en faire s'effondrer les rives! Ce n'est là qu'une métaphore bien entendu, mais c'est aussi une impression physique, la vague de Ki prend naissance à l'extrémité de mes orteils et remonte dans mon corps avec une rapidité démente jusqu'à l'extrémité de mes doigts souplement refermés sur la poignée de l'ardente, rendant mon geste plus puissant et nerveux que jamais! Mon corps est véritablement comme un fouet dont l'extrémité est constituée par la pointe de ma lame, qui vient claquer sèchement sur le poignet de la Shaakt!
L'Elfe Noire hurle de douleur lorsque ses os se brisent sous la violence de mon attaque, son arme lui échappe des doigts et elle porte vivement sa main libre à son poignet ravagé en blêmissant de souffrance! J'arme sans délai le coup suivant pour l'achever mais elle me surprend en bondissant sur moi comme une furie! Je tente d'esquiver, mais je ne m'y attendais vraiment pas et elle me percute de plein fouet, épaule en avant, le visage maintenant littéralement entouré de flammes! Je suis projeté à terre avec une telle force que je suppose qu'elle a utilisé son Ki pour cette action, mon épaule blessée heurte si durement le sol que je manque m'évanouir sous la douleur, un voile noir occultant brièvement ma vision! Au prix d'un rude effort de volonté je parviens néanmoins à rouler précipitamment sur moi-même pour soulager la souffrance indicible et essayer de me dégager, n'ayant pas la moindre envie de me retrouvé coincé sous cette folle furieuse! Je cille en la voyant me dépasser sans ralentir puis se lancer à corps perdu dans la pente menant à la forêt située loin en contrebas! Elle se jette à terre, roulant dans la neige quelques mètres puis se relevant pour dévaler la montagne à toutes jambes! Dieux! Elle fuit! ELLE FUIT!!!
(Ouais, ben pas les autres!)
Un rapide coup d'oeil m'apprend qu'en effet les quatre survivants se ruent vers moi. Je ne sais s'ils ont l'intention de m'achever ou de profiter de ma chute pour franchir le col et fuir, mais dans le doute je me relève d'un bond et leur fais face en brandissant mon ardente! Je suis parvenu jusque là à garder en main ma deuxième lame mais je ne pourrais certainement pas m'en servir, le moindre geste me lance des piques de souffrance virulentes mais je n'ai vraiment pas le temps de boire une potion maintenant!
Le premier à arriver au contact est l'archer, et lorsque je vois l'expression de terreur gravée sur ses traits je sais qu'il ne cherche plus qu'à fuir. En d'autres circonstances je le laisserais filer, mais là je ne peux le permettre. Il en a trop vu, il a pris part aux meurtres de mes amis, à la torture d'Adrienn, et même si je déteste ce que je fais je n'hésite pas l'ombre d'une seconde et me fends pour lui planter ma lame ardente dans les tripes. Il s'empale profondément dessus, baisse les yeux sur le feu qui lui perfore les tripes en bredouillant:
"Grâce! Pitié, je...je vous en conjure!"
Je secoue négativement la tête, murmurant simplement un "non" avant de retirer mon arme de son estomac pour affronter les suivants, visiblement tout aussi démoralisés que lui. L'archer s'effondre en gémissant, son agonie sera longue et terrible mais je n'en ai cure et me recule simplement de trois pas pour éviter qu'il ne puisse entraver mes mouvements. Le Shaakt suivant se précipite si aveuglément dans sa fuite qu'il trébuche sur son comparse à terre, ma lame le décapite proprement, envoyant sa tête plonger dans le vide situé à ma droite. Le corps sans chef s'affale lourdement sur l'archer mourant, faisant glapir ce dernier de douleur, mais je n'y prête aucune attention, mes prunelles glaciales sont déjà braquées sur les deux derniers maudits. Ces derniers réalisent qu'ils ne passeront pas et tournent les talons pour se précipiter sur l'étroite sente par laquelle ils sont arrivés, bande de lâches! Je m'avance posément jusqu'au moribond et plante ma lame dans sa gorge, la seule forme de grâce que je suis prêt à lui accorder présentement. Ceci fait, je rengaine ma lame de feu puis me sers de ma main valide pour essuyer sommairement mon autre épée avant de la rengainer, après quoi je me saisis de ma gourde magique et avale rapidement une potion de soin qui régénère mes chairs, à mon plus grand soulagement. Je m'empare ensuite des quelques flèches qui se trouvent dans le carquois du mort et les glisse dans le mien avant de me saisir de mon arc de glace. J'y encoche une flèche et la gèle d'une pensée, puis je vise tranquillement l'un des fuyards et tire. Il prend mon trait dans le bas du dos, fait encore quelques pas puis vacille, et tombe enfin d'une douzaine de mètres dans le précipice bordant le sentier. Un deuxième projectile se fiche dans le mollet du deuxième fuyard, le faisant tomber à genoux. Le troisième le manque d'une main, mais le quatrième se fiche dans sa nuque et le couche pour le compte. Je murmure entre mes dents serrées:
"C'est terminé..."
Mes traits sont figés en un masque dur et glacé, mon coeur est pris dans un étau impitoyable et mes pensées n'ont rien de joyeux malgré mon écrasante victoire. C'est terminé, oui, mais à quel prix? Quatre de mes compagnons sont tombés dans cette traque. Il est des victoires qui ont l'amertume de la défaite.
(Tanaëth...)
(Oui, je sais...)
(Non, pas ça. La Shaakt, elle vit encore...il ne faut pas qu'elle arrive à Khonfas...)
Je me tourne vers la pente par laquelle elle a fui et la distingue effectivement à quelques centaines de mètres en contrebas, bel et bien vivante. Elle avance à grand peine semble-t'il, peut-être finirait-elle par crever en route mais Syndalywë a raison, c'est un risque que je ne puis courir. Je récupère l'étrange épée pâle que mon ennemi a abandonnée dans sa fuite et l'observe un instant en réfléchissant. Compte tenu du relief il y a au moins deux jours de marche pour atteindre Khonfas, aussi je décide de prendre le temps de fouiller les cadavres pour m'emparer de tout ce qui pourrait m'être utile. Je récupère aussi le maximum de flèches au passage, puis je me lance sans plus attendre à la poursuite de mon ennemie.
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