Un conte sur la place du marché Les rues qu’empruntent Caabon ne sont pas les moins reluisantes de Bouhen. Un marchand l’a orienté vers les Archives de la ville, non sans lui avoir jeté un regard de travers : le masque sans doute, ou le fait qu’il n’a rien acheté. La proximité de la place du marché, de la commanderie, des temples font des lieux un quartier relativement prisé, aussi les habitants les plus fortunés ont-ils fait jouer de leur relations pour que les gardes assurent une certaine salubrité des rues, ce qui s’est traduit par un éloignement des pauvres et des mendiants. Les plus belles maisons sont les plus hautes, avec au rez-de-chaussée les boutiques, les espaces publics, et à l’étage les lieux de vie de la famille. Les couleurs qui teignent les murs ne sont pas délavées, les enseignes sont rafraichies par des artistes de talent, les poutres des façades vernies, aucun point de rouille ne pique les anneaux scellés dans les murs retenant les rennes des montures, les quelques commis quittant en hâte les boutiques semblent bien nourris et sont convenablement vêtus.
Le barde n’est visible de nulle part, mais on aperçoit le bâtiment des Archives de l’autre côté de la grande rue barrant la ville d’est en ouest, parallèle au mur nord, de la porte de la porte de la ville à la côte. Le mur chaulé donne à la façade du lieu un aspect neuf qui ne jure pas avec le reste du quartier, mais l’absence de tout signe de faste marque la fonction atypique de la construction. Sur le linteau de chêne de la porte principale sont sculptées dans un style très anguleux les lettres qui suivent :
Archives de la ville de Bouhen Aucune fenêtre ne donne sur la rue, rien que cette porte à double battant, dont on remarque à peine les sculptures sur le pourtour, discrets ornements figurant les activités de copistes. Caabon ne remarquant aucun heurtoir frappe de son poing ganté l’épais panneau de bois, aussi fort qu’il le peut sans meurtrir sa main, ne produisant ainsi qu’un son sourd et étouffé. Malgré une attente qui se prolonge, personne ne daigne venir ouvrir, aussi le jeune homme se résout-il à entrer de son propre chef. Une poignée de fer permet de remonter le loquet qui tient close la porte, et sous la pression le vantail pivote sans un bruit sur ses trois gonds de fer larges comme le bras d’un jeune enfant. Aussitôt la fraîcheur sèche et l’odeur du parchemin vieilli frappe les narines de Caabon, contraste agréable avec les senteurs du marché, de la ville et de la mer mêlées qui jusque là l’environnaient. Il repousse la porte derrière lui, provoquant un claquement métallique lorsque le loquet retrouve son logement, et se sent alors environné de silence. Les bruits citadins estompés par ce qui, une fois à l’intérieur, se révèle être d’épaisses parois de pierre ne parviennent plus dans ce sanctuaires des mots, où dorment des savoirs parfois oubliés des êtres animés, mais que les volumes patients conservent entre leurs lourdes reliures.
Certes, la ville de Bouhen ne se flatte pas de celer dans ses Archives des ouvrages de grand prix qu’il est impératif de tenir loin des yeux mal avisés du commun. Pas plus qu’elle ne voit en cette modeste, mais nécessaire, institution un vecteur de connaissances pour qui ayant ses lettres souhaiterait les mettre à profit pour s’instruire. Les Archives sont investis d’une fonction bien plus modeste, mais pour beaucoup nécessaire : être la mémoire commune de la ville, celle que nul ne lègue à ses enfants sous la forme d’un journal, d’un récit romancé ou d’histoires au coin du feu. Les registres alignés sur les étagères recensent les mouvements de population, les achats et le ventes immobilières, les transactions foncières, les entrées et les sorties au port, les ouvertures de commerce, les naissances, les morts, et bien d’autres faits quotidiens, anodins individuellement, mais dont l’association retrace l’histoire de la ville au travers des années. Sur ce monceau de rapports administratifs et commerciaux, minutes et contrats, veille un vieillard courbé par l’âge plus que par les responsabilités : son rôle est fort simple, veiller à orienter le lecteur dans le dédale de rayonnage.
Le sommet du crâne dégarni mais entouré d’un halo de long et fin cheveux gris encore solidement ancré sur les tempes et la nuque, le dos arqué soutenu par les bienfaits d’une canne noueuse, flottant dans une robe d’un blanc douteux, l’Archiviste s’approche du nouveau venu dans son domaine, faisant traîner le cuir de ses sandales sur les dalles du sol. Si tout son corps porte les stigmates de la vieillesse, et que le visage n’échappe guère à ces ravages, tout imprimé de rides qu’il est, les yeux de l’homme paraissent à la lumière des lampes accrochées au mur d’une curieuse vivacité, et la voix qui se fait entendre, loin d’un filet rauque exprimé par une poitrine chétive, est grave et pleine d’assurance.
« Bienvenue aux Archives de Bouhen, puis-je quelque chose pour vous ? »
La question prend Caabon au dépourvu, qui se gourmande intérieurement de n’avoir conçu sur le chemin un boniment à servir en cas de besoin. La meilleur échappatoire se manifeste sous la forme d’une vérité à demi arrangée qu’il s’empresse d’énoncer d’un ton qui se veut assuré.
« Je suis un voyageur de passage à Bouhen, en provenance d’Oranan, et je suis à la recherche d’un parent ayant quitté depuis longtemps notre cité, et probablement venu s’installer ici. Un drame familial sur lequel je ne peux m’étendre est à l’origine d’une triste séparation que je souhaiterais résoudre. » « Un drame familial, hein… Eh bien vous êtes bien courageux, ce ne sont pas les informations qui manquent, mais vous allez devoir consulter bon nombre d’archives. De quand date cette arrivée probable ? »
« Je suppose qu’il faudrait chercher quelque trente ans en arrière… » « Eh bien je vous propose de commencer par les mariages et les acquisitions de biens, qui sont la plupart du temps la meilleur trace que l’on puisse trouver d’une personne, surtout étrangère. Votre parent était-il marié ? Avait-il quelque bien ? »
« Il était marchand et célibataire. Commencer par les mariages et les acquisitions me semble judicieux. » « Suivez-moi alors. »
L’Archiviste conduit Caabon parmi les rayons, lui indique les rayonnages et le type de classement lui permettant de trouver ce qu’il a prétendu chercher, puis l’abandonne dans une salle de lecture isolée des registres proprement dits, plus brillamment éclairée que le reste du bâtiment par deux grands lustres, meublée d’une longue table de chêne et de chaises de bois. Sur une étagère contre le mur opposé à la porte s’alignent de petits pupitres pour qui souhaite faciliter la copie d’informations contenue dans les volumes descendus des étagères. Un homme est déjà installé, plongé dans ses recherches il forme un bastion au bout de la table, entouré d’une enceinte de parchemin et de cuir, insuffisante pour étouffer ses râles et ses grognements.
(Pour un conteur, voilà un langage bien fleuri. Il ne doit pas se contenter des balades galantes sur les places publiques… Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Pourquoi il parcourt tous ces volumes ? Qu’est-ce qui peut amener un artiste comme lui à se confronter à des rapports aussi indigestes.) Le temps s’écoule lentement, ponctué par les récriminations de l’artiste dont la recherche semble infructueuse, sans que pour autant il laisse en plan ce travail fastidieux. Un détail frappe Caabon alors qu’il jette un regard à la dérobé vers les registres consulté par le conteur : les marques sur les tranches correspondent à celles qui lui ont été indiqués par l’Archiviste.
« Excusez-moi… » « Vous ne voyez pas que je suis occupé ! » « Toutes mes excuses, mais je cherchais un volume des archives concernant les mariages, et il n’est pas dans les rayons, je me suis dit que vous l’aviez peut-être retiré mais sans le lire en ce moment… » « Ah vous aussi vous êtes obligé d’éplucher toute cette prose de scribouillard, ce clerc insipide ! Mais quel est l’enfant de … » « Ecoutez, ça ne m’amuse pas plus que vous, mais je peux éventuellement vous aider en même temps que je fais ma recherche… Si cela ne vous gène pas, bien entendu. » « Vous feriez ça ? Oh je suis désolé de vous avoir si mal accueilli, je vous ai mal jugé, mais bon, votre masque… Non, je ne voulais pas vous vexer ! Tenez, voilà un registre, je cherche des références à un officier de la garde de Kendra Kâr, Owan Vuhryn, qui a quitté la ville suite à une promotion, pour s’installer à Bouhen. Owan Vuhryn, O-W-A-N et V-U-H-R-Y-N. » « Ah… moi je cherche un membre de ma famille qui a quitté Oranan suite à une dispute familiale. Je voudrais savoir ce qu’il est devenu. Pourquoi vous cherchez ce capitaine des gardes ? » Le barde relève lentement la tête de son livre. Voilà une solution nouvelle au problème. Ce masque étrange n’est pas pour lui déplaire, il cache quelque chose, et ce qui est caché n’aime guère être révélé. Seul, la tâche qui lui a été imposée est ardue, mais rien ne l’empêche de recourir à une aide extérieure. A la voix il reconnaît un jeune homme, qui a fini de muer mais dont les intonations ne sont pas encore assez dures malgré les efforts qu’il fait pour adopter un ton ferme. Il connaît les voix, leurs nuances, leurs subtilités : la voix est son métier, et l’on apprend vite à déceler les défauts chez celles des concurrents pour mieux les surpasser. Une bonne oreille vaut mieux qu’il bon œil lorsque l’on souhaite se faire conteur ; ceux dont le regard porte loin choisissent d’autres cordes que celles des instruments de musique, l’arc leur sied mieux que la mandoline.
S’il est un autre talent qu’un homme dépendant du bon vouloir d’autres pour vivre se doit d’acquérir prestement s’il veut faire carrière, c’est bien celui qui consiste à manipuler les hommes. Rien qui atteigne l’art du traître qui dans l’ombre murmure pour s’assurer plus de pouvoir, mais tout de même assez pour inciter les puissants les plus avares à délier les cordons de leur bourse pour laisser rouler jusqu’aux pieds de l’artiste quelques yus qui lui assureront un lendemain, et qui les feront passer pour grands seigneurs. Amener des hommes rompus au commandement là où on veut les voir venir n’est pas chose aisée, qui y parvient peut espérer mener en bateau un garçon qui se prend déjà pour un homme, mais dont le lait de sa mère coulerait encore du nez si d’aventure on venait à le lui presser. Tel est le projet qui lentement s’échafaude derrière la figure aimable du conteur, alors qu’il fixe, un demi-sourire au coin des lèvres, cet étranger qui le questionne. Cette même hésitation, il compte en faire usage. N’a-t-il pas dans ses bagages ce qu’il lui faut pour duper des moins innocents ?
« Ecoutez jeune homme, je crois qu’il faudrait que, pour un temps, vous oubliiez ce nom. Vu ? J’ai été mandaté par les… autorités, dirais-je, de Kendra Kâr pour mener une enquête, retrouver un objet de grande valeur, et le ramener dans la plus grande discrétion. » Tandis que sur le ton du conspirateur, presque à demi-voix, il débitait ce mensonge avec tous les accents de sincérité dont il est capable, le barde a tiré de son sac un parchemin avec l’aisance d’un prestidigitateur, et le fait glisser vers son interlocuteur, de manière à ce que celui-ci puisse en admirer le sceau. Le temps d’un regard seulement, il le retire promptement, jetant de droite et de gauches des regards inquiets, comme si quelqu’un les observait dans cette salle pourtant vide, et s’empresse de le replacer dans sa besace. Caabon n’a pu observer qu’un instant cette preuve douteuse, mais il lui a semblé reconnaître les armes de la milice kendrane. Ce papier et ce sceau ne prouvent rien à ses yeux, mais suffisent à éveiller son intérêt. Son instinct qui l’a poussé à suivre ce barde ne l’a pas trompé : libre à lui de tremper maintenant dans une affaire ayant tous les aspects de la clandestinité, il le sent. Si la barde ne cherche pas son concours, pourquoi avoir produit une pièce susceptible de lui assurer les services du Wotongoh ?
Une conversation potentiellement enrichissante