Bon accueil à la taverne Propre et dans des vêtements à peu près présentables, j’étais prêt pour la soirée, qui prit une tournure que je n’attendais pas, mais qui n’aurait pas dû me surprendre. Grutgont et Bolo avaient rameuté des sinaris oisifs, trop content de passer la soirée à écouter des histoires. Et, pour ne pas décevoir le public, sans compter que l’hydromel commençait à me délier la langue, j’ai raconté une version de mes aventures, aussi peu enjolivée que mon enthousiasme le permettait. Les hommes qui se changent en mouflons, pas si loin du bouc, voilà qui a donné lieu à un tombereau de ricanements et une cascade de blagues graveleuses, voire de sifflements admiratifs pour les sinaries les plus audacieuses, tous âges confondus, qui ne manquèrent pas de faire rougir jusqu’aux oreilles leurs compagnons rendus soudains moins loquaces. A l’inverse, le récit du combat contre les gnolls et le liykor laissa peser un silence, ponctué de respirations retenues, de petits sursauts alors que je ménageais des effets à mon histoire, mimais une posture particulièrement réussie, ou tentais de rendre de mon mieux l’imposante masse de la bête qui avait cherché à me tuer. Un peu de mon malaise face au sillage de mort dans ma quête s’était évanoui dans la chaleur de la compagnie et du lieu. J’ignore si je suis bon conteur, mais ils furent bon public, et l’ensemble prit la tournure d’une belle réussite.
A ma suite, d’autres virent ajouter leur grain de sel, et ce fut un partage d’expérience à mesure que la nuit s’éternisait. Les petits dodelinaient de la tête sur les escabeaux, d’autres jeunes un peu plus vieux luttaient de toutes leurs forces contre le sommeil, mais les adultes présents étaient bienveillants et ne les envoyaient pas se coucher tout de suite : la soirée sortait un peu de l’ordinaire, et méritait bien un écart. Au bout d’un moment, les récits ont fait place à un certain calme, tandis que s’en allaient ceux qu’attendait un réveil au petit matin, non sans distribuer bises, au revoir et accolades. Restait un noyau d’irréductibles, bien décidé à vider les chopes jusqu’à ce que le sommeil vienne les prendre, en évitant toutefois de rouler sous la table ou de souiller le sol de l’auberge.
Ce fut aussi l’occasion d’une découverte qui me laissa pantois, et ne manqua pas de soulever chez moi un questionnement sur ces objets légendaires que j’avais traqué dans les duchés. Un sinari demanda à voir la hache, aussi la posai-je sur la table autour de laquelle nous nous étions réunis, afin que chacun puisse la voir, la toucher. La soupeser, en revanche, fut une autre paire de manche. Le premier à faire la tentative – soldée par un échec cuisant – fut gentiment moqué par l’assemblée, qui lui reprocha de n’avoir plus que de mou dans les muscles – et ailleurs – dès qu’il avait quelques verres de trop dans le gosier. Au bout de trois essais, par trois gaillards qui avaient des bras de débardeurs, un doute commença à planer, et chacun voulut essayer. Tous échouèrent, en le sourire du vieux Viki ne manquait pas de m’interpeller, malgré les brumes dans lesquelles je me trouvais. Cette hache, je la soulevais sans peine, mais personne dans le bourg, ni ce soir là ni aucun des jours suivants, ne réussit à la détacher de là où je l’avais posé.
Après cette soirée dont je garderai un souvenir heureux, l’hiver s’écoula dans une relative tranquillité. Je ne fis qu’un voyage dans ma cabane des duchés, non pour m’y installer mais pour ramener tous les menus objets auxquels je tenais un tant soit peu, en vue d’un prochain hivernage. Pas question de laisser se perdre des outils adaptés, dont j’avais appris peu à peu l’usage. Il me fallut déloger une famille de renards, qui regagneraient sans doute aucun l’abri peu après mon départ. Le tout ne fut guère épuisant, car j’avais eu l’occasion de me reposer, et j’allais sur des chemins familiers, que je savais plus sûrs que ceux empruntés il y a peu. Pas de mauvaise rencontre, pas de surprise, cela me plut.
En attendant le printemps, je pris une pension complète chez le père Bolo, et pour ne pas rester oisif je m’offris d’aider tous les sinaris du bourg qui en faisaient la demande. Il y avait toujours un boulot d’intérieur – ou même d’extérieur – pour des bras solides. En dehors de cela, je passais beaucoup de temps en compagnie de maître Viki, ainsi que de Maëlle qui reprenait vite ses marques dans le bourg. La petite était attachante, et montrait une détermination remarquable pour son âge compte tenu de toutes les pertes qu’elle avait subi. Au cours de cet hiver, j’appris plus à connaître les habitants de Shory que j’avais pu le faire au cours des années précédentes.
Mais les beaux jours reviennent, et avec eux la nécessité de prendre une décision. Je me vois mal rester pensionnaire dans cette auberge, et je n’envisage pas non plus de construire là une baraque, et cultiver un champ, voire entrer trop tardivement en apprentissage auprès d’un artisan, ni aucun des métiers que me proposerait le bourg. Certains notables ont évoqué l’idée que la ville me verse un pécule pour assurer sa protection, traquant les malfaiteurs et les ennemis, comme j’avais pu le faire lors du rapt de la jeune Midélis Nago. Une proposition à laquelle je vais réfléchir, mais qui de prime abord ne me tente guère : représenter la loi est un concept qui m’est étranger, et même si j’ai passé quelques mois au milieu des sinaris, je me sens encore trop sauvage pour vivre dans cette petite cité tranquille. En ce soir de mars finissant, j’attends Grutgont et un autre sinari, Sanboc Bravephin, dont j’ai fait la connaissance dernièrement : il semble que ce dernier ait pour moi une mission dont ils souhaitent que nous discutions.
Un nouveau travail