Fontaines JuvénilesAspersion Rituelle
Agadesh suivit les enfants jusqu'à un lieu étrange un peu à l'écart de la grande veine de la ville. C'était une colline peu éclairée et envahie de plantes harmonieusement disposées où, malgré l'obscurité de la nuit, senkakis oranges, érables rouges, cerisiers roses, bouleaux blancs, acacias véronèses et mimosas dorés se mêlaient entre des touffes de bambous tantôt jaunes, verts, ou noirs.
Un chemin de solides dalles grises claires, au milieu de cette forêt multicolore, menait à un bâtiment invisible depuis le bas de la route, sur un promontoire de pierre brute. A l'entrée de cet édifice, deux zhenmushous, tels d'angoissants gardiens silencieux, montraient une figure canine, aux traits absurdes et cauchemardesques, pourvus de crinières enflammées et de cornes frontales tordues. Ils semblaient prêts, à tout moment, à rompre leur immobilité et à fondre sur quiconque s'approche de trop près.
La porte coulissa seule et Agadesh s'immobilisa. Les enfants disparurent à l'intérieur de la maison en courant et un homme apparut. C'était un ynorien d'une trentaine d'année avec une longue queue de cheval sombre et une tenue blanche ornée de quelques glyphes incompréhensibles. Dans la presqu'ombre, un souffle agitant ses cheveux, les deux monstres pétrifiés à ses côtés et son air empli de mystère semblait avoir soudain figé la scène dans un étrange tableau dont il faisait parti, lui, en contrebas, statufié dans sa marche par une apparition remarquable.
Aucun mot n'était nécessaire pour comprendre. Il s'agissait de l'oracle qui se dressait devant lui. Nul élément rationnel n'aurait pu l'expliquer tant son apparence était banale, mais il transpirait d'une aura qui rendait à ce jeune corps une sensation de puissance remontant au fin fond des âges, un rayonnement divin qui s'imposait autour de lui, son omniscience se ressentait si fort... Le nomade, hébété, ne pouvait que se montrer humble face à ce personnage qui irradiait d'une sagesse millénaire évidente.
Il était presque sur le point de s'agenouiller comme s'il eût s'agit d'un ancêtre ou d'un dieu, mais le personnage rompit la scène en disant d'un ton neutre :
"Nous vous attendions. Rentrez."Agadesh parcourut les dernières marches, passant à côté des monstres immobiles avec un certain malaise, et rentra dans l'édifice.
La pièce dans laquelle il rentra était une salle de vie où se trouvait en son centre une table basse entourée de quelques zabutons rouges vifs sur un sol en parquais clair, la même disposition qu'il put voir dans le temple de Moura. Sur la table, un bonzaï de pin blanc en shakan, seul, trônait là et était le seul élément empêchant de qualifier cette salle de vide.
Les enfants se firent embrasser maternellement par une belle jeune femme d'une vingtaine d'année qui, malgré son âge, exhibait une chevelure blanche. Son expression était paisible et sereine et elle jouissait de la même sorte d'aura que l'oracle.
Le bédouin était embarrassé, comme s'il avait été invité dans l'intimité d'un palais divin dont il ne pensait pas avoir le mérite. C'était un honneur trop grand pour son humble personne et les souffrances qu'il avait pu connaitre n'étaient à son sens insuffisantes pour lui permettre de ne pas se sentir intrus dans ce domaine.
Elle s'approcha doucement en regardant Agadesh dans les yeux et s'exprima d'une voix qui, bien que restant féminine, était assez grave :
"Voilà donc l'homme que nous attendions... Qu'est-ce qui vous amène ici, voyageur ?"Le nomade fut un peu décontenancé par la question et répondit instinctivement :
"Vos enfants m'ont dit de les suivre, que vous m'attendiez..."Elle eût un petit sourire et rétorqua tendrement :
"Non... Vous êtes venu chercher ici des réponses... Et nous sommes réunis ici pour que nous puissions vous aider à y répondre...""Mais... Pourquoi m'aider ?"L'homme étant resté alors en arrière s'avança aux côtés de sa femme et lui répondit :
"Ordinairement, les dons dont nous ont gratifié les divins nous servent à éclairer ceux qui viennent nous trouver. C'est un travail de concentration. Aujourd'hui, j'ai eu dans les vents une vision spontanée de votre arrivée à Oranan. C'est extrêmement rare, Agadesh. Le signe qu'un ou plusieurs dieux s'intéresse de près à votre périple."Que l'oracle ait deviné son nom le perturba sur le coup, mais ce n'était qu'une expression de plus de son réel pouvoir. Ces deux individus... C'était des prophètes, parlant par la voix des dieux. Sa foi lui avait déjà dicté qu'il n'était pas seul dans sa quête, mais l'apprendre de vive voix d'un prophète lui donnait une sensation de vertige. Le poids qui était sur ses épaules ne s'en ressentait que davantage, mais encore fallait-il savoir quels dieux pouvaient s'intéresser à lui...
"Yuimen ?""Impossible de l'affirmer. Nous ne savons jamais qui nous envoie nos visions. Ce peut être aussi bien être Phaïtos ou Thimoros, vous devrez continuer avec cette ignorance."Le nomade avait le cœur battant devant cette idée.
Et si les dieux sombres l'avaient choisi, comme le craignait Sarrukin, pour partager le destin de Xenair, dans la folie et la cruauté ? Pourrait-il seulement leur résister ? Aurait-il la moindre échappatoire ?
"Agadesh, les gens d'ici me nomment la liseuse de rêve, car je pratique l'oniromancie. Étant donné que mon mari n'a eu davantage de visions à votre égard, dois-je comprendre que c'est un rêve qui vous perturbe ?""C'est une très longue histoire...""Le temps ne nous manque pas, seulement le thé. Mon amour ?"L'homme s'éclipsa non loin préparer le breuvage et elle invita le nomade à s'assoir autour de la table, sur un zabuton.
"Dites-moi tout, Agadesh.""Nous avons une tradition, dans le désert de l'est, qui veut que les cinq prétendants au trône soient mis à l'épreuve par les ancêtres, dans un lieu dont seul notre sage saurait l'existence. Je faisais parti de ceux-ci et le sage nous a envoyé jusqu'à la grotte de la gueule du serpent, dans les rocs d'azur. Dans cette grotte se trouvaient des ruines de l'ancienne cité de Moura et, dans un cul-de-sac, nous avons dû boire des eaux ensorcelées pour pouvoir continuer notre route.""Comment cela ?""Nous savions ne pas être arrivés à destination mais la salle était close et ces eaux brillaient de mille feux. Lorsque nous l'avons bu, un tunnel nous est apparu au centre de la salle.""Voilà qui est intéressant... Car voyez-vous, tout ce qui existe tire sa force de liquides. La puissance du monde est dans l'eau et dans la lave. Celle des arbres est dans la sève. Celle des mortels est dans leur sang, un sang différent pour chacun d'eux. Un individu exceptionnel possédera dans son sang des vertus extraordinaires. Les dieux, quant à eux, saignent des fluides qui donnent les sortilèges des mages. Tout ce qui est et qui sera saigne. Mort, vie, foudre, feu, vent, temps, espace, destin, rêve et cauchemar peuvent se retrouver ainsi sous forme de liquide pouvant être bu même par la plus humble des créatures... Mais continuez, je vous prie..."L'oracle réapparut avec le thé, servant une tasse à chacun avant de s'assoir près de son épouse. Agadesh ne savait trop que penser de ce que venait de lui dire la liseuse de rêve. Qu'avait-il donc bu ?
"Nous nous sommes ensuite retrouvés dans une grande salle sombre, à devoir combattre un monstre survivant depuis les temps anciens grâce à des eaux d'éternité.""Le liquide de la vie...", dit-elle tout doucement comme pour ne pas l'interrompre.
"Puis après un long chemin dans d'étroits couloirs, nous nous sommes retrouvés dans la salle prédite par notre sage, où nous devions prendre des chemins différents. La sortie derrière nous avait étrangement disparu et j'ai emprunté un passage au-dessus duquel était un symbole de corbeau. La suite est plus floue dans mon esprit, comme si j'essayais de m'accrocher à un souvenir qui s'estompe avec le temps... J'étais dans une sorte de néant, puis je me suis retrouvé dans un désert qui n'étais pas le mien, un monde sans soleil mais pourtant en plein jour, guidé par des corbeaux à trois yeux vers une fontaine dans laquelle je les retrouvais égorgés. J'ai bu l'eau de cette fontaine et me suis retrouvé tel un fantôme dans les souvenirs lointains de Xenair, la cause de son départ du clan, de sa tristesse, puis de sa colère. Puis... Il y a eu un enchainement d'images... Des rituels, des morts, des cris, des monstres, du sang. C'était si rapide, si insoutenable... J'en ai sombré dans l'inconscience. A mon réveil, je me suis réveillé devant la grotte du serpent. Le sage était là et m'a expliqué que les ancêtres m'avaient confié la tâche de faire reposer l'âme de Xenair en paix mais que pour cela, j'avais besoin d'un guide qui puisse m'aider à voyager dans le temps, pour l'éliminer avant qu'il ne devienne mauvais et déshonore mon clan. J'ai trouvé mon guide dans la forêt des Thiên Thân, qui m'a conseillé d'aller jusqu'à Oranan. La suite vous la connaissez.""Passionnant. Votre vie est liée aux fluides depuis ce jour dans la grotte. Je n'avais jamais entendu parler d'ancêtres de cette façon, mais ils vous ont offert là une destinée exceptionnelle. Je pense que la première eau que vous avez bu est le liquide du rêve. Vous vous êtes retrouvés dans un monde entre rêve et réalité, sans doute celui dans lequel vivent vos ancêtres, qui est resté le même pour vous tous jusqu'à ce que vous vous sépariez. Dès lors, ils vous ont donné vos tâches respectives sous forme d'illusions... Mais ça dû leur demander une énergie folle.""Le sage disait que l'un de nous ne survivrais pas...""Oui... Un sacrifice libère toujours une énergie considérable... Puis vous avez réussi là où même nous avons échoué... Une faëra, être de fluides purs, choisit toujours son hôte, elle sent son potentiel... Elle vous choisit et vous mène ici. Je commence à croire que Zewen lui-même modifie le livre du destin en votre faveur... Votre faëra vous a sans doute expliqué qu'il vous faudra trouver des fluides temporels pour voyager dans le temps ?""En effet, mais avant tout, je dois savoir où et vers quel époque me diriger pour être sûr de tomber sur Xenair.""Évidemment. La réponse se trouve dans les souvenirs de cette illusion, qui ont migré dans vos rêves. Et le sage Zewen vous offre pour cela une liseuse de rêve dans vos pas... Mais je crois que nous devrons là pratiquer un rituel un peu plus poussé que celui dont j'ai l'habitude...""Que dois-je faire ?""D'ordinaire, je n'ai qu'à me concentrer sur une personne pour partager son rêve durant la prochaine nuit et comme ils restent ancrés en moi, je vois les détails qu'ils ne voient pas et le sens que leur inconscient cherche à leur faire passer. Ici, il ne s'agit pas d'un message de l'inconscience ni de simplement partager le même rêve. Je devrais m'attarder sur les instants les plus brefs, trouver le moindre élément qui puisse aider. Je vais devoir pratiquer l'onirographie pour dessiner ce que je vois. Le lien à établir devra donc être plus fort... Mon amour, je vais avoir besoin de la lame de Phantasos et de mon nécessaire d'écriture..."L'homme s'éclipsa dans une autre salle quelques instants, durant lesquels la liseuse de rêve et lui burent le thé en silence. Il n'eût pas l'audace de demander ce à quoi pouvait servir une lame pour lire dans un rêve, toujours perturbé par l'aura puissante que dégageait ce couple qui semblait détenir des connaissances ordinairement réservées aux dieux. Le breuvage qu'il buvait était revigorant et il avait le mérite de lui rappeler le thé légèrement différent qu'il avait l'habitude de boire dans le désert. La tasse finie, sans qu'il n'eût dit quoi que ce soit, l'oniromancienne lui dit :
"Nous allons devoir nous servir une nouvelle tasse.", en mettant ses paroles en action.
Au même moment, l'oracle réapparut avec un plateau sur lequel était disposé une plume d'hypogriffe d'une quinzaine de centimètres, d'un grand encrier de marbre noir et de bronze décoré sur ses flancs d'un relief représentant un scribe barbu, d'un volumen vierge aux dérouleurs en bois sombre, de trois petits linges blancs soigneusement pliés et d'un kriss pourvu d'une lame ondulée dont le manche en ivoire était gravé d'une roue. Il le posa sur la table basse, s'assit à son bord, saisit le poignard
"Donnez-moi vos tasses et vos mains.", dit l'oracle.
La liseuse de rêve s'exécuta, avançant sa tasse et sa main gauche.
Il ramena la tasse du côté d'Agadesh et le regarda avec insistance, comme pour l'inciter à faire de même.
Bien qu'il trouvait cette situation étrange, il bougea sa tasse et lui confia sa main droite.
L'oracle laissa les mains en suspens au-dessus des tasses échangées et se saisit du kriss. Il reprit la main de sa femme et lui fit une entaille dans sa paume. Elle ne broncha pas, comme si elle ne ressentait aucune douleur et quelques gouttes coulèrent le long des lignes de sa main avant de se déverser dans le thé d'Agadesh. Elle prit ensuite un des linges et s'en fit un bandage. Le maître du rituel nettoya sa lame avec un autre linge.
Il regardait sans comprendre le but de la manœuvre. Le geste était précis, comme s'ils l'avaient déjà pratiqué des centaines de fois. Maintenant, c'était son tour. Il se laissa faire, mais il ne put quant à lui pas s'empêcher d'émettre une petite inspiration plaintive et d'avoir un réflexe de retrait lorsqu'il lui trancha dans le cœur de la main. C'était peut-être ce qui faisait là la différence entre eux : Agadesh gardait toujours ses faiblesses humaines, et son esprit ne contrôlait pas tout les travers de son corps.
De la même manière, son sang ruissela de la plaie jusqu'au bas de sa main. Il s'en décrocha en larmes écarlates venant perturber par quelques clapotis l'horizon du thé de la mystique, qui s'assombrit d'une teinte rouge.
Agadesh se fit par mimétisme un bandage de fortune alors que l'oracle nettoyait une dernière fois la lame, qu'il reposa délicatement sur le plateau. Il rendit ensuite chaque tasse à son propriétaire et leur dit :
"Buvez maintenant."Le nomade n'était pas accoutumé à ce genre de pratique. Il s'agissait tout de même de boire le sang d'une autre personne. Le sang était quelque chose de sacré, de l'ordre à la fois du mystique et de l'intime. Mais c'était aussi une pratique digne des fidèles des dieux sombres, à rapprocher de l'anthropophagie.
Mais malgré sa gène, le regard de l'homme toujours fixé sur lui alors que la mystique buvait tranquillement le sien, il but aussi. Le goût du breuvage n'avait pour autant pas changé, contrairement à ce qu'il pensait.
Ils continuèrent ainsi, dans le silence, jusqu'à ce que les deux tasses soient vides.
Une fois fait, Agadesh ne put s'empêcher de demander :
"Et maintenant ?" La jeune femme se pencha vers lui, posa les mains au niveau de ses tempes, le regarda droit dans les yeux et lui dit :
"Maintenant, vous allez rêver de votre vision."Aussitôt dit, Agadesh sombra dans l'inconscience...
Eaux Troubles