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Auparavant~
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Je suis tendu et inquiet, au point que je dois faire un effort de volonté colossal pour ne pas me pencher dans le cadre de la porte. Je reçois de l'aide dans cette tâche grâce aux regards appuyés des deux autres apprentis. Ils semblent guetter mes moindres faits et gestes alors que je tends l'oreille. Plissant les yeux, je me fie à ce que j'entends pour visualiser la scène. Les bottes de l'elfe blanche cognent lourdement le plancher de la salle, m'indiquant qu'elle se rend à proximité du comptoir. Dans ses pas, les foulées étrangement souples du blond se font entendre. C'est la voix joyeuse de la sinarise qui s'élève le plus fort, saluant les arrivants.
L'apprentie Id'Sharylzakië n'a pas menti. À peine cette dernière a-t'elle répondu à la salutation que la commerçante s'enquiert de ce qui les amène. J'inspire lentement, attentif, mais redoutant une erreur de leur part. La seule chose qui me conforte est que, puisque nous sommes à Oranan, le risque qu'ils mettent leur vie en danger en se faisant connaître est minime. Toutefois, je suis surpris par l'approche de l'elfe. D'une voix hautaine, presque lassée, elle se plaint d'un mal du pays croissant, regrettant le temps où elle vivait au royaume d'Anorfain. Elle déverse un fiel certain au sujet de l'honneur déplacé des ynoriens en général, puis poursuit sa lancée sur des critiques concernant la gastronomie locale.
J'ai beau chercher à me convaincre qu'il s'agit juste d'un acte pour gagner leur confiance, je n'y parviens pas. Ses mots semblent si francs que je suis quasiment certain qu'il s'agit véritablement de son opinion. Pendant de longues minutes, elle échange avec la sinarise au sujet de l'est du continent, faisant peu à peu dévier la conversation sur Shory, puis sur le couple tenant cette boutique. À mes côtés, je sens l'impatience monter chez l'apprenti au katana, ce dernier se mettant à souffler en l'air régulièrement. Sa camarade, quant à elle, semble vouloir s'exprimer, mais dès qu'elle croise mon regard, ses lèvres se referment. Malgré mon envie de l'aider à parler, je reste concentré sur ce qu'il se passe à l'intérieur.
Un mouvement et une salutation m'incitent à remettre prestement ma capuche, dissimuler mon Fang Bian Chan contre moi, et tourner le dos à la sortie. Bien m'en prend, car dans les instants qui suivent, le trio de miliciens émerge du bâtiment. Immobile, je guette le son de leurs pas.
(
Avancez un peu plus. Je n'ai aucune envie d'attirer l'attention sur moi.)
Mes oreilles pointues me rapportent le bruit de leurs enjambées en direction d'une autre ruelle. Ils retournent à l'office, très certainement. À entendre leurs discrets rires, ils semblent occupés à discuter de leurs achats récents. Tout comme mes apprentis, je reporte mon attention sur la boutique. Maintenant que les lieux sont un peu plus vides, je perçois plus efficacement les événements.
Un échange verbal empli de bonne humeur a pris place, surtout dirigé par le couple de sinaris. Je ne le savais pas, mais il semblerait que cet endroit existe depuis plusieurs années en ville, et est resté relativement modeste malgré sa popularité exotique. J'en demeure perplexe. Si leurs affaires vont bien, pourquoi s'être soudain mis au trafic d'armes ? Par ennui ? Par avarice ? Par esprit de revanche contre la milice ? Je ne peux que spéculer sur leurs motifs pendant que l'apprentie elfique tente enfin son approche, en commandant du jus de betteraves en godet. Rien ne change dans le ton des sinaris, qui demandent ensuite au blond ce qu'il veut prendre. À ma grande surprise, il fait preuve d'un véritable calme en formulant une phrase cohérente, et surtout contenant les trois mots.
Un court silence prend place suite au passage d'un oranien, venu chercher un tonnelet apparemment commandé plus tôt. Il ne s'attarde guère, et semble même pressé de quitter les lieux. Je n'y fais pas réellement attention, intrigué par le dialogue perçu.
(
De quoi parlent-ils ? Il n'y a aucune cohérence entre les paroles de l'apprenti Mizutaka et le sujet des suspects.)
En effet, le couple semble avoir changé du tout au tout, demandant des précisions aux jeunes gens sur ce qu'ils aimeraient en terme d'alcool, et leur proposant plusieurs dénominations. Court et à l'effet moindre, court et piquant, au goût assez persistant et lisse ou rond, voire long avec amertume ou simplement long et piquant en bouche. Ils promettent que les cuvées sont toujours de qualité, mais que les boissons à effets étendus ou qui agissent plus tard sont un peu plus long à obtenir. Aussi étrange que cela puisse paraître, j'ai un doute sur le véritable sujet de conversation. Néanmoins, n'étant absolument pas un habitué de l'alcool, toutes ces considérations me laissent songeur.
Pas Mégara.
L'elfe choisit sans la plus petite hésitation le breuvage aux effets moindres, prétextant qu'elle n'est pas férue du reste. En revanche, Mizutaka opte pour l'une des propositions plus forte. Il lui est répondu que ce produit est plus difficile à acheminer, et qu'il lui faudrait patienter jusqu'à leur prochain réapprovisionnement. Ce qui signifiait au moins quatre jours, synonyme de la fin de semaine, période où le couple refait ses stocks. Croisant les bras, je demeure pensif. Quatre jours...
(
C'est vraiment long. Ils auront largement le temps d'écouler des dizaines d'armes pendant ce temps. Et je redoute que mes apprentis tentent quelque chose de stupide.)
Sous ma capuche, je dévie le regard en direction des ynoriens, rencontrant subitement celui de la demoiselle en rouge. Tout comme moi, elle a entendu la conversation, et tient en main ce que j'identifie comme une lettre en papier de riz. Quand elle est sûre que je l'ai remarquée, la jeune fille prend la parole.
"
Je pense... Je crois que je peux aider à réduire le délai."
"
Ah ? Tu peux faire ça ?"
"
J'ai une missive qui le pourrait, je pense."
Elle a beau être intimidée, elle soutient mon regard, en attente d'approbation. Voilà encore une chose que j'ignore. D'où tient-elle cette missive, et que contient cette dernière ? J'aimerais la questionner à ce sujet, mais mon supérieur m'a bien rappelé que c'est à la nouvelle génération de travailler le plus. En conséquence, je prends la décision de lui faire confiance, et acquiesce résolument. L'apprentie Aoyumi irradie quelques secondes, visiblement ravie, puis elle me confie sa lame courte pour ne pas éveiller les soupçons.
Suite à cela, je la vois faire quelques pas rapides dans la rue, avant qu'elle ne s'engouffre rapidement dans la boutique. Je suis inquiet, mais je tente de ne rien laisser paraitre quand sa voix un peu essoufflée parvient à mes oreilles en pointe.
"
Bonne matinée. J'apporte une commande urgente de la Maison Rouge."
Je croise discrètement les doigts, espérant que les apprentis ne se trahissent pas mutuellement. La voix enthousiaste de la sinarise soulage quelque peu mon inquiétude, indiquant que la missive est signée de la main de l'assistante Chiyo. Suite à cela, elle annonce au blond que sa commande pourrait arriver plus tôt que prévu. De longs moments passent avant que le reste du groupe ne quitte la boutique. Prudemment, nous décidons de nous éloigner des lieux, retournant dans une ruelle à l'écart. L'hinïon est en possession d'un tonnelet si petit qu'on dirait une choppe de belle taille, et elle grommelle, se lamentant sur ses yus personnels perdus à l'occasion.
"
J'espère que la solde reçue compensera cette perte."
"
T'es vraiment nulle en négoce. Payer aussi cher pour du jus de betteraves..."
"
Garde tes commentaires, je n'en ai cure. Et en prime, j'ai horreur de cette boisson."
"
Qu'il vous faut pourtant finir jusqu'à la dernière goutte, d'après les sinaris. D'ailleurs, je vous félicite. Vous vous en êtes très bien sortis."
"
Vous en doutiez ? Au fait, apprentie, qu'est-ce que c'était que cette histoire de missive ?"
L'ynorienne au chapeau finit de rajuster son arme avant de répondre.
"
Oh... Vous vous souvenez de mon amie ? Elle nous a rattrapé plus tôt. Elle m'a dit que Chiyo s'était souvenue d'un détail après notre départ, et que pour nous aider, elle nous a préparé un faux document."
"
Nous avons eu le temps d'y jeter un coup d'oeil. Pour un faux, c'était du bel ouvrage. Belle écriture, papier de qualité, et sceau à l'encre rouge en guise de signature."
Je suis surpris par la prise de parole du blond, mais surtout par l'absence de son côté haut-perché. Serait-il en train de s'assagir ?
"
Quelle humiliation pour notre noble personne que de trainer dans de tels endroits ! Si jamais nous avons des ennuis, vous en porterez l'entière responsabilité, instructeur."
Ah ? Non. Sauf que cette fois, aucun des autres apprentis ne rebondit sur la remarque, les regards tournés vers l'elfe. Cette dernière examine son bien sous toutes les coutures, l'ouvrant pour respirer l'odeur du liquide enfermé à l'intérieur. Je secoue la tête avant de reprendre.
"
Bien. Grâce à vos efforts, nous savons qu'ils repartiront à leur dépôt demain matin, à l'ouverture des portes. Par contre, nous n'avons encore aucune preuve qu'il s'agit bien de nos trafiquants. Tout le laisse penser, mais concrètement, nous n'avons rien."
Le soudain bruit d'un morceau de métal heurtant les pavés me fait sursauter. L'hinïon semble extrêmement surprise, ses doigts passant sous le fond du tonnelet. La poussée semble avoir été suffisante pour faire pivoter le morceau de bois, qui vient de laisser tomber quelque chose. L'apprenti Yamanori se baisse, attrapant l'objet et l'amenant à nos yeux. Un air triomphal se lit sur ses traits.
"
Il vous faut autre chose comme preuve, instructeur ?"
J'esquisse un sourire amusé, satisfait de ce que j'entends, et surtout de ce que je vois. Dans la main de l'adolescent brille une arme sans garde, un stylet d'une quinzaine de centimètres, à la facture délicate, et définitivement inconnue des forges ynoriennes.