Lacrima PrimaSources Chaudes
Agadesh n'écoutait pas Sarrukin. Il ne l'acceptait pas. Il le refusait.
Les ancêtres, se jouer de lui ? Pur blasphème. Plus d'un ont été mis à mort pour moins que ça, dans le désert de l'Est. Et ils le méritaient. Presque plus que les dieux, les ancêtres méritaient une totale dévotion. Ils n'étaient pas seulement des entités qui veillaient sur eux... Ils étaient leurs parents et les parents de leurs parents, les fils des dunes morts dans la gloire, les rois et héros légendaires d'antan dont on se contait les aventures merveilleuses de générations en générations. Ils veillaient sur eux et les protégeaient depuis la naissance du désert. Chacun n'aspirait qu'à les rejoindre dans la mort, ne vivait que dans l'espoir de faire leur fierté et il en était ainsi depuis toujours. Leur existence était plus qu'une foi, c'était une certitude, une vérité que seuls les fous et les étrangers se permettaient de remettre en doute. Et ils étaient bons. Ils œuvraient pour la sauvegarde des peuples des dunes, aimant chacun d'eux comme un père veille sur ses enfants.
Oser lui dire qu'ils étaient mauvais et que tout ceci n'était qu'une obscure affaire de manigances et de tromperies n'était pas tolérable. Comme si l'honneur, le courage, la gloire, le sacrifice, la volonté et toutes les valeurs que les siens avaient défendu toutes leurs vies ne les menaient pas à une éternité à protéger leurs héritiers ! Entendre ce discours lui était déjà insoutenable... Mais, en plus, lui déclarer qu'ils souhaitaient sa perte... C'en était trop !
Qui était-elle, cette fichue créature, pour raconter ces horribles mensonges ? N'était-ce pas elle, qui voulait la détourner de son but ? Il ne se laisserait pas avoir par ce genre de stratagème vil et lâche... Ce n'était pas quelques paroles infidèles qui réussiraient à le détourner de sa foi... Quelques paroles absurdes... S'il en était ainsi, c'était comme si la vie de tout les peuples du désert oriental n'avait jamais eu de sens.
Si cette créature n'avait pas été une de ces sorcelleries impalpables, il l'aurait bien occis pour une telle impudence. Mais il savait ne pas le pouvoir. De plus, il avait tout de même besoin d'elle.
Lorsque Sarrukin finit son discours, il se contenta de se taire.
La faëra continua de parler, insistant sur son message, ce qui ne faisait que l'énerver d'avantage. Il fit comme s'il n'était plus là, trouva un coin de mur encore debout et entreprit de s'endormir contre. Les conditions de sommeil était spartiate, mais suffisante après cette épuisante journée. Sarrukin continuait à essayer de lui expliquer, de le convaincre, en vain. Il était devenu totalement sourd à ses paroles. Le nomade ne céderait pas d'un pouce. Lorsqu'il le comprit, il renonça non sans râler sur l'obstination de son interlocuteur qui, tôt ou tard, devrait se rendre à l'évidence. Maintenant, il refusait de comprendre mais demain serait un autre jour. Il finirait bien par entendre raison.
Lorsque Sarrukin fit enfin silence, Agadesh s'endormit.
Son sommeil ne fut pas des meilleurs. La méfiance qu'il avait envers Sarrukin ne le fit dormir que d'un œil, le vent nocturne projetait la poussière des ruines vers lui et, même si ce n'était pas la première fois qu'il jeûnait, la faim le rongeait péniblement. Il dût ainsi à de nombreuses reprises se rendormir jusqu'au point où il ne faisait qu'attendre un peu de lumière pour reprendre son périple. Il était entre chien et loup lorsqu'il décida de se lever.
Il se débarrassa de la poussière accumulée durant la nuit, mis à dos son sac de toile et partit. A son réveil, Sarrukin n'était pas à côté de lui. Il faut dire qu'il ne savait pas grand chose de cette fameuse faëra... Il ne savait même pas si "ça" avait besoin de manger, boire ou dormir. Ne pas comprendre la nature de cet être n'était qu'une gêne de plus. Celui-ci semblait tout savoir des besoins humains, peut-être un peu trop même, et lui ne savait absolument rien des siens. Cette ignorance le mettait en situation de faiblesse. Il détestait ça. Depuis qu'il n'était plus dans le désert, c'était simple, il avait l'impression d'être un imbécile dépassé par ce qui se passait autour de lui. Aventurier forcé, le mal du pays l'envahissait, l'usait, le déprimait un peu plus chaque jour...
Après cette si mauvaise nuit, Agadesh n'était pas très en forme. Il se sentait mou, les efforts musculaires étaient laborieux, son manque de sommeil le fatiguait...
Il mit un bon moment avant de trouver le chemin qui quittait le village dont avait parlé Sarrukin. Abandonné, le creusement de la terre par l'usure la rendait cependant toujours visible.
Il l'emprunta sans croiser quiconque, le soleil escaladant calmement dans son dos un ciel sans nuage. Les forêts s'effacèrent peu à peu au profit de grandes prairies verdoyantes de bosquets et d'herbes hautes, une brise légère sifflant l'air humide et frais de la rosée matinale...
Au bout d'un couple d'heure, le chemin rejoignit enfin une route pavée, certainement celle qu'il avait dû abandonner plus tôt en venant de Kendra Kâr et opta pour continuer à suivre la direction du nord, qui semblait être le choix le plus logique.
Il marcha un long moment sans rencontrer la moindre âme qui vive lorsqu'il vit s'étendre non loin en contrebas, sur sa droite, le vaste lac de Nostyla.
Pris d'un soudain enthousiasme, il courut jusqu'à son rivage comme s'il eût s'agit d'une oasis après des jours de privation, se délecta de l'eau fraîche à sa guise et prit bien soin d'en remplir sa gourde autant que possible. Ce n'était pas dans ses habitudes, mais la fatigue physique et la lassitude morale de son périple le conduisit à faire pour une fois fi du jugement des ancêtres pour se reposer à l'ombre d'un saule pleureur. Après tout, s'il finissait bien un jour par réussir à avoir ce Xenair, il se disait que ce ne serait certainement pas une courte pause sous un arbre qui lui retirerait sa place parmi eux. Il se mit à fixer son reflet dans l'eau claire avec un air dépité. Plus que jamais dans toute son existence, il éprouvait une tristesse sans nom. Loin des siens, il ne sentait pas à sa place. Le lac en face de lui, l'arbre incongru qui le surplombait de ses feuilles tombantes, l'herbe verte sur laquelle il était assis... Il n'avait absolument aucun repère familier pour le consoler. Même Enkidu n'était plus là, avec ses petites mimiques joyeuses de camïu lorsqu'il le caressait. Il se disait qu'il n'avait pas su le protéger, et que c'était là la rançon de sa faiblesse. Il passa ainsi un bon moment à faire son jugement sans rien en retirer de bon si ce n'était qu'il persisterait tout de même dans sa quête. Il avait fini par s'allonger sur le sol, mirant d'un regard absent le vent faisant doucement bouger les feuilles du saule dans une douce berceuse.
Guère reposé par la nuit qu'il venait de passer dans le village en ruine, il se rendormit ici d'une manière paisible. D'une manière qu'il aurait en d'autres circonstances jugée imprudente, il s'endormit dans cet endroit, qui n'était en rien voilé aux regards de ceux qui auraient pu emprunter la route proche, d'un sommeil sans crainte. Un sommeil lourd et réparateur comme il n'en avait plus eu depuis longtemps, qui ne s'estompa que lorsqu'un rayon de soleil perça au travers de la coquille protectrice des feuilles du saule jusqu'à ses yeux. Il se leva paisiblement, sans hâte particulière, et rejoignit la route d'Oranan. Il avait dormi deux bonnes paires d'heures. Sarrukin n'avait pas redonné signe de vie... Il prenait ses informations avec une légèreté inhabituelle, comme si tout cela n'avait finalement pas tant d'importance. Se disant même que, peut-être, la faëra n'avait pas tord sur toute la ligne... Mais sans pour autant se résoudre à abandonner sa tâche.
Alors qu'il continuait la route qui semblait longer le lac, il était empli d'idées mélancoliques. Il croisa sans y faire attention quelques pêcheurs ynoriens qui, dos à la route, ne l'entendirent pas passer derrière eux et qui n'étaient pour lui qu'une confirmation du fait qu'il était sur la bonne route.
Il y avait nettement plus de monde sur la route maintenant que le soleil était haut dans le ciel, dont certains rivèrent leurs regards vers l'étrange personnage qu'il semblait être. Mais lui continuait de marcher, son regard dirigé vers l'avant, sans s'en préoccuper. Le grand lac à ses côtés ne semblait jamais en finir tandis que de l'autre côté, les prairies laissaient place à des cultures où des paysans aux chapeaux coniques travaillaient en nombre. Un détail cependant l'interpellait. Ces individus, à la peau tantôt légèrement jaunie ou cuivré et aux yeux en amandes plus ou moins prononcés, semblaient pratiquement tous avoir des armes à portée de main et il s'en trouvait toujours un ou deux en solides armures guettant au loin. Il était vrai que Sarrukin avait parlé à plusieurs reprises d'une guerre... Le genre d'évènement qui rendait les gens prudents...
Il marcha sans faire le moindre arrêt pendant de nombreuses heures lorsqu'il vit à sa droite des constructions atypiques. Par un jeu complexe de conduits, l'eau du lac était acheminé jusqu'à une série de grands bassins situés en hauteurs dans lesquels étaient visibles quelques personnes s'y délassant. En dessous, des serviteurs s'affairaient à entretenir de grands brasiers entre les piliers. Le spectacle que cela offrait était des plus curieux. Il n'aurait jamais imaginé que l'on puisse utiliser de l'eau pour un usage si... étrange. Certes, il n'était pas ici dans son désert et vu la dimension du lac qu'il venait de dépasser, ils semblaient ne pas manquer d'eau, mais il ne comprenait pas à quoi cela pouvait bien servir et bloqua un instant en tentant de percer ce mystère.
Alors qu'il s'interrogeait, il ne vit pas venir auprès de lui celle qui lui tint ces quelques mots :
"Je peux vous aider, noble étranger ?"Il détourna son regard à l'audition de cette douce voix féminine qui l'interpellait et il la vit. Elle était une belle jeune fille à la peau dorée qui se cachait du soleil sous une fine ombrelle rouge. Les rayons traversaient l'écran de tissu pour donner l'aura des dernières lueurs du crépuscule à sa chevelure noir de jais, fine et longue, qui se mouvait au rythme de la brise et soulignait les contours de sa toge épousant le bleu du ciel. Ses yeux d'un brun profond, perçant, étaient empreints d'une sérénité troublante. Elle détenait un petit sourire si charmant qu'Agadesh ne put s'empêcher de sourire à son tour, perdant sa défiance habituelle.
Il n'était pas accoutumé à se faire ainsi interpellé par une femme. Dans le désert, ils leur étaient défendu d'aller ainsi parler aux hommes... Mais pas dans ces contrées, Agadesh avait fini par le comprendre. Les gens ici ne partageaient pas cette méfiance constante... Peut-être était-ce mieux ainsi.
"Oui, je... Je me demandais justement ce qu'était tout ceci.""Ce sont les bains du temple. Avant, de nombreux voyageurs venaient de tout le continent pour s'y délasser mais depuis le début de la guerre, nous n'avons plus beaucoup de voyageurs..."Elle baissa les yeux, comme regrettant ce constat, puis reprit :
"Mais vous, vous êtes ici ! Alors, aimeriez-vous vous y baigner ?"Se baigner... Agadesh ne s'était jamais baigné de sa vie. Les clans mouraïstes de Kel Abzu et Kel Yammu contrôlaient les côtes du désert et nul n'aurait eu idée d'aller s'immerger dans la précieuse eau des oasis... Il n'arrivait même pas à s'imaginer de l'effet que cela pouvait faire. De toute façon, il avait plus important à s'occuper pour l'heure. Il lui lança :
"Merci mais... J'ai beaucoup à faire et je..."La jeune fille l'interrompit en plein milieu de sa phrase :
"Vous venez de loin n'est-ce pas ? Et seul, en plus. Vous devez être exténué par votre voyage ! Vous savez, l'eau du lac a des propriétés étonnantes, s'y baigner est très relaxant... Elle apaise l'esprit, soulage les muscles et ses vertus soporifiques aident à trouver un meilleur sommeil. Ce que vous avez à faire ne peux attendre demain ?"Il se fit pensif un instant, la regarda, émit un soupir amusé et finit par se laisser convaincre par la belle jeune femme.
"Je suppose que si...""Bien ! Alors comme c'est votre première visite, je vais vous accompagner. Il faut d'abord passer par le temple, suivez-moi !"Agadesh s’exécuta, suivant l'ombrelle rouge qui flottait devant lui et qui l'emmenait sur un petit chemin caillouteux. Il se demandait un peu ce qu'il était en train de faire et appréhendait un peu cet expérience...
"Qui priez-vous, dans ce temple ?"Elle eût un petit rire et lui répondit :
"Je ne sais pas... Qui croyez-vous que l'on prie ?"Soudain Agadesh réalisa. Un temple au bord de l'eau... Il n'y avait qu'une déesse pour cela. Cette maudite Moura, la mère des elfes bleus, égoïste, qui voulait faire oublier les autres dieux.
Il s'arrêta, regardant quelques secondes l'ombrelle s'avancer sans lui et clama :
"Je ne peux pas rentrer dans ce temple."Elle se retourna, le regard plein d'incompréhension, semblant déçue :
"Comment ça ?""Yuimen El Etarni est mon dieu, j’œuvre pour sa fierté. Moura est son ennemi. Si je rentre dans ce temple, il me reniera.""Mais... De quoi est-ce que vous parlez ?""Je... Je viens du désert bleu. Là-bas, j'y ai tué de nombreux fidèles de Moura. Tel est la volonté d'El Etarni.""Vous... Vous allez me tuer, moi aussi ?""Je devrais..."Agadesh perdit son regard dans les yeux de la jeune fille...
Dans le désert, tout semblait si simple, si évident... Les Kel Attamara se battaient contre les Kel Abzu et les Kel Yammu depuis aussi loin qu'ils foulaient ces sables. Il fallait les tuer pour ne pas être tué, voilà tout. Il n'y avait pas de négociations imaginables. Pas de pitié à avoir. Ils n'étaient même plus véritablement des hommes. Juste des fantômes hantant les littoraux, des ennemis ancestraux. Ils ignoraient tout d'eux. Et eux ignoraient tout des Kel Attamara. Il fallait lutter contre eux comme on lutte contre le sable ; on pouvait en tuer mais d'autres revenaient toujours pour attaquer les convois et, pour se venger, on faisait de même, lançant des raids dans leurs territoires, pillant leurs ressources.
Depuis combien de temps ce cercle vicieux avait-il duré ? Combien de combats, combien de morts et tout cela pour quoi ? Pour un dieu différent à louer, un de ces dieux qui regardait ces fils des dunes s'entre-déchirer sans rien faire ?
Et c'était ainsi, en voyant cette belle jeune fille de l'autre bout du monde qu'il eût cette révélation. Sur ces terres, ces convictions ne cessaient d'être remise en question. C'était une épreuve éprouvante que de comprendre que lui-même et que les siens vivaient dans une sorte d'absurdité éternelle, prisonniers de leurs acquis s'entretuant dans leurs étendues de sable. Si tel était le cas, à quoi bon s'attacher aux habitudes ? A quoi bon toujours vouloir être dur ? A quoi bon être fort ?
"...mais je ne peux pas. Je ne veux pas. Je suis las de me battre. Tellement las..."Et il comprenait changer, et cela lui faisait peur. Des idées folles lui parcouraient l'esprit alors qu'il ouvrait les yeux sur sa situation. Et si tout ce qu'il avait jusque là refusé de croire, de comprendre, était vrai ? Et si les ancêtres n'étaient que de vils imposteurs qui lui avaient confié une quête qui le mènerait à sa perte ? Et même s'il découvrait que telle était la vérité, pourrait-il rentrer dans les dunes la tête haute ? Pourrait-il reprendre cette vie qui lui semblait soudain si vaine et si éloigné, à lutter contre éléments et les hommes qui pourraient être ses frères ? Ils ne comprendraient pas tout ce qu'il avait vécu...
Même les souvenirs de son désert commençaient à avoir un goût de révolu.
Alors que ses yeux se perdait dans le néant, il lui semblait perdre son identité, son essence, son âme, sa vie. N'être plus qu'une carapace vide.
La jeune fille ne cessa de le regarder et, voyant sa détresse, lui adressa un sourire bienveillant et lui dit paisiblement :
"Je comprends. Vous avez du passer de terribles épreuves avant d'arriver ici n'est-ce pas ?"Elle ne pouvait tomber plus juste. Mais la raison pour laquelle elle ne prit peur à ce discours était autre. Elle avait déjà vu maintes fois ce genre de regard. C'était le regard des guerriers qui avaient trop vécus sur les champs de bataille et dont les esprits continuaient de s'y battre. Le regard des éprouvés qui, à trop souffrir, s'étaient égarés dans les méandres de leurs regrets qui se répétaient inlassablement comme une injuste punition de leurs actes. Des hommes qui avaient besoin de retrouver la lumière du chemin.
"Nos bains apaisent le corps et l'esprit. Ça vous ferra le plus grand bien, faites-moi confiance."Agadesh leva ses yeux, ramena ses mains à son visage et finit par accepter d'un hochement de tête. Cela n'avait plus la moindre importance.
En silence, ils arrivèrent à une plate-forme en pierre battis sur le lac. Une porte donnait accès à l'édifice.
"C'est ici que je vous laisse. Vous trouverez derrière cette porte le vestiaire. Vous devrez y déposer vos affaires et vous changez avec une de nos culottes propres pour vous baigner. Vous passerez ensuite dans le sanctuaire de Moura où vous pourrez la prier et faire offrande. Vous n'aurez ensuite qu'à sortir et vous installer dans nos bains."Alors que le silence s'était fait et qu'elle commençait à repartir, Agadesh lança :
"Est-ce que je vous reverrez ?""Peut-être bien, oui.""Je ne sais même pas votre nom !"Elle se retourna, souriante :
"Je m'appelle Manishaganga Tui-Sarasvati Deviradhalakshmi."Elle rigola en voyant l'air gêné d'Agadesh et continua :
"Mais vous pouvez m’appeler Manisha ! Et vous, comment vous appelez-vous ?""Agadesh. Agadesh Kel Attamara.""Enchantée, Agadesh. Enchantée." Sans un mot de plus, elle se retourna et reprit son chemin. Elle s'appelait Manisha. C'était un joli nom. Il ne la quitta pas des yeux jusqu'à ce qu'il la perde de vue au détour d'un bosquet et finit par se résoudre à franchir la porte blanche du temple.
A l'intérieur, une modeste salle au sol, murs et plafond en bois sombre. Sur une petite table se trouvaient quelques morceaux de tissus oranges de toutes tailles qui devait être les culottes de bain dont parlait Manisha et sur les murs étaient disposés de petits compartiments dont certains accueillaient déjà les affaires des quidams.
Le nomade se contenta de faire sagement ce que la jeune femme lui dit, seul dans cette pièce, déposa ses affaires et se déshabilla. Il bloqua un instant en regardant le brassard à trois yeux que lui avaient donnés les ancêtres. Lorsqu'il le reçut, il crut être le plus honoré des fils du désert... Toujours à son bras pour lui rappeler sa quête... Maintenant, cela n'avait tellement plus de sens...
Lorsqu'il finit dans cette pensée, il enfila le curieux habit orange, sorte de pantalon court, léger et ample. Cela lui faisait bizarre d'être habillé si légèrement et de sortir de la sorte. Les corps étaient toujours cachés par d'amples habits et il existait une sorte de pudeur honteuse pour tout le peuple des dunes quant il fallait s'en défaire. Et ici, on lui demandait de se contenter d'un pantalon ne descendant qu'aux genoux en guise de tenue. Il fixa un instant la cicatrice à son avant-bras droit, vestige du combat contre attaque les voraces qu'il avait livré auprès de ces anciens amis... Exhiber une cicatrice, c'est montrer avoir été faible...
Il finit par se résoudre à tout de même sortir, que tout les principes qu'il connaissait dans le désert n'étaient pas les mêmes ici, mais une gène lui restait malgré tout.
Il finit par ouvrir la porte du sanctuaire et c'est là qu'il la vit. Une grande représentation de Moura, en sirène, dans le même style que celle qu'il vit dans les ruines des elfes bleus, s'affichait droite, fière et puissante devant lui. Il comprit à cet instant-là qu'il ne pouvait plus faire demi-tour. Un grand reposoir orné d'argent trônait juste devant. Dessus, des bourses de Yus, de la nourriture, des armes, des bijoux... Les offrandes des fidèles. Agadesh, son brassard à la main, se résolut à pardonner la déesse. Il s'arrêta devant l'idole et lui adressa dans ses chuchotements une prière :
"Moura, voici mon offrande. Ce brassard, vestige de mes croyances révolues... Je vous prie aujourd'hui, pour la première fois, au nom de mon peuple. Je prie que vous puissiez pardonner nos antiques erreurs qui toujours nous poursuivent. Je prie pour l'antique cité que mes ancêtres ont ravagés. Je prie que vous puissiez pardonner pour tout vos fidèles morts au travers des siècles sous nos lames. Je prie pour que le sang cesse de couler dans le sable. Je prie pour la réconciliation et pour la paix. Puissiez-vous entendre ma prière..."Il fixa la représentation de la divinité comme si elle fut réellement en face de lui, l'espace d'un instant. Il venait de braver un interdit absolu en s'adressant à Moura et, alors qu'il sentait avoir franchi un grand pas, il ressentit une sorte de frustration inédite. Rien ne s'était passé. Aucun jugement, aucune punition, aucune récompense. Ni l'ombre d'un signe. Comme si, finalement, tout ce qu'il pouvait penser, dire ou faire n'avait la moindre importance ; un vide cruel pour un sourd sentiment d'insignifiance.
Il finit par rapidement cesser d'espérer et passa la seconde porte.
Dehors, il se retrouvait sur la bordure en planches sur pilotis qui longeaient les dix bassins d'eaux chauffées. Il s'agissait de cuves aux contours maçonnés en larges pierres grises claires taillées, ne dépassant pas le mètre de profondeur et dans lesquelles se noyaient de solides rochers lissés sous l'action de l'eau servant d'autant de sièges à la plèbe qui les investissaient peu en cette pourtant si belle journée.
Il vit aussi, à sa grande surprise, quelques elfes bleus, mais ceux-ci ne firent pas attention à lui et Agadesh, maintenant soulagé d'une haine qu'il n'avait plus à ressentir, passa son chemin. Deux autres earion en toges bleues discutaient ensemble, semblant surveiller les bassins.
Il se retrouva sur le bord d'un bassin, un peu inquiet. Il ne savait pas comment rentrer dans l'eau. Ses contacts avec cette substance avaient toujours été quelque part sacralisés ; l'eau, rare et précieuse, servait à boire et boire servait à vivre. Il n'avait jamais été question de se retrouver au cœur de cette eau et donc son ignorance était totale. Comment rentrer dans ce liquide ?
Il prit le parti de la prudence et s'assit sur le bord de la cuve. Il toucha la surface de l'eau du bout des doigts. Le brasier entretenu en-dessous l'avait rendu aussi chaude qu'un verre de do-knisa. Il ne trouva pas cela très agréable et un frisson lui parcourut l'échine. Son regard se détournait souvent vers les quidams des bains voisins. Il les regardait bouger au ralenti dans l'eau, ne comprenant pas vraiment ce qu'ils faisaient.
Finalement, après de longues minutes, il s'aventura à rentrer son buste dans le liquide, à se mouvoir quelque peu et à s'assoir. Manisha avait dit vrai, c'était une expérience très apaisante. Les mouvements étaient plus longs, mais la sensation de l'eau chaude filant sur la peau était d'une tendresse rassurante et lui rappelait un peu la sensation du sable qu'il laissait quelquefois s'écouler d'entre ses mains. Ce bain réchauffait son corps, le liquide semblait le masser, bienveillant. Il n'était toutefois pas question d'y plonger la tête, tout simplement parce qu'il n'y songeait pas, pas plus qu'il n'aurait pu songer à plonger sa tête dans le sable. Mais il y était. Il se détendait, soudainement loin de ces préoccupation. Il aurait pu prendre cette nouvelle sensation, presque divine, qu'il connaissait maintenant, comme l'accord du pardon adressé à la déesse de l'hydros.
C'est à peu près le moment que choisit Sarrukin pour réapparaître.
"Vous avez donc commencé à l'accepter..."Le nomade n'était pas vraiment heureux de le revoir maintenant, mais il lui répondit :
"De quoi parlez-vous ?""Chut, ne parlez pas à voix haute... S'ils ne peuvent me voir et m'entendre, ce n'est pas le cas pour vous. Pensez, je comprendrais."*Que me voulez-vous encore ?*"Discuter... Juste discuter. Je vous rappelle que nous sommes liés maintenant."*Et de quoi voulez-vous parler ?*"Oh et bien du vœu que vous avez adressé à Moura par exemple... Ne vous offusquez pas, mais je sais tout de vous maintenant, tant bien même je ne le voudrais pas..."*J'ai fait ce souhait pour le bien de mon peuple.*"Je sais que vous êtes très attaché à votre peuple, mais rendez-vous à l'évidence, vous n'êtes déjà plus le même. Et vous changerez encore si vous continuez dans votre quête... Voulez-vous toujours aller affronter ce Xenair maintenant que vous reconnaissez que ceux qui vous ont inspiré ce but ne sont que des imposteurs ?"*Je dois savoir pourquoi ces imposteurs veulent que je l'affronte et pour l'heure, je ne vois d'autre moyen que de me renseigner sur Xenair. Et tant pis si cela doit passer par le fait de l'affronter. Dès que j'en saurais plus sur eux, je devrais débarrasser le désert de ce fléau. C'est ce que les véritables ancêtres voudraient.*"Ces êtres maléfiques veulent que vous vous perdiez. Que vous deveniez aussi fou que lui, voilà la vérité. C'est une quête perdu d'avance, faites-moi confiance, je sais de quoi je parle. Abandonnez, enfin !", dit-il presque sanglotant.
*Abandonner ? Non. Je ne pourrais revenir parmi les miens dans la honte de l'échec.*Sarrukin se mis à bégayer, à court d'arguments :
"Alors n'y retournez pas ! Je ne sais pas, faites-vous une nouvelle vie ici par exemple. Je connais cette région, un guerrier de votre trempe serait bien accueilli ici et puis... Et puis il y a cette Manisha ! Elle vous plaît n'est-ce pas ? Je pourrais vous aider à la séduire et..."*Silence Sarrukin ! Je ne resterais pas ici, ce n'est pas ma terre. Et je n'aurais nul besoin de vous si l'envie me prenait de séduire quelques femmes, par ailleurs. Ma décision est prise. Nous irons voir les mystiques dont vous me parliez, j'aviserai ensuite. Maintenant, disparaissez. Une longue route m'attends et, pour une fois que je trouve un peu de répit, je voudrais en profiter.*La faëra ouvrit la bouche comme si elle allait répliquer quelques phrases, mais rien ne sembla lui venir. Elle finit par baisser la tête et, comme le nomade l'avait ordonné, disparut.
Maintenant seul, Agadesh, pris par la douceur des eaux, finit par fermer les yeux et s'assoupir contre la rambarde du bassin.
"Je vois que les effets soporifiques ont bien eût effet sur vous, Agadesh. Il paraît que vous dormez depuis des heures !", lui lança une voix en lui agitant doucement l'épaule.
Le nomade ouvrit les yeux et vit le visage de Manisha avec un sourire en coin. Celle-ci n'avait plu son ombrelle et pour cause, le ciel avait pris la couleur orange et rosée qui caractérisait si bien l'heure du coucher du soleil.
"Nous n'alimentons plus les feux à cette heure-ci, les eaux vont se rafraîchir... Sortez, prenez un linge et séchez-vous."Agadesh s’exécuta sans broncher et déclara d'un ton neutre :
"Je dois me rendre à Oranan...""A cette heure-ci ? Hors de question que je vous laisse partir, la route est encore plus dangereuse de nuit, surtout avec le brouillard.""Le brouillard ? Je ne vois aucun brouillard !"Manisha eût encore ce petit sourire mystérieux et reprit comme si elle ne l'avait pas entendu :
"De toute façon, les gardes ne vous laisseraient pas pénétrer dans la ville. Déjà qu'ils sont en pleine psychose en s'imaginant que des espions de la reine noire puissent s'infiltrer dans nos murs... Seul, avec votre air exotique et votre tenue digne d'un assassin, en vous présentant à la porte vous courrez à la catastrophe. Attendez plutôt demain matin. Nous gardons toujours quelques chambres de libre pour les voyageurs de passage et j'ai déjà dit à notre cuistot de préparer une soupe de plus. Vous ne me feriez pas manquer à ma parole n'est-ce pas ?"Agadesh sourit devant la fougueuse initiative de Manisha. Elle ne lui laissait pas vraiment le choix..
"Très bien, d'accord, je resterais pour la nuit... Même si je l'ai déjà faite en grande partie."La jeune femme eût un petite rire discret et continua :
"Formidable. En plus, comme ça, nous ferons la route ensemble pour Oranan demain. Moi et plusieurs autres liturges prenons congé pour quelques jours et nous retournons voir nos familles, vous vous joindrez naturellement à nous.""Naturellement."Vapeurs Silencieuses