Les Derniers SoufflesHermai
Les premiers kilomètres se firent d'un bon pas, dans un silence certain.
Agadesh devait le reconnaître, ces pèlerins étaient bien plus physiques et endurants qu'il l'aurait cru et il n'avait pas à s'en plaindre, car cela ne faisait qu’accélérer un rythme de marche qui aurait été plus bas s'il avait dû le faire sans compagnie.
Et, de cette façon, ni Kong Zi, ni Kaze, ni personne n'était en train de le bassiner sur leurs croyances en Rana. Mais il n'était pas dupe, et se doutait bien que ce ne serait que partie remise.
Ils passèrent ainsi à côté d'un marchand dans une calèche tirée par deux rosses qui transportaient avec lui sa femme, ses deux enfants et un bric-à-brac d'objets en bois qui cliquetaient dans l'habitacle arrière. Leur rythme d'avance était affreusement lent. A son côté, deux guerriers en armures de cuir semblaient les escorter, insensibles aux chamailleries familiales du père hurlant à ses enfants de ne pas jouer avec la statuette de la déesse de la sagesse.
L'homme à la mine fatigué eût un sourire gêné en voyant les pèlerins le dépasser, essayant toujours vainement de confisquer le bien à son fils aîné. Kong Zi, arrivé à sa hauteur, s'adressa directement à eux, sans que les mercenaires qui l'entouraient essayent de l'en empêcher.
"Marchand, quel est le but de votre voyage ?""Ma femme et moi en avons assez du bruit et des odeurs de la grande ville, alors on a décidé d'aller emménager dans un petit terrain non loin de Bouhen, pour être plus tranquille.""Bien. Puisse le souffle de Rana protéger votre voyage."Agadesh ne comprit pas vraiment l'intérêt de la discussion qui venait de se passer.
D'où ce prêtre, qui ne semblait connaître de néant ce marchand, se permettait-il de lui demander où il allait, lui balancer une bénédiction et de repartir aussitôt ? Cela lui semblait absurde.
Ils continuèrent ainsi leur route, et la même comédie se répéta à chaque rencontre produite. Ils croisèrent une cinquantaine de passants durant la journée, et pas un n'y échappa. Des marchands, des gardes, des fermiers, des érudits et autres quidam qui n'avaient rien demandés se firent tous interpelés par Kong Zi, qui leur demandait où ils allaient et, quelque soit la réponse, les bénissait avant de s'en aller. Le reste du temps, seul le bruit des pas et le souffle des pèlerins se faisaient entendre en longeant champs et cultures qui semblaient ne pas en finir, quelque fois entrecoupés d'habitations paysannes, de fermes et de domaines viticoles.
Enkidu suivit le cortège quelques mètres en arrière durant toute la journée sans émettre le moindre autre son que le cliquetis de ses pattes sur les dalles de la route, au point que le fils du désert en venait presque à oublier son existence.
Le soleil était encore à deux bonnes heures de son crépuscule lorsque la route s'acheva sur un croisement qui ne laissait que le choix entre la direction du midi ou du septentrion alors que depuis Kendra Kâr, il n'avait fait que de suivre l'ouest.
C'est à cet endroit qu'ils purent voir, devant eux, se découpant derrière le feuillage de quelques arbres et de quelques bosquets verdoyants, se dresser l'édifice. C'était une construction modeste, d'une quinzaine de mètres de hauteur, juchée sur un tertre de terre dont les parois étaient consolidées par d'épaisses pierres cuivrées et argileuses. Cette butte, probablement d'origine naturelle, était flanquée en son milieu d'une ouverture, sombre et étroite, qui devait donner accès à l'édifice qui le surplombait. Non loin, un escalier vulgairement construit en ces mêmes pierres menait, dans un doux virage ombragé, jusqu'au pied de la construction.
La structure, bâtie en briques de roches grises et claires, était maçonnée de façon hexagonale, mettant ainsi en valeur l'entrée saillante mais étroite, dépourvue de porte, dont le linteau était orné d'une gravure de la déesse de l'air. Surplombant l'ouvrage, un fronton circulaire dont le tympan était percé d'un œil-de-bœuf s'enfonçait dans le bâtiment. Le reste des différentes faces de l'édifice n'étaient rien d'autres que des murs aux frontons triangulaires surbaissés sous lesquels s'affichaient d'autres représentations religieuses de la même trempe.
Elles étaient belles ces gravures, où la divine était représentée ici pourvue d'ailes et d'une aube dont les replis inspiraient les mouvements d'un vent latéral, les bras grands ouverts et le visage affichant un sourire bienveillant.
L'étage supérieur, qui tutoyait la cime des arbres feuillus environnants, se démarquait de la base par sa circonférence. Tel un beffroi, il était composé d'un lanternon ajouré, parsemé de tous côtés d'arcs en plein cintre ouverts aux vents. Et enfin, au-dessus se trouvait une statuette en cristal de la déesse trônant là sur un dôme en bronze.
Entre deux piliers du lanternon, un homme chauve en aube grise se trouvait là, en position du lotus, la tête haute, les yeux fermés, certainement en pleine prière ou autre méditation... en lévitant ! Les oreilles d'Enkidu se dressèrent et Agadesh resta stupéfait. Il comprit rapidement qu'il devait encore s'agir d'un de ses disciples de Rana, un mage d'air comme Kong Zi. Et bien que sa curiosité était captée, il ne pouvait que se dire qu'ils allaient certainement devoir s'arrêter ici alors qu'ils pourraient encore parcourir une bonne distance avant le coucher du soleil. Rien ne semblait trop extraordinaire pour le fils des dunes qui puisse justifier un retard sur sa mission ancestrale.
Ses craintes se réalisèrent lorsqu'il vit Konzi faire signe aux pèlerins de s'arrêter, avant de se retourner et clamer devant eux un canon religieux :
"Et Hofuku Choja, le missionnaire originel, retournant vers le temple de l'universelle sagesse avec tous ces disciples venus des plus lointaines contrées, s'arrêta à chaque croisement de chaque chemin et y honora Rana. Il vit que cela était bon et il dit à Kukaï Henro, son plus fidèle disciple : Ton chemin s'arrête là, pèlerin. Ici, de tes mains, tu construiras le Grand Ranai, où les pèlerins futurs honoreront la déesse et trouveront repos et protection. Tu vivras ici et tu y mourras, ainsi que ta descendance et la descendance de ta descendance. Telle est la volonté de Rana."Le message était clair, même pour Agadesh. Ils allaient devoir rester ici ce soir.
Il songea un instant à continuer la route seul, mais il ne savait pas comment rejoindre son objectif. Il devait les suivre, il n'y avait pas, à son sens, d'autres alternatives.
L'homme en lévitation se reposa sur le sol et se leva en les apercevant avant de mettre un pied dans le vide devant lui. Agadesh était sur le point d'alerter tout le monde lorsqu'il vit que celui-ci, loin de tomber, semblait glisser dans les airs jusqu'à eux, se contentant de lancer avec un large sourire sur son visage :
"Bénis soit Rana et les pèlerins qu'elle m'envoie !"L'oriental était loin d'être le seul à être bluffé par une telle magie, et plusieurs pèlerins se purent s'empêcher de lancer quelques exclamations d'étonnements et le mage ne semblait pas mécontent d'avoir fait son petit effet. Les aboiements les plus féroces du camïu ponctuèrent le spectacle d'une manière agaçante et Agadesh dût le calmer en le prenant dans ses bras. L'individu volant se plaça à côté de Kong Zi et lança, sans avoir baissé le volume de sa voix :
"Que votre souffle soit le bienvenue au sein du Grand Ranai ! Je suis le Maître Saicho Henro. Je serais votre hôte pour ce soir. Je vous en prie, suivez-moi dans le couloir inférieur."Tous s’exécutèrent, passant un par un dans le sombre passage qui était à peine assez haut de plafond pour ne pas avoir à se voûter. Les pèlerins, encore émerveillés par la vue du bâtiment et la maîtrise magique de Saicho Henro, commentaient encore leur arrivée, certains vantant la beauté de l'édifice et curieux de ce qui pouvait les attendre à l'intérieur, d'autres admirant et enviant l'expertise de l'utilisation des fluides de leurs maîtres. D'autres encore exprimaient leur contentement à pouvoir enfin se reposer de cette solide journée de marche.
Après avoir traversé le couloir, ils arrivèrent dans une salle tout juste plus élevée, s'étendant sur une vingtaine de mètre de longueur et d'une dizaine de largeur. Le sol était fait d'un parquais noble en bois clair, les parois et le plafond dans un jeu de charpente du même acabit. Six épais piliers de soutiens, par lignes de trois, étaient placés parallèlement sur les côtés et des conduits de ventilations étaient présents entre chacun d'eux. Ceux-ci communiquaient verticalement avec la surface non loin, permettant l'illumination de la pièce et à un doux courant d'air de circuler.
Une seule grande table rectangulaire était étendue en plein milieu de la salle, avec de grands bancs sur les côtés et des chaises à l'allure de trône pour les deux sièges présents de chaque côté de la tablée qui présidaient le tout. Celle-ci devait pouvoir accueillir une cinquantaine de personnes, peut-être même plus en se serrant sur les bancs.
Tout au fond, un arc large et surbaissé donnait sur un escalier en colimaçon.
Non loin sur les côtés se trouvaient deux arcs d'ogive menant à des pièces au contenu encore indéterminable.
Le maître des lieux commenta :
"Vous êtes ici dans l'antichambre du Ranai. Cette pièce a subi de nombreuses modifications au cours des temps, mais sa fonction a toujours été d'être un lieu de repos, de réunion et de collation sous la bienveillance de Rana. Vous pouvez déposer vos affaires dans le dortoir qui est juste là.", dit-il en pointant l'ouverture pour la pièce de droite.
"De l'autre côté, ce sont mes quartiers, la cuisine et le sacristie. Vous n'avez pas à y pénétrer. Et enfin, l'escalier que voilà vous permettra d’accéder au Ranai. Si certains de vous sont sujets à certains maux comme des ampoules, des douleurs musculaires ou des coups de soleil, je possède quelques onguents à votre disposition. Vous pouvez aussi remplir vos gourdes dans le puits derrière le temple. Vous trouverez aussi les latrines un peu plus loin, près du grand chêne."Agadesh écouta et ne put que mieux comprendre ce qu'il se passait. Dans le désert de l'Est aussi, les sédentaires prenaient leur devoir d’accueil des nomades très au sérieux. Plus qui ne leur était demandé même parfois, au point où leur refuser une halte pouvait passer comme un manque de respect, voire une offense !
Tous se dispersèrent et Kaze lança à Agadesh :
"Je vais visiter le Ranai. Vous devriez venir avec moi."Même s'il se doutait bien que le pèlerin le bassinerait avec ses croyances, Agadesh n'avait bien rien d'autre à faire dans l'immédiat et se laissa convaincre. Mais, avant qu'il approuve, Saicho Henro s'avança vers l'oriental avec un grand sourire aux lèvres en clamant au missionnaire :
"Par toute la douceur de Rana ! Maître Kong Zi, voilà un pèlerin bien exotique que vous nous ramenez ! Votre escale en Imiftil n'a donc pas été aussi vaine que vous le craigniez ?""Hélas, Maître Henro, ce nomade n'est pas un de mes pèlerins. Il s'agirait plutôt d'une âme en peine, encline à l'agressivité. Il porte une dévotion totale à Tishiko et à un ridicule culte des ancêtres et refuse toute ouverture en la sagesse de Rana. Il cherche pour une raison que j'ignore à rejoindre la forêt des Thiên Thân et le pèlerin que voici, Kaze, a tenu à se porter garant de cet individu."Agadesh reposa Enkidu sur le sol et lança un regard noir au missionnaire.
"Votre jugement me semble bien sévère, maître Kong Zi.", puis il se mit à s'adresser à Agadesh comme si cet échange n'avait jamais eu lieu devant lui.
"Que la sagesse de Rana vous accompagne, nomade. Puis-je savoir à qui ai-je l'honneur ?"Agadesh n'aimait pas cette conversation mais sa morale lui dicter de faire honneur à son hôte et il lui répondit le plus calmement possible :
"Que la paix et la grâce de Yuimen soit avec vous, Maître Henro. Je suis Agadesh Kel Attamara, du Désert Bleu.""Bien Agadesh, vous êtes ici bien loin des vôtres... Quel est le but de votre voyage ?"Le bédouin n'allait certainement pas s'aventurer à lui expliquer la mission que lui avait confié les ancêtres et encore moins sa recherche d'une faëra. Aussi il alla au plus simple.
"La forêt des Thiên Thân.""Et qu’espérez-vous y trouver ?""Ce que j'y cherche."Saicho Henro sembla amèrement surpris par cette réponse qui signifiait clairement que celui-ci ne se confierait pas à lui.
"Naturellement. Aussi devez-vous savoir que nombreux sont les adeptes de Rana dans la contrée dans laquelle vous vous dirigez. Ne voudriez-vous pas en savoir plus sur la déesse du vent ?""Là d'où je viens, le vent n'est pas notre allié. Il efface nos repères et nous maudit de ses tempêtes. Si votre déesse est bien derrière tout cela, sachez que ses colères ont emportés nombres des miens et que pour cela, jamais je ne l'honorerais."Henro se tourna vers Kong Zi et lui demanda en baissant la voix :
"Se pourrait-il que Rana possède quelques griefs contre ces peuples du désert ?""Il faudrait consulter les textes du temple pour le savoir... Mais peut-être est-ce simplement le fait d'être ignoré par ces peuples qui provoque son courroux.Henro se tourna vers Kaze :
"Pèlerin, pourquoi vous être tenu garant de cet homme ?""Parce que l'enseignement de Rana m'a appris que nul être n'était condamné à ne pouvoir la vénérer, Maître."Certes, mais la sagesse de Rana enseigne aussi l'humilité. Qui donc êtes-vous pour oser penser que vous arriverez à tourner cet individu vers elle ? Vous pensez-vous assez important pour vous en faire un devoir ? Est-ce là bienveillance ou orgeuil ? C'est la question que vous devez vous poser. J'entends bien que tout cela partait d'une bonne volonté... Maître Kong Zi a été bien clément de vous le permettre, mais ce genre d'initiative est prématurée, à ce niveau de votre apprentissage. Attendez de suivre sérieusement les Arcanes de Rana et d'être béni du Rituel du Premier Souffle. Ensuite seulement vous pourrez vous aventurez dans ce genre d'expérience... Votre protégé peut rester pour la nuit, mais je ne veux pas de la présence d'un incroyant dans le Ranai. Je compte sur vous pour qu'il en soit ainsi."Seule la politesse de l'invité envers son hôte retint Agadesh de frapper ce religieux qui le prenait de haut et faisait comme s'il n'était pas là... Comme si ce Kaze aurait pu l'empêcher d'aller en haut s'il le souhaitait ! Et Kong Zi, qui acquiesçait d'un signe de la tête la moindre phrase de son homologue était tout aussi méprisable.
Mais à la vérité, le nomade mettait encore moins d'importance à découvrir ce lieu avec un tel discours. Les deux maîtres s'éclipsèrent et Kaze portait la tête basse. Celui-ci était encore un de ces occidentaux qui ne chercherait pas à défendre son honneur même devant la pire des humiliations. C'était navrant, il lui faisait presque pitié. D'ailleurs, il ne voulait plus le voir, lui non plus.
"Allez-y Kaze, je jure sur mon honneur que je ne pénétrerais pas dans le Ranai."Et il tint parole.
Il sortit dehors, se rendant au puits pour remplir sa gourde avant de se reposer pensivement dans l'herbe pendant qu'Enkidu s'amusait à explorer les hautes herbes et chassait les criquets.
Il se calma, repensant à sa quête et regardant le soleil se coucher par-delà les champs. Il eût un temps de nostalgie pour son désert, se disant qu'il en était bien loin. Le sable lui manquait. Il avait vraiment l'impression d'être utile, quant il était là-bas... Ici, même s'il était conscient de l'importance de sa quête, il avait le sentiment de ne servir à rien. Et il se sentait terriblement seul.
Lorsque la nuit succéda au jour, Agadesh se résolut à rentrer une nouvelle fois dans l'antichambre qui n'était plus éclairée que par des bougies dispersés sur la table. Il s'était un peu résigné et attristé, victime d'un grand coup de mou.
Il ne prenait plus la peine d'essayer de suivre la moindre conversation et Kaze semblait avoir abandonné l'idée de l'initier au culte. Les déclarations et les débats religieux allaient bon train lorsque fut servi le souper, un épais potage de lentilles et de raisins secs auquel il fit honneur. Il refusa le vin qu'il lui était proposé en se rappelant de sa malheureuse expérience dans le domaine des trois frères. Curieux de voir que tout les occidentaux semblaient se régaler de ce poison...
Tous allèrent cependant relativement tôt se coucher, Kong Zi clamant qu'il devait se lever de bonne heure le lendemain et qu'il ne serait pas sage de prolonger cette soirée plus que nécessaire.
Ce n'était pas pour déplaire à Agadesh, qui subissait silencieusement la soirée. Il ne dormit que d'un œil, pensant beaucoup au désert et n'ayant qu'une faible confiance en ses adeptes de Rana.
Le lendemain, après avoir quitté leur hôte, se poursuivit le chemin de la même manière que la veille. Même silence, même vitesse, même cirque à chaque fois qu'un pauvre bougre avait le malheur de les croiser. Ils dormirent les nuits suivantes à la belle étoile, alors que les champs s'absentaient pour laisser place à une nature verdoyante et que la route montait et descendait parmi les basses montagnes. Trois jours plus tard, ils arrivèrent au niveau de la forêt tant recherchée. Des cerisiers sauvages en fleurs, des cheveux de Gaïa, des fleurs de toutes sortes toutes plus blanches les unes que les autres... Même l'herbe prenait ici une teinte pâle.
Seul Kaze s'interrompit dans sa marche pour lui dire au revoir et lui souhaiter bonne chance, quoi que celui-ci puisse chercher. Avant de partir pour de bon il rajouta même que, si lui-même ne voulait pas prier Rana, il le ferait pour lui.
Les pèlerins disparurent, et il se résolut à s'enfoncer dans cette étrange forêt que l'on aurait pu croire enneigée. Maintenant qu'il était au bon endroit, il s'agissait de trouver ce guide, cette faëra !
Schrats