La zone d’embarcation n’est en réalité qu’une large prairie, à quelques miles de Kendra Kâr.
D’après les indications sur mon billet, je suis plus qu’en avance, le départ étant prévu pour midi. Après m’être assurée de la validité de mon billet, ainsi que de l’heure du départ, je m’installe à l’ombre d’un bosquet proche. De là, le dos appuyé contre un chêne, je peux voir les vaisseaux des elfes atterrir, le manége des portefaix ; puis, en m’allongeant, le lent balancement des branches, le défilement des nuages.
Les feuilles, en s’agitant au vent, murmurent doucement, se croise, et crée d’éphémères dessins. Les yeux toujours ouverts, je m’égare peu à peu.
…
Les premiers jours ont été les plus durs. Après avoir quitté la Tortue Guerrière, et que mes économies se soient réduites au minimum, je ne fis au début que survivre. Je dormais quelques heures, dans la journée, en général au parc du centre de Kendra Kâr, la bise d’Ynorie. Je cherchais des petits boulots. Les quartiers les plus pauvres m’offrirent aux débuts un moyen de subsistance assez régulier ; j’aidais à réparer les derniers dégâts de la tempête. Cela suffisait cependant à peine à me nourrir, et je cherchais rapidement un autre moyen d’existence. J’aidais à tenir un étal sur un marché ; je fis la plonge dans un bar miteux du quartier sud.
Cette période fut formatrice. À force d’errer dans Kendra Kâr, j’appris à mieux supporter la foule qui s’y bousculait. Mais ce que j’appris surtout, c’est que je ne voulais pas vivre ainsi. J’avais pourtant déjà survécu de cette manière, avant, de travail sans lendemain. Pourtant, à ce moment, cette pensée m’exaspérait. Rester dans une ville, immobile, simplement occupée par le fait de devoir gagner quelques pièces… Il me manquait alors cette impression de domination, la certitude qu’une vengeance arriverait pour libérer ma haine… Aujourd’hui encore, il me manque cette haine, tout simplement, qui me donnait un but.
…
Lentement, j’ouvre les yeux. La quiétude du lieu m’accueille. Je suis allongée, et contemple le feuillage de l’arbre. Je ne sais toujours pas ce qu’il peut être… Et je ne cherche pas à le savoir, en fait. Le temple de Zewen est un des endroits de Kendra Kâr où j’aime à flâner.
Le feuillage bruisse doucement, me berçant. Alors que je m’apprête à reprendre ma sieste, une voix dissipe ma somnolence.
«
On rêve de vie éternelle, jeune fille ? »
Désemparée, je me redresse. Un être de petite taille, la face ronde, encadrée par des cheveux bouclé brun, me regarde. Son visage, entouré de favori, est souriant, et toute sa physionomie semble vouloir inspirer confiance. Enfin, son ventre rebondi, que sa veste a du mal à dissimuler, laisse penser que son régime n’est pas des plus ascétiques.
Sans me laisser le temps de réagir, il s’incline de manière pompeuse :
«
Ezel Hocklam, pour vous servir »
Décidant de jouer le jeu, je me lève, et le salue d’une révérence :
«
Capucine Miroedus, à votre service »
Alors que j’hésite sur la conduite à tenir après cet échange de civilité, Ezel, sans plus de manière, mais toujours souriant, s’assoit en face de moi, contre l’arbre. Je m’assieds également, et l’observe plus précisément. L’être qui me fait face est clairement un Sinari ; je n’en ai que rarement vu, et leurs souvenirs sont égarés quelque part dans ma mémoire, mais les descriptions que tous font de ce peuple correspondent parfaitement.
«
Vous parliez de vie éternelle ? … Pourquoi ? »
«
L’arbre… La légende veut que quiconque mange l’une de ses feuilles obtienne la jeunesse éternelle. Enfin, du moins, certaines personnes qui racontent cette légende le prétendent. D’autres affirment que c’est la mort qui attend le téméraire. Enfin, personne n’a essayé depuis au moins deux bons siècles, donc personne n’est sûr. Mais comme vous sembliez contempler l’arbre avec envie… Vous voyez, je cherche un volontaire pour essayer avant moi… »
Tout le temps qu’il parle, Ezel me fixe, les yeux légèrement moqueurs, mais son visage garde sa chaleur et sa bonhomie. J’hésite un instant, puis décide qu’il ne se moque pas plus que moi qu’il n’est sérieux, et opte pour un sourire, plutôt franc.
«
Je crains que vous ne deviez trouver un autre volontaire… Le risque me paraît un peu grand. Ou alors… Deux siècles peuvent être long pour les hommes ; mais n’y aurait-il pas des elfes, en ville, qui pourrait vous renseigner sur la dernière tentative ? »
«
Hélas, jeune fille, les elfes sont peu intéressés par la vie éternelle, et ne prennent que rarement des nouvelles des tentatives des mortelles pour l’atteindre. Et, de toute façon, ils sont plutôt rares dans cette ville, et ne restent pas très longtemps. Enfin, pour des elfes. »
Le silence retombe entre nous. Je contemple l’arbre, me demandant quelle partie de l’histoire le hobbit avait-il inventé, et quelle partie formait la légende… Et parmi celle-ci, quelle vérité ?
Un doux ronflement attire mon attention… Ezel vient de me prendre ma place favorite pour la sieste…
…
Un éclat de soleil, m’éblouissant au travers d’un creux du feuillage, me ramène à la réalité. Le soleil est maintenant haut dans le ciel ; l’heure du départ doit approcher. Je me relève précipitamment, saisis mon sac, et me dirige en hâte vers le point d’embarcation proprement dit.
Là, un jeune homme me désigne l’aynore en partance pour Tulorim : elle se trouve environ quatre cents mètres, au-dessus de moi, et devrait toucher terre dans quelques minutes.
Ayant rejoins le groupe de voyageur en partance pour Tulorim, il ne reste plus qu’à regarder l’aynore se poser délicatement sur le sol, et à me laisser gagner par la peur. En voyant la situation de plus près, je commence à me demander si ce billet gratuit est vraiment une chance, et si le coût du voyage en bateau justifie que je monte dans cette machine. L’idée de confier ma vie à l’un de ces appareils et à quelques elfes me semble des moins réjouissantes.
Pendant que ma bouche se dessèche et que mes jambes semblent se ramollir, l’aynore frôle l’herbe devant nous, semblant flotter sur la prairie. Je me fais emporter par le groupe qui m’englobe, et je me retrouve assise dans une pièce à l’intérieur de l’aynore, avec le vague souvenir d’avoir donner mon ticket, et entendu quelques consignes.
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