Les Vents CulminantsL'Oeil du Cyclone
Agadesh commençait à trouver le temps long. Dans ce vent, tout geste était laborieux et les sons presque inaudibles. Et voir le missionnaire de Rana se pavaner tranquillement dans sa bulle de protection l'énervait encore plus.
Soudain, l'aynore décéléra brutalement, manquant de faire tomber les voyageurs encore debout. Personne ne semblait comprendre ce qu'il se passait.
Des membres de l'équipage, en plein trouble, se rejoignaient et dialoguaient à voix basse. Quelque chose se passait, c'était sûr. Tout ce qu'Agadesh put voir fut que l'aigle martial du Sindel avec qui il avait communiqué tout à l'heure était blessé, ainsi qu'un autre qu'il n'avait pas vu plus tôt. Les deux furent amenés dans une des cabines de l'équipage. L'inquiétude était grandissante parmi les voyageurs, qui s’interrogeaient. Qu'est-ce que cela voulait dire ?
Celui qui devait être le capitaine de l'Aynore devisa avec son équipage, qui se dispersa en allant chercher des lances, avant de venir voir les passagers et annoncer de vive voix :
"Mesdames, messieurs ; nos aigles-éclaireurs ont été blessés par des créatures du ciel. Notre guérisseur est en train de s'occuper d'eux mais nous ne pourrons poursuivre notre route qu'à une vitesse réduite jusqu'à leur total rétablissement. Nous craignons que des katrels attaquent dans peu de temps, donc j'invite tout le monde à garder son calme et descendre dans la cale inférieure jusqu'à nouvel ordre... Si des guerriers et ou des mages veulent rester pour nous assister, ils sont les bienvenus."Très professionnels et très calmes, les elfes gris réussirent à ne pas créer de panique malgré la gravité de la situation. Et pour appeler les passagers combattants à les assister, elle devait être critique. Quelques déclarations de reproches et d'inquiétudes leurs vinrent cependant, tout notamment d'une bourgeoise de Kendra Kâr qui était purement hystérique et exécrable avec l'équipage malgré un mari qui tentait tant bien que mal de la tempérer.
Agadesh demanda ce qu'était des katrels à un autre passager, qui lui répondit simplement que c'était des oiseaux de malheurs qui empestaient les airs et avaient soif de sang. De la façon dont s'était présenté, ça ne présageait rien de bon.
Agadesh dit à l'inconnu qu'il allait rester sur le pont et lui demanda s'il pouvait lui faire confiance pour garder ses affaires et son camïu. Pris au dépourvu, il ne pouvait pas refuser. Il lui laissa son sac et Enkidu, qui couina lorsqu'il lui mis dans les bras. Il n'était pas très emballé de laisser toutes ses affaires à un étranger, mais la situation l'exigeait. Et puis, ce n'était pas comme s'il pouvait disparaître de l'endroit. L'ensemble des voyageurs furent malgré tout plutôt dociles avant d'être descendus dans la cale des bêtes et, sur la centaine de passager que le vaisseau transportait, il n'en resta qu'une dizaine pour aider les elfes noirs dans le combat qui s'annonçait.
La trentaine d'elfes gris qui composaient l'équipage ne semblaient pas compter parmi eux de mages, hormis le guérisseur qui n'aurait pas une grande utilité au combat... Le missionnaire de Rana était toujours présent sur le pont ; l'habilité apparente de cet homme à manipuler les airs pourrait énormément aider. Il repéra aussi la femme-tigre qu'il avait déjà vu sur la zone d'embarcation, mais les autres semblaient être des voyageurs lambda. C'était des whiels et des kendrans, qui devaient avoir une quelconque activité martiale. Des miliciens ou des soldats en civils certainement. Deux d'entre eux, qui semblaient bien se connaître, arboraient même un certain embonpoint.
Les elfes remirent à tout le monde de grandes piques. Le nomade la prit sans histoire, gardant tout de même son sabre à la ceinture, le cas échéant.
Ce serait la première fois qu'il se battrait contre des créatures aériennes...
Un instant de flottement s'installa. Les sindeldi guettaient l'arrivée des katrels, et tout le monde restait immobile et silencieux, comme si le moindre son ou mouvement pouvait les attirer. Mais c'était le calme avant la tempête...
Les hostilités furent lancées lorsqu'un des elfes gris hurla en voir arriver à onze heure. Ces semblables se placèrent alors à ses côtés, en position, genoux fléchis et leurs lances bien serrées entre leurs mains, dirigées vers les créatures, en espérant que celle-ci viennent sagement s'embrocher dessus. Agadesh et les autres passagers les imitèrent. Seul le vieil Ynorien se plaça tranquillement au milieu du pont, n'ayant pas pris la peine de s'équiper d'une arme conventionnelle.
Mais ils n'étaient que la partie immergée de l'iceberg car d'autres se dévoilèrent dans la brume des nuages d'altitude... Ils devaient être une centaine à foncer sur eux.
C'est là qu'il put distinguer les katrels, des créatures aux plumes cuivrées, pourvus de deux grandes paires d'ailes dont ne dépassait de chaque côté qu'une queue et une étrange tête dont on ne savait distinguait le haut du bas étant donné leurs deux paires d'yeux disposés en miroir. De loin, on commençait à pouvoir entendre quelques cris aviaires stridents et excités.
Les premiers de la vague n'ont même pas hésité en allant directement violemment s'empaler sur les piques des sindeldi, propulsant certains au sol. Les katrels semblaient loin d'être atteint par la mort de leurs congénères et attaquaient avec la même férocité. Des armes se brisèrent ou tombèrent de haut avec les cadavres des créatures vaincues. Ces créatures se ruaient littéralement sur l'aynore, créant un chaos impossible parmi les rangs des protecteurs du bâtiment.
Alors que l'aéromancien s'était mis à lancer des sorts de poussée d'air qui ralentissaient la progression de la horde volante. Ne les laissant pas dépasser une portée de pique, cette ruse se révélait véritablement redoutable. Mais la protection ne pouvait être efficace partout et certains elfes en firent les frais, certains dont la tête fut décapitée du corps, d'autres mortellement mordus ou projetés hors de l'Aynore.
Agadesh, comme les autres voyageurs volontaires au combat, ne purent être premièrement que spectateurs de la scène sanglante et brutale. Se situant en arrière, aucun ennemi ne passait directement à portée. Lorsque la confusion commença à faire place, la situation à se détériorer et les morts créer un climat de crainte, ils se déployèrent et purent rejoindre les premiers rangs.
Il vit alors l'horreur d'un katrel qui arrivait en vrillant sur lui, qui fut heureusement ralentit par l'Oranien et qu'il put aussitôt mortellement. La bête sombra alors dans un râle en s'effondrant hors de l'Aynore.
La femme-tigre qui était parmi eux faisait un véritable carnage, semblant maîtriser la lance au plus haut point et n'hésitant pas à user griffes et crocs en sautant sans hésiter vers les volatiles fous. Elle élimina un des katrels qu'Agadesh avait prévu d'empaler, mais d'autres encore se relayaient. La seconde bête qui fonça sur lui ne fut pas ralentie et c'est avec effroi qu'il la vit foncer sur, la gueule ouverte, criarde à en vriller les tympans. Cette vision était cauchemardesque. Reculant, il parvint à la piquer en plein poitrail mais il fut entraîné par la vitesse de sa cible vers l'arrière, sa lance ne résistant pas à la brutalité du coup et se cassant en rencontrant le sol. Le katrel manqua de s'effondrer sur lui et son corps mourant passa juste au-dessus de sa personne pour aller s'écraser dans avec fracas sur le pont, glissant en laissant derrière lui une traînée de plumes cuivrées et de sang sombre.
Les katrels continuaient à affluer à n'en plus finir avec leurs cris infernaux. Des blessés hurlaient des appels à l'aide, certains ayant déjà sombrés dans l’inconscience. Le guérisseur qui était revenu en trombe essayait tant bien que mal de les soigner mais était totalement dépassé par les évènements.
Agadesh n'eût pas le temps de se résoudre à utiliser son sabre qu'il vit arriver un autre katrel qui fonçait droit sur lui, visiblement prêt à lui croquer le torse. Se ruant à terre, il réussit à esquiver la tête et les ailes de la créature, mais se retrouva brutalement frappé par la queue du volatile qui fit une boucle vers le haut pour foncer à nouveau sur sa proie, qui était encore groggy. Il fut sauvé par un elfe gris qui la stoppa net en pleine attaque. Il ne vit pas même le visage de son sauveur que son regard se porta sur l'Ynorien, occupé à défaire les ennemis en face de lui, qui ne remarqua pas le katrel qui lui fonçait dessus par son flanc gauche. Agadesh eût le réflexe salvateur de récupérer une lance qui était à sa portée et de la lancer tel un javelot sur le charognard. Celle-ci passa à quelques dizaines de centimètres de la face du vieil homme avant d'aller interrompre la course de la créature en lui perforant le cou. L'Ynorien eût un geste de recul avant de comprendre ce qu'il en était.
Ce fait sembla donner une idée au mage, qui usa ensuite de télékinésie pour lancer les armes abandonnées sur les katrels restant. La femme-tigre continuait de son côté à faire des ravages, tuant ces créatures à la pelle. Les derniers katrels furent éliminés, et Agadesh se fit un devoir d'aller achever les créatures blessées qui continuaient à se mouvoir pathétiquement sur le pont de l'Aynore.
La bataille fut rude, et c'était une quinzaine de morts qui étaient à déplorer. Dont onze elfes gris et quatre voyageurs.
Le capitaine donna l'ordre à son équipage de nettoyer au plus vite le sang sur le pont, que d'autres nuées de katrels pouvaient être attiré par l'odeur. Les cadavres des créatures furent évacués par dessus bord avec quelque difficulté et un peu de dégoût, mais personne ne semblait vouloir toucher aux morts.
Le guérisseur s'évertuait d'arrache-pied à sauver un de ses coéquipiers qui s'était fait arracher le bras. Malgré son garrot, il était très pâle. Difficile de dire s'il allait s'en sortir et d'autres avaient encore besoin d'aide. Le pauvre mage sindel gris ne devait être habitué qu'à s'occuper de petits accidents de bord et était complètement paniqué. Il ne savait que faire ou que dire. Lorsqu'un des siens vint le voir pour lui demander comment faire avec les autres blessés, il craqua, clamant qu'il n'en savait rien. L'autre s'énerva, hurlant la position et le nom des hommes d'équipages en train de vivre leurs derniers instant, mais ça ne réussit qu'à braquer un peu plus le soigneur.
Agadesh regardait la scène avec nervosité. Il se disait que l'elfe avait raison de s'en prendre ainsi à son médecin de bord ; sa fragilité risquait de les perdre tous. Mais il n'avait coeur à s'énerver à son tour. Après tout, ces hommes ne représentaient rien pour lui et n'avait pas la faiblesse de se laisser emporter par ses émotions. Ses occidentaux, quelque soit leur race, étaient décidément encore moins endurcis à la mort qu'une fillette des dunes.
D'ailleurs, alors que certains pleuraient encore leurs morts, comme notamment ce kendran souffrant d'embonpoint pathétiquement effondré à côté du corps de son ami, la seule représentante féminine sur le pont, la femme-tigre, était en train de tirer le cadavre encore chaud d'un voyageur qui n'avait pas eu la chance que quelqu'un vienne le pleurer. Alors qu'un sindel vint lui demander son intention, elle lui répondit simplement qu'elle faisait ce qui devait être fait avant de le soulever et le jeter par-dessus le bastingage. Agadesh fut agréablement surpris par le comportement de celle-ci. Elle se comportait décidément plus en homme que n'importe qui sur l'aynore, et ses qualités de combattantes n'étaient plus à prouver. Dans un certain sens, malgré sa répulsion envers son physique rude de félin, il la considérait avec respect. C'était la première personne qu'il trouvait, en dehors du désert, à réagir comme il se doit, bien que c'était curieux de la part d'une femelle.
Le capitaine, voyant la scène, arriva fou de rage, prétextant qu'on ne balançait pas des morts par-dessus bord comme de vulgaires chaussettes, qu'ils avaient droit à un rituel funèbre digne de ce nom, que les corps de l'équipage devaient être ramené en Naora et qu'ils s'occuperaient de ceux des voyageurs en arrivant à Kendra Kâr. Il était appuyé par plusieurs la majorité de ses hommes.
Agadesh n'en put plus et intervint, prêtant main forte à la féline :
"Par les ancêtres, vous n'êtes qu'un ramassis de faiblards ! Elle a raison, il faut se débarrasser de ces corps avant qu'ils attirent d'autres de ces katrels ! Nous courrons un danger tant qu'ils sont à bord ! Allez à Phaïtos, il est hors de question de tous nous condamner pour quelques cadavres ! Ils sont morts en combattant dans l'honneur, que voulez-vous de plus ?"Cette intervention attira les foudres de l'équipage, qui se faisait plus menaçant et les accablaient. Se rapprochant, l'un d'eux poussa Agadesh. Il ne se fit pas attendre pour dégainer son épée et lui mettre sous la gorge. Les elfes gris reculèrent d'un pas et se turent devant cette action.
"Ne vous avisez plus de me toucher ou je vous égorgerais sans hésitation devant vos pleutres d'amis ! Ça ne fera qu'un cadavre de plus qui passera par dessus bord ! C'est ça que vous voulez ? Le combat ne vous a pas suffit ? Vous voulez vraiment qu'on en finisse comme ça, avec encore plus de morts ? Je vous préviens, je vendrais chèrement ma...""C'est assez !", hurla le missionnaire de Rana.
Les regards se tournèrent vers lui. Seul Agadesh continuait à regarder son otage droit dans les yeux, prêt à l'égorger à la moindre contrariété.
L'Ynorien considéra les cadavres, les blessés inanimés et clama ce qui devait être un psaume, sur un ton très ecclésiastique :
"Et le grand sage Vayo Dathu dit à son disciple mourant : Que de ton premier à ton dernier souffle rejoignent le souffle divin et qu'ils vivent à jamais dans l'éternité de l'éther. Que les cendres de ton corps le vent nettoie et puisse-tu vivre l'éternité qui t'es promise dans l'air que ceux que tu laisses ici-bas inspireront. Va, va maintenant sans regret, car tu fais maintenant parti de Rana et nulle tempête ne peut plus désormais t'atteindre."Lorsque ce fut fait, l'aéromancien usa de sa télékinésie pour faire léviter doucement les corps restant jusqu'à les faire disparaître sous l'Aynore.
Les elfes gris regardèrent la scène sans intervenir, semblant tranquillisé par le fait d'un rituel religieux, bien qu'il ne corresponde pas à celui espéré. Certains s'étaient mis à pleurer durant le psaume.
Le missionnaire regarda les survivants, s'arrêtant tout particulièrement sur le capitaine, sur Agadesh et sur le soigneur qui s'occupait des quelques blessés encore conscients qui restaient, avant de dire, calmement :
"Que plus personne ne meure aujourd'hui."Agadesh ne tarda pas rengainer son épée. Les sindeldi le regardèrent de travers, mais le temps n'était plus à la chamaillerie et ils se dispersèrent. La tigresse vint lui parler :
"Merci de m'avoir soutenu.""Gardez vos remerciements, femme. Je n'ai agi que pour assurer ma survie."La Woranne fut un peu prise au dépourvu par cette réponse brutale, mais elle insista :
"Merci quand même.", dit-elle avant de s'éloigner du farouche nomade.
Agadesh partit ensuite s'isoler, gardant tout de même un oeil sur les elfes gris par crainte d'une représailles. Lorsque les blessés furent déplacés dans la cabine de soin et que le sang sur l'Aynore fut nettoyé, les aigles, requinqués, furent lâchés. Lorsqu'ils revinrent quelques minutes après sans maux, les voyageurs en cale furent remontés. Ils avaient entendu l'attaque et inondaient de questions les combattants. Certains reprochaient un tel manque de sécurité à bord, d'autres, dont notamment la bourgeoise qui s'était déjà fait remarqué plus tôt, reprocha sa longue attente dans une cale sombre qui empestait le crottin. Il fallait voir les regards assassins des elfes gris qui venaient de perdre des leurs et n'avaient aucune envie de se justifier auprès de quelques précieux totalement imbéciles. D'autres, moins pathétiques, s'inquiétaient pour la poursuite du chemin et furent immédiatement rassurés. D'autres encore demandèrent comment s'était passé la bataille et s'il y avait des morts à déplorer. Les regards attristés qu'ils eurent en retour suffirent à leur répondre. Agadesh ignora simplement les questions qui lui étaient posés. Il se fraya juste un chemin jusqu'à l'individu auquel il confia Enkidu et ses affaires, le remercia brièvement sans lui laisser le temps de parler et alla s'installer contre un coin du bastingage en caressant le camïu. Il n'y avait plus qu'à attendre que les elfes fassent redémarrer l'Aynore et arriver une bonne fois pour toute.
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