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Errand au hasard des carrefours et des ruelles, laissant son instinct et cette imperceptible odeur de houblon guider ses pas, Baldur tentait tant bien que mal de se repérer dans l'immense cité portuaire de Tulorim. De temps à autre, le rôdeur s'arrêtait au croisements de deux artères désertes, imprimant dans sa mémoire telles ou telles statues ornant quelques monuments discrets, un ou deux ornements décorant la surface d'un bâtiment ou encore les corps inanimés et ronflants de quelques ivrognes ayant succombé aux si enivrants effets de quelques boissons éthyliques... C'était surtout la rumeur festive de rires tonitruants, de chansons paillardes et du tambourinement des chopes qui guidait les pas de Baldur en quête d'une auberge où il pourrait se reposer et calmer ses muscles encore endoloris par le roulis incessant de la traversée.
Le problème, c'est que l'étroitesse des ruelles où il errait signifiaient que ces lointains échos prometteurs s'y perdaient ou s'y renforçaient, rendant les tentatives du rôdeur pour localiser l'origine de ces morceaux de murmures se perdant dans la rumeur de la ville elle-même.
C'est donc en grognant et en maudissant les architectes Tuloriens sur une demi-douzaine de générations que Baldur déboucha dans une énième rue, aussi sombre et fade que toutes celles qu'il avait traversées quelques minutes auparavant... A quelques détails prêts...
Là, entre un comptoir de boucher assombri par le sang frais des quelques carcasses de poulets, de porcs et de mouton qui pendaient au-dessus, se balançant doucement de leurs crocs dans la brise chaude et sèche qui s'engouffrait dans la ruelle. De l'autre côté, une petite boutique proposant une sélections de poteries excentriques et tape-à-l'œil s'avançait elle aussi dans l'artère. Quelques statues en céramique blanche se dressaient sur les murs, sans aucun doute d'anciennes fontaines n'ayant plus aucune eau à déverser... Mais l'élément le plus intéressant de ce petit théâtre de la rue était l'étrange attroupement qui s'était formé à quelques pas de Baldur, empêchant le rôdeur d'aller plus loin. Un homme en tunique blanche, tournant le dos au rôdeur qui s'approchait lentement, faisait face et haranguait avec beaucoup de fougue un petit groupe d'une douzaine de personnes... Quelques femmes tenaient leurs enfants serrés contre leurs poitrines tandis que les hommes, le regard furieux ou apeuré, examinaient l'homme en tunique blanche. Seul le boucher, portant encore son tablier ensanglanté, riait de la situation derrière ses joues rouges et son visage porcin...
Arrivant à moins de quelques pas de l'assemblée, Baldur happa les mots que l'homme en tunique blanche hurlait à qui voulait l'entendre... Il semblait emprunt d'une profonde panique ou folie trahie par ses mouvements névrotiques et le timbre tremblant de sa voix...
"... déçu les dieux ! Oui ! Nous avons déçu les dieux de ce monde p-par nos vices et n-notre corruption ! C-cette sécheresse est le juste ch-châtiment de nos faiblesses, de n-notre corruption ! Corruption ! Oui ! Oui ! Nous sommes corrompus ! Cette ville est corrompue ! Tulorim est condamnée à être p-purifiée par le feu de Meno lui-même !..." meuglait l'homme en blanc dans une fièvre démentielle.
"... Nous avons déçus les dieux pour avoir laissé des p-putains, des lâches et des assassins devenir nos maîtres ! Nous ne devrions avoir que les dieux comme seuls m-maîtres...! Tous les autres sont corrompus ! Et nous avons été corrompus à notre tour pour avoir les a-avoir suivis dans leur écœurante quête de p-pouvoir et de f-fortune !... C'est pas les flammes de Meno que Tulorim sera purifiée de toute cette crasse !" "Monseigneur ! Grâce ! Vous faites peur aux enfants !" implora une femme potelée à l'opulente poitrine, essayant tant bien que mal de calmer la petite fille paniquée accrochée à ses jupons d'une main et de l'autre le jeune nourrisson en pleurs enveloppé dans un linge.
"Les enfants ! Ah ! Ah ah ah ! Nous devrions les égorger aujourd'hui même plutôt que de les laisser assister à la d-décadence de Tulorim !..." répondit l'homme en blanc, pointant un doigt décharné en direction de la fillette et de sa mère dans un effroyable rire. Un vague éclat argenté à la ceinture du fou furieux manifestait la présence d'une dague ou d'un petit couteau...
"... Eux-aussi sont corrompus ! Tous sont corrompus ! Nous devons accepter le châtiment des dieux ! Nous les avons déçus ! En nous privant d'eau et en laissant Rana chasser les nuages, les dieux veulent laisser les flammes du soleil et du vent purifier cette ville !.. C'est une plaie qu'on cautérise par le feu ! Notre sang n'est que s-souillure et crasse !" "Ce n'est qu'un été plus chaud que les autres... Avec l'automne viendront les pluies, et avec l'hiver la neige, comme toutes les autres années." essaya maladroitement de raisonner un des hommes de l'assistance, ses yeux anxieux allant du dément à Baldur qui, discrètement, dégageait les pans de sa tunique et glissait sa main sur la garde de son épée...
Alors que Baldur n'avait dégainer que quelques pouces de sa lame, un puissant écho métallique se répercuta dans la ruelle devenue subitement silencieuse... Crissant contre les morceaux d'acier du fourreau de fourrures noire, l'épée de Baldur, sa si fidèle et implacable compagne, l'avait malencontreusement trahi... Doucement, la tête de l'homme en blanc se tourna vers le rôdeur, jusqu'à ce que leurs yeux se croisent enfin...
C'est avec un mélange de surprise et de dégoût que Baldur découvrit le visage du mystérieux personnage. Derrière la dense et crasseuse crinière blanche-grise se cachait un visage profondément marqué par le temps et les flammes ; des joues creuses à la peau brûlée tombant en petit morceaux, des lèvres aussi sèches et craquelées que le limon d'un ruisseau asséché, une barbe hirsute mouillée par la sueur dégoulinant d'un front fripé et sombre... et des yeux de déments, rouges de sang et agités de spasmes d'une folie furieuse. Mais le plus inquiétant dans le regard du vieillard était son caractère inquisiteur, comme s'il fouillait dans l'âme même de Baldur pour en observer la substantifique moelle...
Quelque chose, dans le regard du vieil homme, semblait trahir une angoisse beaucoup plus profonde... Comme s'il reconnaissait quelque chose de... ou en Baldur... Pétrifié quelques instants, l'homme en blanc se mit soudainement à hurler encore plus fort qu'auparavant en pointant un doigt accusateur vers le rôdeur...
"V-v-vous...! Votre cœur est plus noir que celui de Phaïstos...! Vous êtes plus corrompu que cette garce d'Oaxaca...! Vous êtes la corruption même...! N-noir ! Votre âme est aussi noire que la nuit...! Ah ah ! Les dieux ont réveillé les démons les plus anciens pour apporter leur divine rétribution sur Tulorim-la-crasseuse, Tulorim-la-souillée...!". La main toujours portée à la garde de son épée, observant les yeux dément du vieillard, Baldur lui répondit avec un sourire railleur :
"... Est-ce la soif, la chaleur ou le soleil qui t'as en premier brûlé l'esprit ?..." Comme anticipant l'inévitable affrontement qui allait se dérouler, un homme d'une cinquantaine d'années s'avança vers l'homme en blanc, essayant de raisonner le vieillard...
"Monseigneur Gaeronde, reprenez-vous ! Ce n'est sans doute qu'un voyageur qui-" " Silence ! Chien noir !..." aboya « Gaeronde » en repoussant violemment l'autre homme.
"... Voici donc la cause de la corruption de Tulorim ! Si tu ne vois pas sa noirceur, c'est que tu es aussi corrompu que lui !... Ah ! Ah ah ah ! Voilà avez tous déçu les dieux par votre naïveté, votre complaisance...! Tulorim est c-condamnée...! Mais je ne me laisserai pas c-corrompre ! Non ! Meno me donnera la force de vaincre la sombre incarnation de la c-corruption de cette cité...! Ah ! Ah ah ah ! Ah ah ah ah !" Avec une impressionnante vivacité, l'homme en blanc dégaina la fine dague qu'il camouflait dans sa ceinture et se rua brusquement vers Baldur. Comme un sanglier furieux, il hurlait, le couteau levé, ses yeux n'exprimant non plus la peur, mais une expression de folie furieuse parfaite. Surpris par la vitesse de l'assaut et n'ayant pas eu le temps de dégainer complètement sa longue épée, Baldur ne put que dévier au dernier moment et du bout des bras le coup qui visait son cœur. La lame ripa contre les bandages enroulées autour des poignets du rôdeur et lui entailla l'épaule droite, lui arrachant – en plus d'un peu de peau et de sang – un grognement sourd et coléreux... La dague continuait de siffler autour de Baldur, frappant à nouveau et par deux fois ses épaules dénudées, accompagnée de quelques faibles coups de poing cognant mollement contre les flancs et le ventre du rôdeur...
Mais le vieil homme, ne devant sa soudaine force qu'à l'énergie du désespoir, s'épuisa aussi rapidement qu'il s'était rué sur son adversaire. En quelques instants, Baldur lança Gaeronde contre le sol chaud et poussiéreux de la ruelle où le vieillard s'effondra lourdement. D'un violent coup de botte, le rôdeur écrasa la main droite de Gaeronde qui dans un hurlement lâcha son arme...
Le combat aurait très bien pu s'arrêter là, mais Baldur, bouillonnant de rage d'avoir été ainsi attaqué et blessé, dégaina finalement son épée dans un crissement sinistre et la plongea avec force dans la main coupable. Derrière lui retentirent les éclats de voix surprises des infortunés spectateurs et le cri horrifié d'une des femmes... Le rôdeur releva son arme, s'apprêtant à l'abattre une dernière fois dans la nuque du vieillard...
Tous retenaient leur souffle... Baldur, haletant, suspendu dans son geste, croisa les yeux inquiets et paniqués de ceux qui l'observaient avec stupeur et tremblements. Il contempla ensuite le corps de Gaeronde étendu au sol, vrillé par la douleur et folie qui lui avait dévoré l'esprit... Entre deux filets de baves mêlés de sang, le vieillard maudissait l'univers entier, serrant contre lui sa main mutilée... Ses yeux hagards et injectés de sang ayant perdu jusqu'à leur dernière once d'humanité.
Dans l'esprit de Baldur, achever le vieillard dément aurait été une preuve d'humanité en lui épargnant une lente agonie spirituelle... Mais les mentalités citadines, peu habituées aux questions de survies et s'emmitouflant dans de futiles questions « d'éthiques » et de « morales », n'auraient définitivement pas accepté que le rôdeur achève Gaeronde, là, maintenant et tout de suite, en répondant son vieux sang noir sur les pavés blancs... Calmement et silencieusement, Baldur glissa la lame de son épée contre sa tunique avant de la rengainer... Dans un soupir, il essuya la sueur qui perlait sur ses joues et s'avança plus avant dans la ruelle, écartant au passage les citoyens qui l'avaient regardé combattre le vieillard sans l'assister... Même le boucher avait perdu son sourire et observait désormais Baldur d'un air hagard et stupide...
À mesure que le rôdeur s'éloignait, il entendit derrière lui le brouhaha de quelques discussions chuchotées entre les témoins de la scène... Nul doute que le vieillard survivra à sa blessure, mais son instabilité mentale n'était pas prêt de guérir... Cette pensée raviva une petite douleur dans l'épaule droite du guerrier qui se doutait pas quant à son origine. La dague du vieillard, ancienne et émoussée, n'avait fait que lacérer superficiellement la peau du rôdeur, mais des trois fines estafilades coulaient quelques perles de sang...
C'est donc en grognant que Baldur se remit en quête d'une auberge où se reposer et surtout se restaurer... Oh, et il avait besoin d'une bière.
Une bière
fraîche.