Sources ChaudesVapeurs Silencieuses
Manisha guida Agadesh jusqu'à un édifice non loin des bains et du temple. La porte de l'édifice était légèrement surélevée, de manière à laisser passer un petit canal, ni très large ni très profond, dans lequel ruisselait une eau claire. En rentrant, il vit une salle de taille respectable au toit de verre. Le canal filait droit au travers d'un sol de sable fin vers le centre de la salle, puis formait un double cercle autour d'un grand rocher de granit sur lequel étaient dispersés de petits bonzaïs d'érable, des pousses de bambous noirs, des petits encensoirs fumant des odeurs d'épices et, par endroit, la pierre était sculptée de formes d'étoiles de mer, de crabes, d'hippocampes, de coquillages, de poissons et de sirènes. Et, trônant au-dessus de tout cela, grande et majestueuse, la déesse Moura elle-même. Le canal, quant à lui, se rejoignait à l'autre bout et repartait jusqu'en dessous d'une porte opposée.
Des shojis tapissaient les murs de droite et de gauche, de manière à ne laisser aucun pan vide.
Manisha lui dit d'enlever ses chausses, et ils rentrèrent.
L'atmosphère de la salle était humide, un peu moite.
Le sol, pavé de pierres de couleur argenté, était tiède et agréable.
Agadesh ne pouvait s'empêcher de penser que ce peuple était grand. Il possédait dans le moindre bâtiment des luxes et de belles œuvres qui étaient absentes jusque dans le palais royal du désert. Et pourtant, celui-ci ne manquait pas de somptuosités en tout genre...
Il l'exprima :
"Tout cela est vraiment beau.""Merci, je m'occupe moi-même des plantes. Cet environnement humide est parfait pour eux.""Je ne suis pas dans votre royaume depuis longtemps... Tout vos bâtiments ressemblent-ils à cela ?""Hélas non, n'oubliez pas que ce lieu fait parti du temple... Il faut que tout soit beau pour être à la hauteur de Moura et de ses visiteurs qui viennent parfois de très loin."En discutant, ils avancèrent tout deux vers la droite et elle fit coulisser devant lui un shoji. Apparue alors une toute petite chambre dont le sol, en tatami, se détachait de la pierre argentée de la pièce principale. Au milieu était disposé un futon et tout le nécessaire de couchage. Pour agrément, le fond de la salle accueillait un grand emaki illustrant une étrange scène où grenouilles et lapins prenaient des poses humaines, semblant rigoler et danser sur la rive d'une mare envahie de roseaux. En dessous, une large et épaisse pièce de bois d'ébène, sur laquelle était disposée divers petits objets, tel qu'un brûle-encens en céladon, une idole de Moura en ivoire, une tortue sancai, un bonzaï d'ailante, un porte-bougie à tête de dragon en cuivre et d'autres petites statuettes et décorations qui s'étalaient d'un mur à l'autre.
"Ce sera votre chambre pour la nuit. Posez donc vos affaires, il faut que nous rejoignions le kuri."Agadesh ignorait bien ce qu'était un kuri, mais il se tut, pensant bien qu'il le verrait assez tôt. Il posa ses affaires et suivit la liturge jusqu'à un escalier menant sous le temple.
En rentrant, il put voir s'étendre une nouvelle pièce en washitsu s'étendant en long.
Devant lui, deux lignées d'une dizaine de religieux prenant leurs soupers, assis sur des zabutons, face à une longue table aussi basse que le raz du sol, le regardaient entrer avec surprise.
Au fond, un foyer de lumière, un large irori, accueillait une marmite fumante qui embaumait la pièce d'un parfum de bouillon épicé et d'une vapeur épaisse.
Le nomade ne se laissa pas déstabiliser et annonça, mettant la main au cœur et déclarant quelques salamalecs comme il était de coutume dans le désert :
"Que la paix et la santé soit avec vous, adorateurs de Moura. Me permettre de profiter de votre hospitalité est un honneur qui me remplit de joie et soyez sûr que si vous deviez un jour venir en terres Kel Attamara, elle vous sera rendu à la hauteur de mes plus grands fastes."Une voix neutre, presque indifférente, s'éleva du milieu de la table. Il s'agissait d'une vieille earion à la peau pervenche et aux cheveux verdâtres, longs et pâles :
"N'ayez crainte étranger, les voyageurs sont toujours bien accueillis ici, pour peu que leurs intentions soient bonnes. Le sont-elles ?"Agadesh trouvait cette question inattendue assez déplacée, comme si elle n'avait pas écouté ce qu'il venait de dire. Comment ses intentions auraient-elles pu être mauvaises ? Et mettre en doute l'honneur de son invité était une impolitesse des plus insultantes. Il faut dire qu'au sein du désert, il fallait vraiment avoir le cœur vicié et l'esprit imbécile pour déshonorer son hôte d'une conduite interdite en son foyer. Les lieux qui offraient l'hospitalité étaient trop rares et précieux pour ne serait-ce qu'oser penser les souiller. Ils avaient une dimension sacralisée, semblable à celle des oasis, et représentaient l'espoir, la sauvegarde. Lui poser cette question était le suspecter d'être un profanateur de temple, un insulteur des dieux, un dément blasphémateur sans honneur, la plus abjecte et insensée personne qui puisse être !
Il estima que si cette elfe se couvrait de honte en insultant son invité, lui n'aurait pas l'impudence de déshonorer son clan de la sorte :
"Par l'honneur des Kel Attamara, aucun de mes hôtes n'a eu à se plaindre de mes conduites !""Alors soyez le bienvenue... Suivez Manisha, elle vous guidera selon nos manières."Sans plus de cérémonie, les religieux reprirent leur repas alors qu'Agadesh suivit Manisha, qui l'amena à la marmite alors presque vide, lui servit un bol de ramen, sorte de bouillon dans lequel étaient noyés nouilles, nori et poisson bouilli. Elle lui confia une paire de baguettes, éteignit le foyer de l'irori et l'amena à un zabuton libre.
Le nomade ne comprit pourquoi, mais le silence régnait durant ce repas et il était gêné de ne savoir comment reproduire cette façon de manier les baguettes. Il chuchotait quelques demandes de conseil à Manisha, qui lui montrait du mieux qu'elle pouvait comment faire. Ce ne devait pas être le premier voyageur étranger à ce genre de pratique.
Ce silence était lui aussi inhabituel, la coutume des dunes étant aux discussions les plus vives sur le trajet du voyageur, les avaries du désert et l'offre de quelques denrées ou montures pour la suite de son chemin... Mais il se rendit compte de lui-même que ces habitudes n'avaient pas lieu d'être dans ce continent pourvu d'auberges, de routes où tous se croisaient sans que cela ne fut extraordinaire, d'eaux et de nourritures profuses...
Mais il avait beau s'être fait maintes fois ce genre de réflexions depuis la première minute où il avait marché hors du désert oriental, les habitudes étaient tenaces et il ne pouvait défaire ses idées de la bizarrerie de ces autres peuples.
Par ailleurs, le repas se démontra particulièrement bon, la chaleur du bouillon presque brûlant réchauffant le corps et les vapeurs humides contrastant avec l'austérité glaciale de cette compagnie silencieuse.
Lorsque fut le temps de repartir et que Manisha allait laisser Agadesh regagner sa chambre, il lui demanda :
"Vous ne parlez donc jamais entre vous ?""Si, beaucoup, mais jamais en présence de notre dirigeante. Ici, lorsque l'on partage un repas avec des personnes importantes, le silence est considéré comme une marque de respect.""Alors vos princes doivent s'ennuyer à tout leurs repas."Brouillard Protecteur