Vapeurs SilencieusesBrouillard Protecteur
La nuit passa paisiblement. Une nouvelle fois, son sommeil fut particulièrement bon.
Ce pays étrange semblait être d'un effet des plus bénéfiques sur lui, il se sentait retrouver le moral et la condition suffisante pour reprendre sa quête comme il se doit.
Il se réveilla cependant relativement tôt, au petit jour.
Manisha lui avait brièvement dit qu'ils feraient la route avec d'autres liturges le lendemain, avant d'aller rejoindre sa couche, mais elle n'avait précisé ni endroit ni heure. Il ne pouvait donc risquer de trop s'éloigner. Ne sachant que faire, il flâna non loin, vers le lac. Cette profusion d'eau lui inspirait les plus profondes réflexions, se rappelant à l'occasion quelques sagesses qui lui avaient été dites par Sid. Le désert de l'est aurait pu être semblable à cette terre fertile et généreuse, si les dieux ne s'y étaient pas affrontés... Mais il n'aurait pas été le même, n'aurait pas vécu les mêmes expériences... Aussi n'aurait-il certainement jamais vu le jour. La colère des dieux rendant ce désert stérile était le terreau indispensable à son éclosion, à sa personnalité, à sa vie... Comme la rose des sables façonnée par les âges à la rigueur des souffles et des ardeurs de l'astre solaire, il n'aurait pu autrement exister.
Ces idées contemplatives, exacerbées par l'exotisme et la majesté de cet environnement propice aux plus douces méditations, l'occupèrent jusqu'à ce qu'il entende la voix de Manisha l'appelant au loin. Il la rejoint et vit soudain, un peu plus loin derrière, une immense bête cornue, au pelage long, qui émettait un barrissement inquiétant. Agadesh mit la poignée de son sabre et la liturge pouffa en le voyant faire, le rassurant :
"N'ayez crainte voyons, ce kaeash est dressé. C'est lui qui va nous conduire à Oranan."Effectivement, Agadesh n'avait pris attention au système de harnais dont la bête était équipée et n'avait pas vu le chariot qu'il tractait derrière lui.
Il se rapprocha et devina l'individu au sol comme étant le conducteur de cette ambigüe monture. Vêtue d'une tunique, d'une kachera et d'un dastar blanc, il portait autour de sa taille une gatra soutenant un kirpan. Dans sa main droite, il empoignait une longue naginata. La barbe épaisse et arrondie de ce curieux personnage ne cachait cependant pas un grand sourire qu'il avait en parlant à quelques liturges, alors que certains montaient le long charriot qui traînait derrière le mastodonte.
"C'est Nanak, notre conducteur. Il a aussi beaucoup voyagé, lui et son kaeash. C'est un homme bon, il n'y a rien à craindre."Agadesh relâcha sa méfiance et la poignée de son sabre.
"Bien. Je vous fais confiance."Manisha ne s'en rendit pas compte, mais le fait est que le nomade donnait rarement ainsi sa confiance. Il ne savait pourquoi, il avait une assurance totale en l'honnêteté de la jeune femme. Comme si un si beau visage ne pouvait qu'être d'une fiabilité totale.
Il la suivit et s'engouffra dans le charriot. Le confort était spartiate, le véhicule n'était que deux grandes roues supportant quelques planches dont deux, sur les côtés, faisaient office de bancs.
Nanak attendit que tout le monde monte dans ce charriot, où Agadesh fut serré parmi la demi-douzaine de liturges qui rentraient sur Oranan. Le conducteur était quant à lui monté sur une selle adossée à la bête et entonnait un doux kirtan, qui n'était pas sans rappeler les chants de son peuple, en faisant démarrer le mastodonte poilu.
La présence et le parfum de Manisha à sa gauche lui était d'une douceur incommodante comme seule les femmes peuvent les faire connaître. S'il n'y avait eu qu'eux deux dans ce charriot...
C'est à peu près le moment que choisit Sarrukin pour réapparaître.
"Ah, je le savais ! Vous l'aimez bien !*Vous avez décidément le don d'apparaître quand on le souhaite le moins, vous !*"Mais avouez, vous l'aimez bien !"*Oui, en effet. Mais je sais déjà où vous voulez en venir et je ne vous le concéderais pas : Je ne resterais pas ici, même pour la plus douce et la plus aimante des compagnes.*"Je commence à croire que je me suis lié à un dément, pour que vous préfériez toujours la souffrance d'un chemin incertain à la sérénité d'une douce vie.", dit-il en prenant une légèreté à laquelle il n'avait pas accoutumé Agadesh.
*Nous en avons assez parlé, vous savez pourquoi je fais cela. Alors cessez un peu de me torturer en faisant ainsi l'ignorant !*Autour de lui, on commençait à parler et un des liturges s'adresse directement à lui, interrompant la conversation mentale entre le nomade et sa faëra :
"Dites étranger, nous avons à faire à beaucoup de voyageur dans le temple, mais c'est la première fois que j'en vois un comme vous... D'où venez-vous exactement ?""Ranbir, ce ne sont pas des questions à poser !", clama Manisha.
Mais Agadesh était au contraire bien disposé pour cela. La frustration du silence du repas de la veille et la nostalgie de son pays ne faisait qu'exacerber son envie d'en parler.
"Laissez Manisha, le voyage risque d'être long et j'aurais grand plaisir de vous parler de mon pays... Je viens d'une contrée très lointaine, au-delà de la grande mer et des cités de Tulorim et de Yarthiss. Là-bas, tout n'est que sable, chaleur et vent... C'est une contrée ancienne, où les dieux se sont affrontés et ont laissés aux sables la couleur bleue, symbole de la mort des ancêtres, dont j'arbore le souvenir en mon habit. Les affrontements perdurent toujours dans cette terre de légendes, pour la survie et pour l'honneur. Mon peuple est divisé en clans opposés et notre lutte remonte au-delà de la mémoire des plus anciens des nôtres. J'appartiens au clan Kel Attamara, le plus grand clan du désert. Nous voguons sur les sables avec les plus robustes chameaux, le sang des plus nobles guerriers coulent dans nos veines. Nos marchands sont connus pour leur farouche marchandage avec les étrangers, qui s'arrachent les précieuses pierres aux mille éclats que renferment les roches de notre désert. Notre roi, Salaheddine, est le meilleur des rois et je regrette de n'avoir jamais eu à combattre à ses côtés car on le dit d'une force de cent hommes et qu'il manie avec excellence Jihad, le sabre d'argent ancestral."Il avait gagné son auditoire et se découvrait là des talents de conteurs qu'il ne savait posséder. Sarrukin lui-même, qui était toujours là, semblait subjugué par le récit qu'il entamait. Il eût alors une idée, pour éviter de s'enfoncer trop dans une direction où il avait peur de s'enfoncer -devoir expliquer la lutte entre les clans Mouraïstes et les Kel Attamara- : raconter quelques uns des anciens mythes, des légendes de guerriers valeureux qu'il avait entendu tant de fois.
"Jihad est une très ancienne lame qui a été forgée il y a bien longtemps par le roi rouge, Sarrukin, à l'époque où notre peuple était plus divisé encore. Il était à la fois roi, sage et mage. Sa mère était une grande prêtresse, devenue favorite forcée du roi usurpateur Zabab Al Api après l'assassinat de son ancien époux, le roi Marik Kel Attamara. Zabab ne savait pas que Marik avait une descendance et, pour éviter qu'il fût découvert, sa mère le confia à un marchand de Was qui dût voyager seul en affrontant les mille dangers du désert pour l'amener aux frères de son père, réfugiés dans les montagnes ocres. Was arriva jusqu'à eux avec mille blessures, épuisé par les privations, ayant donné toutes ces ressources pour préserver et protéger l'enfant, et mourut peu après leur avoir confié l'enfant à son oncle Khépri avec l'honneur d'avoir accompli sa quête. Sarrukin grandit ainsi, élevé parmi des guerriers qui luttaient pour recouvrer l'honneur et le pouvoir des Kel Attamara. Hélas, alors qu'il n'avait pas passé son dixième été, Zabab les découvrit et réduisit à néant la résistance menée par Khépri. Les guerriers furent tués et Sarrukin, seul enfant de cette communauté dont l'ascendance n'était pas connue de l'imposteur, fut choisi pour être esclave au palais comme trophée de cette victoire. Zabab était un mauvais roi, le peuple ne l'aimait pas. Cinq ans après sa capture, il suivit le roi jusqu'à son harem et l'assassina avec une magie qu'il avait développée dans la confidence du désert, le noyant sous des flots de sables. Il tua ainsi l'usurpateur de la pire des morts, la mort qu'il méritait pour son règne de mensonges et de cruauté. La grande prêtresse reconnut alors en lui son fils si longtemps perdu et, avec l'appui du peuple reconnaissant, il monta sur le trône pour ainsi restaurer l'honneur des Kel Attamara. Il n'y eût jamais roi plus jeune que lui. Fort d'une maturité et d'un charisme légendaire, il adopta une tenue rouge symbolisant le sang des usurpateurs et en signe d'avertissement envers quiconque tenterait une nouvelle fois de voler l'honneur du clan. Il devint rapidement malgré son jeune âge très puissant et influent, son nom raisonnant avec crainte et respect jusque dans les plus dominants des clans. Conquérant, il fit forger dans un métal rare provenant de lointaines terres et avec l'aide de sa magie Jihad, pour marquer sa volonté d'unifier tout les fils des dunes. De victoires en victoires, il fit s'agenouiller devant lui tout les rois des sables, des montagnes et des mers. Sa vie ne fut que conquêtes et on dit que c'est face à son lit de mort que le dernier de ses adversaires s'agenouilla. Le sabre continua à se transmettre de roi en roi depuis lors, mais à la mort de Sarrukin, des seigneurs de guerres et des croyances écartées refaisaient valoir leurs noms. Depuis lors jusqu'à nos jours, la dynastie Kel Attamara lutte pour réunifier le désert, Jihad en main..."Cette histoire fut le départ de bien des discussions dans le petit groupe, chacun soudainement emporté dans des envolées épiques d'histoires qu'ils avaient pu entendre.
La traversée des ruines de Nayssan déchaîna les passions, chacun y allant de l'origine qu'il croyait connaître de ces vieilles pierres blanches. Plus tard, après une brève halte faite en milieu de journée dans l'auberge "La République", où ils mangèrent du sanrisa aux herbes, ce fut le massif de Sigiriya qui devint source de débat.
De tout âge et de tout lieu, les hommes adoraient les histoires de magie, de bravoure et de mystère. Et aucun dans cette charrette ne dérogeait à la règle. Manisha elle aussi y alla de sa petite légende en racontant le mythe d'une elfe qui aurait réussi à atteindre une cité céleste gardée par un mystérieux peuple à la peau d'or.
Mais les heures passant, les discussions se firent moins vives. L'inconfort des bancs forçait aux gigotements, les jambes commençaient à vouloir se dégourdir et l'air du soir qui approchait emmenait avec lui quelques frissons.
Soudainement, un brouillard s’abattit. Un brouillard d'une épaisseur impressionnante, qui rendait totalement invisible ne serait-ce que la route, pourtant si proche, et qui floutait les liturges assis en face de lui. Pourtant, personne ne semblait s'en inquiéter.
Intrigué, pour ne pas dire presque affolé par ce temps inédit qui n'était pas sans s'approcher de la peur du néant, Manisha lui expliqua :
"Ce brouillard est une des décisions du conseil d'Ynorie pour protéger la ville des hordes d'Oaxaca. Des mages de guerre se relaient pour l'entretenir jours et nuits. Le jour où je m'inquièterais, c'est quand je ne le verrais plus protéger la ville...""Oaxaca ?""La reine sombre, la fille de Thimoros. Elle a pris la tête des peaux-vertes d'Omyrhy et ne cesse de nous harceler depuis, mais nos soldats tiennent bons. Les débuts de la guerre nous ont fait beaucoup de mal. Des nouvelles de massacres et des réfugiés du nord arrivaient par centaine du jour au lendemain, fuyant les villages et les champs détruits. Les orques sont arrivés plusieurs fois jusqu'aux pieds des murs d'Oranan, effrayant le pays entier. Beaucoup sont morts, beaucoup d'autres ont fui vers le royaume kendrain... Mais notre conseil est sage et a su réagir pour éviter la catastrophe. Les plus grands sages, mages et stratèges ont été mis à contribution pour palier à cette situation. Tout les citoyens ont été invités à recevoir un entraînement militaire dans les règles contre quelques yus symboliques, et ils repartaient tous avec une arme provenant de l'armurerie de Take. Aujourd'hui, la situation s'est stabilisée. Les civils qui restaient dans le nord ont été évacués, des bataillons de nos soldats s'efforcent à maintenir les combats loin de la ville et Oranan est protégé non seulement par le brouillard mais aussi par les nombreux pièges physiques et magiques dispersés un peu partout.Le nomade se tut. Il avait réveillé là la douleur d'une plaie qui n'avait pas encore cicatrisé et que l'on pouvait la sentir dans la voix de Ranbir et dans l'air grave qui animait les visages. Lui qui avait toujours vécu dans un climat de lutte et de survie, il comprenait bien ce qui pouvait torturer leurs esprits. C'était là la différence cruelle entre le mythe ou la légende que l'on pouvait imaginer avec plaisir et la dure réalité qu'on ne voulait endurer.
Le silence se fit et, une heure durant, ne se rompit pas.
Puis, soudainement, un "Halte-là !" se fit entendre.
Agadesh essaya de voir ce qu'il se passait, mais le brouillard l'en empêchait.
Le kaeash s'arrêta et une autre voix apparut.
"Ah ! Nanak, qui nous ramenez-vous cette fois ?""Les liturges du temple de Moura et un voyageur, Suijin.""Un voyageur ?"Manisha chuchota à Agadesh de rendre son visage visible, ce qu'il fit immédiatement.
Le brouillard s'effaça soudainement dans un rayon d'environ un mètre. Au-delà il se dressait comme un mur vague, épais et impénétrable.
Rapidement, un homme en armure écarlate et or, au masque dessinant un visage grotesque, katana en main, s'avança jusqu'au charriot et s'adressa directement à Agadesh :
"Vous ! Qui êtes-vous et que venez-vous faire à Oranan ?""Je suis Agadesh Kel Attamara, du désert bleu. Je suis venu de loin pour rencontrer vos mystiques.""Et que leur voulez-vous ?""Aucun mal, n'ayez crainte.""Ça ne répond pas à ma question. Que leur voulez-vous ?""Dites-lui, Agadesh !", chuchota la faëra comme si le garde risquait de l'entendre.
Sarrukin était drôle, lui dire quoi ?
Qu'il recherchait un membre de son peuple, mort il y a décennie et ressuscité, dont il avait eu une vision que les ancêtres -qui sont peut-être des imposteurs- lui ont donné pour qu'il l'élimine avant sa première mort ? Autant parler religion à un scorpion, l'effet serait le même.
"J'ai fait un rêve étrange que je veux que vos mystiques m'aident à interpréter.""Et vous avez fait tout ce voyage pour un rêve ?""Oui.""Alors vous devriez aller consulter la liseuse, elle pourra certainement vous aider. Je ne sens aucun fluide en vous, vous pouvez donc passer. Cependant ne vous avisez pas de tourmenter nos citoyens, sinon vous aurez à faire à nous, étranger."Il scruta quelques secondes les liturges et lança vers les autres soldats :
"Bien. Ouvrez les portes et laissez passer."Fontaines Juvéniles