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Auparavant~
~14~
Peu après que l'ynorien se soit éloigné, une certaine agitation se met à secouer la place quand trois carrioles y font irruption à vive allure. Le déplacement rapide des équidés est accompagné par quelques voix fortes, ordonnant aux piétons de leur laisser le passage. Par curiosité, j'y dévie mon regard. Les charrettes sont de taille assez importante, sauf la dernière. D'ailleurs, c'est aussi la seule n'ayant pas l'air surchargée de marchandises qui, bien que camouflées en partie par une large toile, semblent avoir un aspect arrondi. Par contre, ses essieux s'enfoncent assez profondément dans le sol, m'indiquant qu'elle n'est certainement pas vide. Bientôt, je m'intéresse aux meneurs de ces véhicules.
Celui de tête est dirigé par une personne d'assez grande taille. Traits fins, peau claire, longue chevelure d'un blond assombri tenue en deux nattes tombant sur sa nuque, et silhouette définitivement féminine, je n'ai aucun doute sur son genre. Par contre, je n'arrive pas à arrêter mes pensées sur ses origines. La seule chose dont je suis certain est qu'elle n'a rien d'ynorien, hormis une tunique de bonne facture et des zoris. Son visage affiche une expression véritablement mécontente, et elle poignarde du regard tous ceux qui croisent son chemin. Mes yeux poursuivent en direction des autres arrivants.
Deux êtres avoisinant la taille de l'hinïon sont assis à l'avant de la deuxième carriole. Leurs oreilles sont légèrement pointues, non masquées par une chevelure coupée très courte. Ils ressemblent beaucoup à la première arrivée, si ce n'est qu'ils ont un physique plus massif, et qu'ils sont visiblement armés. L'un porte un carquois, l'autre un fourreau large à la ceinture. Ils sont vêtus d'une tunique coloris terre, mais sur laquelle des protections sommaires en cuir sont placées. Eux ont des bottes aux pieds, et leur expression est difficile à cerner. J'estime qu'ils n'ont pas de sentiment dominant à l'heure actuelle.
(
Et les derniers... Ah ?)
Je suis surpris de voir que le troisième attelage est conduit par un binôme de sinaris. Hormis leur silhouette ronde, ils ne ressemblent pas beaucoup au couple d'Oranan. Leur chevelure est plus sombre, moins bien peignée, et leurs habits n'ont pas du tout le style de la République. L'un des deux mange voracement une sorte de galette, n'ayant même pas l'air de s'apercevoir de l'arrêt du convoi. Mon intérêt envers tout ce regroupement bruyant persiste, et s'accroit même, lorsqu'il met pied à terre devant la forge. La femme à l'avant lance soudain l'ordre de décharger la dernière charrette, celle des êtres de petite taille, puis se dirige vers l'habitation. La personne repère subitement le véhicule de nos trafiquants et aussitôt son expression se durcit. Elle annonce ensuite à qui veut l'entendre qu'elle compte bien exprimer sa façon de penser à "
ce couple d'imbéciles".
Demeurant immobile, je reporte mon attention vers Yamanori Daichi. Il est en train de présenter la dague à la personne, dont les bras se lèvent soudain. L'être plus petit que lui bondit de son marchepied, et tout en relevant ses manches, se dirige à son tour dans la demeure. L'apprenti se hâte à nos côtés, une expression de gamin ayant réussi une farce au visage. Sans attendre, il prend la parole.
"
Vous ne devinerez jamais. Le forgeron, c'est une thorkine. Et elle n'a pas du tout aimé apprendre que les sinaris récoltent les honneurs de la création d'une telle arme."
"
Mais... Pourtant ils n'y sont pour rien dans sa fabrication."
"
Eh ! C'est ça l'idée !"
"
Pfff ! Bien joué !"
J'ouvre des yeux ronds quand l'elfe blanche approuve l'acte de l'ynorien, surpris, et visiblement pas le seul à l'être. Surgissant d'un coup de l'habitation, mon dernier apprenti court puis stoppe son élan, ne le reprenant que quand il a repéré notre groupe. Je constate avec soulagement qu'il n'a pas l'air blessé, mais avec inquiétude son empressement. Avant que l'un d'entre nous n'ait pu prononcer un mot, le jeune homme désigne le bâtiment.
"
La tension monte là-bas. Notre personne a été bassement congédiée comme un être inférieur, et par une femme."
"
Comme d'habitude ?"
Mizutaka ne relève même pas la remarque, poursuivant comme si sa vie en dépendait.
"
Quand nous partions, elle s'est mise à menacer la thorkine, et a giflé le sinari. Ils parlaient d'arnaque. Il ne faudra pas longtemps avant..."
L'humain blond n'a pas le temps de terminer sa phrase que la thorkine émerge de l'habitation, se ruant à toute vitesse vers ses outils. D'un geste, elle tente de congédier les autres silhouettes, s'emparant de son marteau de forge, sous les regards intrigués des deux sinaris restés dehors. D'un coup, le trio que je qualifiais de semi-elfique fait à son tour irruption dehors. Pendant que la femme hèle la forgeronne, pestant qu'elle n'a pas fini de lui parler, ses camarades masculins avancent, tenant fermement chacun des sinaris par le poignet. Ces derniers se débattent, leurs voix s'élevant dans une cacophonie incompréhensible.
Soudain, alors qu'ils contournent les chariots, le commerçant rondouillard repère notre groupe. Reconnaissant sans doute les recrues Id'Sharylzakië et Mizutaka, il les appelle, les suppliant presque de venir les aider. Mon sang se fige soudainement dans mes veines. Le regard d'un vert émeraude de la femme se rive dans notre direction, scrutant chacun d'entre nous des pieds à la tête. Le soudain éclat de voix ayant attiré l'attention des villageois aux alentours, ces derniers se rapprochent peu à peu avec curiosité. Quand, interrogé par la meneuse, le sinari indique qu'il a rencontré mes recrues à Oranan, je vois le visage féminin s'assombrir.
Plus les secondes s'écoulent, et plus les badauds se rapprochent. Je ne veux pas risquer de les mettre en danger, aussi je fais un pas en avant, sans toutefois ôter ma capuche. Idée stupide ou pas, si je peux éviter que la situation ne dégénère en conflit, autant faire une tentative.
"
J'ignore ce que vous ont fait ces sinaris, mais les brutaliser ne vous mènera nulle part."
"
Et vous êtes qui, vous tous ?"
Avant que je puisse répondre, c'est l'apprenti Yamanori qui prend la parole.
"
De simples clients, c'est tout."
La femme fronce les sourcils et glisse la main dans une sacoche, ceignant sur la gauche de ses hanches.
"
Te fous pas de moi, gamin ! C'est pas pour rien qu'on s'acharne à livrer loin d'ici ! Crachez le morceau ! Toi là, le type à capuche ! Fais voir ta trogne !"
Je ne bouge pas, tentant d'évaluer la situation. Le trio tient nos suspects dans ce trafic d'armes, et semble impliqué d'une certaine façon. La thorkine fait de son mieux pour obliger les silhouettes à quitter les lieux, tandis que les deux sinaris libres reculent vers la forge. Des villageois observent à plus ou moins de distance, et devant mon immobilité, le demi-elfe à lame longue tire cette dernière de son fourreau. L'éclat du métal glisse, égratignant la joue potelée du marchand. Mon supérieur ne m'a pas demandé de ramener les responsables du trafic en vie, mais mon honneur de milicien et celui de croyant en Gaïa m'interdisent de les laisser se faire égorger sans réagir.
Levant la main, je prends ma décision. Sous le poids des regards, j'abaisse ma capuche, scrutant mon interlocutrice de mes yeux violets. Dans mon mouvement, le pan masquant le symbole de la milice s'écarte, le laissant apparaitre. La meneuse ouvre des yeux trahissant un mélange de haine et de dégoût. Nous entendons le marchand blessé demander si je suis celui dont les miliciens de l'office lui ont parlé,
ce shaakt servant la République. J'acquiesce d'abord, puis après une vive inspiration, je me présente suffisamment fort pour que les civils m'entendent. S'ils ont un peu de jugeote, ils prendront cela comme un signal pour se mettre à l'abri.
"
Instructeur d'Esh Elvohk Kiyoheiki, de la milice d'Oranan."
Comme contenue depuis trop longtemps, la colère de l'individu féminin éclate.
"
Des miliciens ! Ici ! Le voilà donc ton secret ! Tu voulais arrêter, mais t'étais pas assez courageux pour le faire toi-même ! Du coup tu nous as ramené des miliciens, et tu vas tout nous mettre sur le dos !"
Sa voix augmente encore en volume et en hauteur tandis qu'une lueur marron apparait dans l'une de ses paumes, l'autre serrant un petit objet visiblement en matière translucide.
"
T'as bien calculé ton coup, charogne. Mais jamais ! Jamais je ne retournerai aux cachots ! Plutôt périr ou me débarrasser de tout le monde ! Mes frères ! Avec moi !"
Agrippant mon arme, je lance à mon tour des ordres à mes jeunes recrues.
"
Apprentis ! Lames au clair ! Ouvrez les yeux et ne restez pas groupés !"
Je voulais éviter l'affrontement, mais la colère que je lis dans l'attitude du trio m'indique que c'est un espoir aussi vain que naïf.