A l’aube du cinquième jour, ce furent les interjections fatiguées de Lutins qui m’éveillèrent en sursauts. Voilà que j’étais affolée par cette présence, à quelques pieds seulement de l’arbuste sous lequel j’avais pris mes quartiers, mais il s’agissait en fait d’une caravane de marchands s’acheminant vers Kendra-Kâr pour y faire commerce. Je décomptai en tout sept voitures grinçantes et bringuebalantes, chacune tirée par une belette soumise par le joug, ainsi que deux Lutins armés montés sur des corbeaux.
(Quelle allure...!)J’échafaudai un plan des plus retors et malicieux – tellement machiavélique que vous allez en frémir d’horreur – j’irais subrepticement me glisser vers eux, et… marchander.
(Vous frémissez, ne dites pas le contraire.)Aussi, après avoir remis ma coiffure en place et épousseté ma robe de silm d’un revers de main, je me présentai à eux avec la nonchalance et la prestance dignes d’une princesse Aldryde. Ils ne s’arrêtèrent pas immédiatement malgré ma majesté, et je dus voler prestement vers la tête du convoi pour signifier au Maître caravanier que je souhaitais faire affaire avec eux. Dans la force de l’âge, il avait une voix chantante mais dure, et son chapeau de lutin s’affaissait avec peine sur son sourcil droit, broussailleux au possible. Il tira vivement sur les rênes, et la belette s’arrêta aussitôt, entraînant à sa suite un carambolage monstre. Après une bonne heure de négociations féroces, je me retrouvais avec une couverture en fourrure de lapereau aussi douillette que la Mousse aldrydique sur les épaules – les Lutins de Brin d’Alice m’ayant convaincue de la rigueur des climats ynoriens. J’avais également acquis une outre de la vinasse âpre dont je raffole, et que j’avais immédiatement attachée à ma ceinture, et enfin une pipe en bois de bruyère, au tuyau long comme deux fois ma main et au culot d’argent, ainsi qu’un peu d’herbe à fumer hobbite
(la meilleure !). Oui, en effet, ils m’avaient largement délestée, ces petits escrocs de Lutins farceurs, mais enfin j’avais de quoi m’enivrer et me délecter d’opaques fumées bleutées.
Le pied ! Comme le disait une sage Aldryde dont les paroles remontent à des temps immémoriaux, "
cette fumée que l'on exhale vous éclaircit l'esprit et en chasse les ombres", et elle donne grande patience pour endurer les jours, et les paroles de ceux qui vous fatiguent.
Ainsi, toujours aussi exaltée par cette présence à mon esprit qui commandait mes actes, je me laissai convaincre par les Lutins de faire quelques lieues avec eux, eux qui se rendaient à Kendra-Kâr, et moi qui en longerais les remparts. Ils m’affirmèrent que j’y gagnerais au moins un jour, si ce n’était deux, car selon leurs dires, les belettes étaient d’une telle constitution qu’elles avançaient deux ou trois fois comme un Lutin de huit pouces trois-quarts – soit un peu plus grand que moi – et qu’elles ne nécessitaient que cinq heures de repos pour quinze heures d’une marche véloce. Aussi je comprenais fort bien pourquoi les premiers de leurs mots qui m’avaient réveillée au matin avaient été des aboiements fatigués, car il est bien connu que cinq heures de sommeil seulement ne suffisent pas à des commerçants de si belle facture. Bref, je m’installai donc sur la voiture de tête, entre les jarres de vin épicé de l’Orient (digne des plus grands dévots de Kübi), les outres de lait de brebis de Shory et les cageots de groseilles de Brin d’Alice.
Que des produits d’exception, prêchait le Maître caravanier avec une foi inébranlable – et, par Gaïa, notre Mère à tous, il savait vanter sa marchandise. Cette journée, donc, je la passai à observer le paysage en tressautant, les oreilles indifférentes à la logorrhée infinie et diffuse du Lutin – prénommé Asdubabil, c’est dire – et le soir, ce furent contes et chansons caustiques autour d’un feu admirable, à se régaler de crème au beurre sucrée et d’acide rhubarbe fraîche, de coins, de pain et de bon vin.
Cette nuit-là encore je rêvai – fallait-il donc toujours que je fusse accompagnée pour savoir me remémorer mes songes ? Celui-ci fut encore retentissant, et même, je dirais, effrayant. Il laissa de dures séquelles en mon esprit : parfois encore, je m’imagine surprise par un ennemi inconnu de moi et tuée sans que je m’en aperçoive.
Ainsi, dans les confins oniriques, une jeune femme sans visage apparut du néant, voilée par d’obscures brumes, et pourtant je savais que c’était de moi qu’il s’agissait – comme cela m’arrivait parfois, de me voir de l’extérieur et sans traits. Je me distinguais au loin, à travers la nébuleuse grise, et je semblais me délecter de quelque chose qui ne se pouvait décrire. Je sentais tout de même cette odeur, excellente, qui m’en rendait friande d’une et d’autre part du brouillard. Bientôt tout se dissipa, et moi-même je disparaissais et ne résidais plus qu’en un corps, dans un patio baigné de lumière, au cœur duquel s’érigeait une noble fontaine de jade pâle, ciselée de scènes d’étude, d’animaux étranges, et d’étreintes amoureuses. C’était un jardin intérieur, avec nombre de sentiers de pierres fines et délicates, de sable fin, et de roseaux faiblement penchés par une douce brise. Dans l’eau miroitante de la fontaine, quelques nénuphars rosés, aux pistils dorés et aux larges feuilles ondulantes. Soudain, un gong. Des portes claquèrent avec force et l’effroi s’insinua en moi comme un vil serpent ; un vent glacial se mit à violemment souffler et sous son attaque je fus prise d’un frisson énorme, et m’effondrai de froid. La chose, le goût, l’odeur : tout était ferreux. Du sang… Des kimonos de satin empourprés…Je me réveillai en sursaut avant de m’être vue mourir.
L’aube ne tarderait pas à saisir le ciel de ses doigts de rose, et déjà, durant mon sommeil agité, les caravaniers avaient entamé de plier le campement : ce fut en reprenant maîtrise de mes émotions, toute ébranlée que j’étais par ce cauchemar épouvantable, que je les vis dans l’ombrage bleu de la nuit déclinant couvrir le feu et disperser les cendres du foyer, rouler leurs couvertures et arranger les voitures pour reprendre la route. Les belettes attelées à nouveau, il ne leur restait qu’une collation sommaire à prendre, et leur place aux rênes à retrouver. Quant à moi, je me pressai de les imiter, roulant également ma couverture nouvellement acquise – d’un confort incroyable, soit dit en passant – mais mon estomac molesté par l’angoisse de la nuit me demandais grâce, et je ne lui infligeai pas le miel et le vin épicé dès les premières heures du jour.
Dans la torpeur de la plaine drapée de filets de brouillard, le frimas du printemps exhalait des bouches entrouvertes des nuées éphémères ; ce fut ainsi que, alors que je revenais sur mon premier mouvement et déployais ma couverture afin de m’y blottir, un Lutin que j’avais remarqué à la veillée du soir m’approcha en claudiquant légèrement, pour s’adresser à moi. Son nom, il me le dirait plus tard, était Péperci Foldelune, et convenait fort bien à sa physionomie : la peau de son visage, de son cou et de ses mains, à l’instar de l’écorce du bouleau jeune, avait de loin des aspects de satin blanc-argent et de près les ridules de l’âge ; la même énergie farfelue égayait son regard plein de sagesse et de malice mêlées, et faisait jaillir des toupets de poils et de cheveux grisonnants de ses oreilles pointues, des côtés de son crâne et de sa lèvre supérieure – inutile de préciser que lorsqu’il parlait, ce toupet-ci frétillait avec entrain. Des renflements curieux se dessinaient sur son bonnet trop grand, et laissaient suspecter qu’il y conservait quelque artefact secret. Enfin il dissimulait tout son corps dans une ample houppelande éclatante de blancheur, telle qu’on l’eût dit faite de silm et d’argent conciliés au tissage, et qui traînait par-terre dans le dos et aux manches.
La douceur de sa voix me ravit lorsqu’il entama la conversation, m’interrogeant avec affabilité sur la tournure qu’avait prise ma nuit, et sur mon réveil brutal qui l’avait, à ses dires, inquiété. Je lui répondis du même ton, et nous nous engageâmes ainsi sur une longue discussion qui dut nous amener à faire chemin ensemble, tous deux dans la même voiture. Le convoi s’ébranlait, le soleil s’acheminait languissamment vers son zénith et les lucioles nous tournaient autour avec des acrobaties enjouées, mais rien de tout cela ne pouvait nous interrompre. Il était, en effet, Guérisseur lui aussi, attaché aux marchands mais ne conduisant pas, simplement présent en cas de blessures ou d’attaques malveillantes ; cela faisait, vous en conviendrez fort bien, de nombreux sujets à partager.
-
Sais-tu donc prier, mon petit chose ? me demanda-t-il après déjà trois heures de réparties pétillantes.
Et bien sûr, étonnée, je lui répondais que oui, qu’il était dans ma nature de prier Gaïa autant que faire se peut. Pourtant il voulut de moi que je lui fisse une démonstration, et alors que je m’exécutais il m’assura que jamais je n’attirerais l’attention de ma déesse par de pareilles
messes-basses. Ce furent là ses mots exacts, et ils m’attristèrent un instant, mais le chagrin laissa vite place à l’optique de nouveaux enseignements, ce qui m’excitait davantage. Il entreprit dès lors de m’instruire au mieux sur les faits de méditation, d’invocation et de conjuration :
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Tu sauras ainsi enchanter la Dame de Lumière, qui t’offrira ainsi sa Bénédiction. L’enseignement commencerait donc dans le chaos d’une charrette tirée par une belette, sur un chemin de campagne, avec un vieux Lutin quelque peu illuminé, et que j’aimais pourtant déjà comme on aime lorsque l’on n’est pas soumise aux conventions d’une Cour. Ses mots, alors qu’il m’expliquait les rudiments de son art, réveillaient en moi un flot d’émotions auparavant par trop contenues, la fraîcheur et la liberté d’être que Cérahe n’aurait jamais pu ou voulu m’apporter ; et que dire de ses yeux ? Pleins d’une antique sagesse et d’une lumière qui s’épandait alentour comme émanant d’une étoile, ils se jouaient de mon attention, cherchant la compréhension et essayant de m’intriguer avec un charme incroyable. Le respect que je ressentais envers lui était de même puissance que celui que j’avais su présenter devant mon Maître Aldryde, mais avec Péperci Foldelune il se teintait d’attendrissement, et, oui je crois que c’est le mot, d’un bonheur immense. J’avais plaisir à l’entendre et à l’écouter, à comprendre ce qu’il me disait, et plus, cela me donnait grande joie.
Il engagea la leçon en préconisant tout d’abord de se calfeutrer l’esprit à tout phénomène étranger, et vous savez comme moi que je suis rompue à cet exercice plaisant, que je pratique avec grand art. La mer, elle que je n’avais jamais vue et que j’avais toujours rêvé d’apercevoir, apparaissait à l’horizon ? Peu importait. Les mouettes, ces oiseaux dont je n’avais jamais que lu le nom dans de séculaires ouvrages, criaient au large ? Je les oubliai. Les embruns salés commençaient à me chatouiller le nez ?
(Ah ! Mais ça pue, la mer, en fait !) Je repoussai leurs assauts grâce à un recueillement immense, et force dévotion envers ma déesse. Plus rien n’existait que moi-même, au départ un néant obscur, et puis, petit à petit, un lacis de veines et d’artères qui acheminaient mon sang dans de vibrants battements cardiaques. Au loin, seuls les mots de mon nouveau Maître, comme une rumeur noyée dans l’infini et le silence :
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Maintenant, Aro, trouve en toi le lit des magies.Immédiatement, je sortis de mon état méditatif, déconcertée que j’étais par ses propos : déjà sous mes yeux éveillés à nouveau s’esquissaient doucement les premiers traits d’un lit, avec de nombreuses tentures en baldaquins, des colonnes gravées, des édredons douillets, et, couchée dedans, une rangée de fillettes à la peau de lumière dorée. Sous mon regard hébété – qui ne m’ôtait en rien mon charme, rassurez-vous donc – il partit d’un petit rire clair :
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Mais non ! Pas ce genre de lit, voyons. Bouchon ! Enfin ! Le lit d’un cours d’eau.Et effectivement, cela semblait être une image plus efficiente. Je dus me replonger dans la méditation intense par laquelle j’avais été engourdie : je me séparai du monde, et plongeai une fois de plus dans la nuit solitaire et muette de mon être ; intimement en moi, détachée de toute chose, je pus dès lors, à tâtons car aveugle, aidée d’un simple toucher spirituel, partir en quête d’un ruisseau de magie. Je longeai le crâne, serre d’un encéphale bouillonnant et toujours parcouru de chocs magnétiques, et me laissai glisser sur le menton saillant qui sait ouvrir la mâchoire d’un seul coup ; l’aventure me mena dans le conduit crachotant de la trachée ou de l’œsophage, qui suivent tous deux des voies parallèles, et je tombai, comme une goutte de pluie, sur la jointure des côtes, voûte en berceau qui recelait un trésor dont je n’avais jamais eu conscience. Par mon seul esprit j’effleurai, au milieu du néant, quelque chose comme une tumeur bénigne, comme une boîte close ou un poing serré qui irradiait tel un astre une douce et chaude lueur. Je le sentais très bien, cet animal endormi et ronronnant, sous le méplat osseux qui s’ouvre sur le diaphragme, lové dans les profondeurs oubliées de ma poitrine. Il ne suffirait que d’un petit effort de volonté, de tourner la bobinette et la chevillette cherrait, laissant s’écouler comme un fleuve les torrents de magie que ce coffre renfermait. Que
mon coffre renfermait. Un coffre, et dedans, une puissance extrême.
Je comprends aujourd’hui le dessein de Cétayales, qui voulut certainement me joindre à ces gentilshommes Lutins afin que je rencontrasse Péperci Foldelune, car bien que je ne connaisse toujours pas en cette heure l’objet heureux vers lequel elle m’envoya naguère, et que je ne l’aie toujours pas atteint, elle me mit sur la route de celui qui parmi tous et toutes m’apprit la plus belle des choses. Il m’enseigna, ce vieux fou des grands chemins, sur la route de Kendra-Kâr dont je ne sais rien, à connaître ce qui en soi est le plus grand trésor : ce jour-là, et je ne l’en louerais jamais assez, Péperci Foldelune me fit voir à moi-même, et je rencontrai, plus que de la magie toute-puissante, une jeune Aldryde possédée toute entière par le Bien de Gaïa, notre Mère bien-aimée.
...
(Rhaaa ! Mais vous ne comprenez rien, décidément ?!)Et pourtant, comment vous décrire cela autrement ? Ces fillettes toute de lumière faites que j’avais ri d’imaginer dans un lit aux rideaux de brocart, j’en étais devenue une. J’avais ouvert la boîte, après ce qui ne m’avais paru qu’une seconde, mais qui dura des heures – et même sans doute la moitié d’une journée. Et le coffre, ainsi ouvert, ne dégorgeait pas de perles et de pierres précieuses aux multiples couleurs chatoyantes, non, mais d’une clarté fulgurante qui m’eût arraché les yeux si j’avais su les retourner dans leurs orbites. Ce fut une éruption volcanique : mon corps pris d’un trémor divin, une chape envolée en mille éclats flamboyants, et des torrents, je dis bien des
torrents, de magie liquide et volatile, comparable à des coulées de lave en fusion et à d’âcres tephras… Je saisissais ces déferlantes d’une tiédeur suave dans tous mes membres, tous autant qu’ils étaient portés grâce aux vaisseaux sanguins qui accueillaient la pourpre hématie en même temps que la magie libérée.
Cette péripétie fut en tous points similaire à celle qui causa ma chute d’Yscambielle, hormis le fait que ce jour-là je me trouvai en pleines possessions de mes moyens, et que ce fut par ma volonté que le charme opéra. J’avais su trouver la porte pour atteindre ce que Cérahe avait si longtemps poursuivi en moi sans jamais réussir à y mettre la main, et c’était grâce à ce follet de Lutin si émouvant et si sage. Aujourd’hui encore, il me suffit de méditer quelques temps pour y avoir pleinement accès, et bien que je ne sache pas encore l’utiliser avec parcimonie et constance, le pouvoir est bel et bien mien.
Bref, toujours enfermée en moi-même comme dans un donjon imprenable, partagée entre l’ombre d’un corps sans fenêtre et la lumière dégagée par un cœur enchanté, je fus prise d’un essor surprenant et qui pour sûr n’était pas issu de moi, et je retrouvai enfouis dans ma mémoire des mots de l’ancienne langue des nobles Akrillas belliqueuses et industrieuses, que je chuchotais dans un souffle pour moi-même. Dans une transe consciente, j’en appelait à Gaïa, que j'adjurais d'un murmure de me protéger et de me donner force et courage plus que de raison.
Je ne saurai jamais si elle me répondit, mais ce que je sais aujourd’hui, c’est qu’effectivement je me sens plus confiante dans les armes qui me défendent, et qui me permettront sans doute un jour de défaire les féroces ennemis du Bien, et de la tendre déesse que je chéris plus que tout.
Quoi qu’il en soit – car l’instant n’est pas aux sentiments – j’étais revenue à moi, à la vie, à la lumière de cette journée de printemps dont l’heure annonçait déjà une faim gouailleuse qui torturerait mon estomac engourdi de ne s’être pas rassasié au matin. Et la répartie allait toujours bon train avec mon cher Péperci Foldelune, qui se disait heureux de cette prouesse mienne. Moi-même, bien sûr, je respirais la joie : chaque inspiration était un peu plus de bonheur et de lumière, mes yeux certainement scintillaient derrière le voile de mes cils et de mon masque, et mes gestes embrassaient le monde avec une folie radieuse, la même qu’étrennait mon mentor d’un jour.
Et pourtant, la joie fut vite perdue, au lendemain, septième jour de voyage déjà, lorsqu’apparurent sous nos yeux ombrés d’une brume fatiguée et mélancolique, les murailles blanches et énormes de Kendra-Kâr. Cela signifiait déjà prendre congé l’un de l’autre, dire adieu – et sans doute à tout jamais – à cet être d’exception qu’était Péperci Foldelune et à sa troupe nomade au cœur immense. Asdubabil consentit à arrêter le convoi quelques minutes, sous la brise ténue du crépuscule – mais plus serait inconcevable, car les marchands devaient sans plus tarder retrouver leurs émissaires kendrains. Et à la vue du gigantisme des remparts, je me surpris à avoir grande peur pour mon ami, car qui sait si jamais il ne se fera fouler au pied par un être énorme de ces Terres énormes dont j’avais toujours appris à me méfier ? Ne plus le revoir que dans les âpres abîmes de Phaïtos ? Et pourtant, usant de mon nom complet d’Akrilla princière, comme par révérence et par amour aussi, il m’assura sans que sa voix s’infléchît aux trépidations de la peine :
-
Rassure-toi, Yscaelle Cahidrice Aro, car ce n’est ici qu’un au revoir. Au terme du destin que tu vois se profiler devant toi, repense donc à ce vieil ami qui se tient devant toi, et parcours le monde pour t’enquérir de lui. Nous avons encore tant de choses à nous dire…Et sans plus rien ajouter, sans même me laisser un instant pour taire les sanglots étouffés dans ma gorge et pour lui dire, moi aussi, l’ardent désir de le revoir un jour, il se drapa dans son ample manteau et s’en retourna parmi les siens, vers les grandes portes de Kendra-Kâr, cité perfide qui nous séparait, et que, de fait, je haïssais.
Je reprenais la route, et je ne pourrais dire que je fus plongée dans le désespoir et la solitude, car mes chères lucioles
(auxquelles je devrais un jour donner nom, tout de même !) étaient à mes côtés ; mais pourtant ce n’était en rien comparable à la présence tendre de mon Maître, à ses paroles et à son regard envoûtants de sagesse et de gaieté. La pleine lumière de ma déesse était sur moi, désormais, mais la lueur délicieuse de Péperci Foldelune s’était éteinte. Ne demeurait dès lors que l’espoir immense de voir cette lanterne enfouie dans mon cœur s’allumer à nouveau, un jour qui sait, et briller pour les siècles des siècles.
Rien de surprenant ou d’excitant n’advint durant les sept jours qui me séparaient des contrées ynoriennes vers lesquelles Cétayales m’avait enjoint de m'acheminer. Il revient à dire que parfois, trop lasse de la marche incessante, je m’immisçais dans une charrette de géant qui longeait la même route que moi, et que, entre le linge pouilleux et les paniers d’osier démesurés, je m’exerçais minutieusement à la prière. Toujours au matin j’avais en premier lieu le portrait de Péperci Foldelune en tête, et toujours il m’appelait par mon nom entier et riait, m’encourageait, me félicitait de mes efforts et de mes progrès.
Au douzième soir, je me retrouvai, sous l’ombrage d’une colline escarpée, dans une grande plaine à l’herbe plus haute que moi et qui ondoyait sous des souffles d’air chauds et agréables.
(Ne m’avaient-ils pas roulée, ces Lutins malins, en me vendant une fourrure ?) Les brins verdoyants prenaient des teintes bleues dans le faible éclat du soir, mais leur inclinaison gracieuse, parfois, leur donnait les accents du plus bel argent. Bref, ce que je narre ici est un entraînement et non un soir de lune calme et tranquille. Bien : je m’exerçais, et, cheminant en moi vers le cœur incandescent de ma lumière, je demandai à Gaïa de faire croître toujours ma magie intime. Il me vint alors une idée saugrenue : ne serait-il pas avisé et aimable à moi de tourner mes entraînements vers le bien d’autrui ? Saurais-je ainsi, comme Péperci l’avait fait avec moi, intensifier et aiguiser le pouvoir magique d’un disciple croisé à la bonne aventure ?
(Ce serait le pied, franchement. Non ?) Alors je travaillai sur moi-même, car délivrer sa propre magie à un étranger n’est pas une mince affaire, je puis vous l’assurer. Je fis voyager les fluctuations tièdes et langoureuses des fluides dans mes veines, et cet exercice me procura le plus grand plaisir, car la lumière mouvante dans tout mon corps était vibrante, chaude, délectable. Pourtant, alors, je voulais en faire bénéficier autrui, et l’amour que j’octroie à mon prochain était d’une telle ferveur, en cette soirée, que je demeurai jusqu’au matin pour maîtriser mes flux.
Par une longue contemplation de moi-même et de mon être, oublieuse des alentours et même des dangers éventuels de la nuit et de la nature, je m’aperçus que mon sang ne conduisait pas le pouvoir de Gaïa dans mes mains. Ce nonobstant, il m’apparaissait clair que c’était là la seule voie pour partager ma lumière. Il me fallut de nombreuses heures – qui me parurent des secondes tout au plus, plongée que j’étais dans l’effervescence de mon corps plein de vie – pour faire affluer la magie jusque dans le bout de mes ongles ; et je la percevais vraiment, frémissante et languissante, ronronnement d’un chat paresseux, battement d’aile d’une colombe paisible, rampement agile d’une chenille désœuvrée. Le fait est que les lacis qui s’inscrivent dans mes doigts, ces empreintes qui cannellent mon derme, furent pris d’un feu divin : l’or scintillant les saisit tous les dix d’un halo mystique à la chasteté ostensible – rien de mal ne pourrait jamais surgir d’aussi pures émanations. Je touchai le sol, et, dans une détonation sourde, l’herbe sur un pied de diamètre se teinta d’une nimbe mordorée, qui malheureusement s’évanouit aussitôt.
Une lassitude extrême s'empara de moi à cet instant précis, et autant vous le dire tout de suite : j’étais résolument épuisée, vidée de toute énergie, et ignorante même du bien fondé de cet exercice par trop éreintant. Apathique, je ne pouvais plus rien faire, et continuer à m'exercer aurait été bien vain, car je ne savais penser à plus rien d’autre qu’au sommeil, vers lequel mon esprit désespérément m’appelait. Ce fut donc sous les couleurs chamarrées de l’aube que je m’offris volontiers et toute entière aux songes séduisants. Là encore, je crois qu’il faut vous faire part de l’un d’entre eux, car il fut parmi tous le plus étrange.
Une seule image, et, tout de suite, un flot de sensations et de sentiments bouillonnants. Une seule image, et, tout de suite, l’omniscience. Dans mes mains brunes, des cartes, un carré d’as, alors que je me retourne en faisant voltiger ma cape. Tuer, égorger, étriper, éviscérer, étrangler, fracasser, faire couler la cervelle chaude de ceux qui m’ont humiliée, moi ! Moi, la terrible, moi, la puissante, moi et mon courroux qui frappera sans coup férir ! Quoi, on ne se soumet pas ? On s’élève contre moi ? On cherche à m’évincer, peut-être ? Et bien je puis leur dire que le châtiment sera terrible ! Oranan, cette ville sans passion ? Rasée ! Une armée ?! Ah, poltron ! Ah, traître ! pour leur mort, crois-tu donc que ce bras ne soit pas assez fort ? Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, défait les escadrons et gagne les batailles ! Sur cette ville risible tombera la foudre de ma vengeance. Tout ceci, pleutres et couards que vous êtes, pour n’avoir pas laisser tricher la délicieuse, l’honorable, la divine Jusztriin Tlin'Baraghlek, moi dont chacun connaît et reconnaît la grandeur dévastatrice ! Tremble, monde…...
Et du reste, je n’ai pas le moindre souvenir. Juste l’envie fulgurante de hurler :
-
Allez tous vous faire téter les yeux par des crapauds buffles !***
Je préfère ne pas vous conter les deux jours qui suivirent en détails, car ce serait d’un mortel ennui. Tout ce qu’il y a à savoir, c’est qu’aujourd’hui me voilà face à cette merveilleuse forêt dont j’ai rêvé la naissance, songe que vous connaissez pour m’avoir attentivement écouté vous le narrer.
(((Rencontre de la caravane lutine | Achats | Deuxième rêve | Rencontre de Péperci Foldelune | Apprentissage de Bénédiction | Apprentissage de Soutien du ciel | Troisième rêve)))