Si la légère brise posait son souffle tiède sur ma chevelure noire, le crépitement du feu l'effleurait autant de sa chaleur réconfortante. Mon dos était à plat sur un bout de tissu qui devait lui-même s'étendre sur un amas de feuillages. Même un confort réduit comme celui-ci suffisait à me conférer un état de bien-être qui dépassait de loin celui des derniers jours. Une mince cape qui sentait l'humidité me couvrait le torse jusqu'aux épaules et mon réveil me fit prendre conscience de sa texture rugueuse qui piquait au niveau des bras et de la poitrine. Pourtant, je me refusais à faire le moindre mouvement, au risque de briser cette perfection si fragile. Le simple fait d'ouvrir les yeux suffirait à briser ce moment quotidien où la vie semble sans problèmes, sans obligations... Sans douleurs.
Elle cria littéralement au tréfonds de moi-même. Sa piqure sadique me frappa de plein fouet et je me retins de vider le peu de ce que contenait mon estomac, noué par une privation forcée. La souffrance au niveau de ma tête était le tourment qui m'affectait le plus. L'enflure sur ma joue droite battait en concert avec les soubresauts de mon cœur et l'étirement de la cicatrice qui me striait l'arrière du crâne me picotait en élançant douloureusement. Quelques ecchymoses se révélèrent un peu partout sur le haut de mon corps, sans aucun doute à cause des nombreuses rafales de bâton que cette femme m'avait fait subir... Cette femme! Un malaise me prit à la gorge. La guerrière aux cheveux blancs avec qui j'avais eu l'échange de coups me revint en mémoire, ainsi que tous les évènements qui accompagnaient son entrée dans ma vie. Mes souvenirs les plus récents étaient notre fuite à cheval et l'inconfort de la fatigue qui martelait mon corps.
Le craquement d'une branche que l'on brise de la plante du pied résonna à quelques mètres de moi. Elle était tout près. Je sentais sa présence comme il est possible de percevoir le regard d'autrui peser sur son dos. Le douillet de mon précédent sommeil se métamorphosa rapidement en inconfort qui progressa vers une fièvre froide comblée de frissons. Les bras étendus le long de mon corps, je sentais la sueur qui perlait sur mon visage crispé par le mal qui broyait mes entrailles... Tant au niveau physique que psychologique.
Lors de mes plus jeunes années, les transes me poussaient à une fatigue extrême qui m'obligeait à cesser toutes activités normales au profit d'un sommeil où il m'arrivait de plonger pendant un jour et une nuit complète. Ce que je vivais à ce moment, n'était en aucun point comparable. Le mal me jetait dans une sorte d'hébétude comparable à un réveil trop brusque et une envie incontrôlable de vomir tripes et boyaux. En gémissant, avec le cœur au bord des lèvres, je me redressai brusquement en écarquillant les yeux. Le plancher forestier tangua pendant un instant où je fixais un buisson bordant la rive d'un faible cour d'eau. Le soleil était bas dans le ciel et sa lumière orangée caressait le sol de la berge. Le goût âcre de la bile roula à l'intérieur de ma gorge et j'inspirai bruyamment pour contrer le flot. Les paumes sur le sol et le menton sur la poitrine, j'haletais avec difficulté. Mes cheveux tombaient sur mon visage gonflé et je tournai lentement le regard vers la guerrière qui me fixait, à mi-chemin pour se dresser sur ses pieds. Je ne sais pas si ce fut précisément la douleur de mes membres ou la honte de s'afficher ainsi devant une inconnue qui rendait la situation insoutenable.
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« Toi... »Ma langue était pâteuse et faire une phrase complète se dressait soudainement comme une montagne impossible à franchir. Cette femme m'avait fait du mal. Je la fixais et elle en faisait autant. Je tentai de m'appuyer sur mes pieds, mais ma cheville me foudroya et je ne pus retenir le cri de douleur qui glissa entre mes dents... J'étais complètement à sa merci. Avec un dernier effort, je rampai à l'aide de mes mains sur l'herbe tiède en la regardant se relever lentement.
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« Non... Attends! Tu n'as rien à craindre. Je m'occuperai de toi. »Elle contourna le petit feu et fléchit les genoux près de ma position. Elle avait attaché sa longue tignasse en queue de cheval et quelques mèches flottaient sur ses yeux et contournaient son visage jusqu'à son menton. Ses oreilles pointues s'étiraient le long de sa tête et celles-ci arboraient de nombreuses boucles et ossements de différentes tailles. Ses yeux d'un gris métallique jetaient sur moi une pitié qui se voulait compatissante. La femme s'était débarrassée de son armure de cuir à l'allure d'un corset et se trouvait maintenant vêtue d'une chemise à col avec un pantalon tendu où des jambières plaquées d'os moulaient des cuisses bien entraînées. Sa bouche entrouverte s'étira en un léger sourire qui ne suffit pas à cacher son inquiétude.
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« Laisse-moi veiller sur tes arrières. Tu m'as donné la chance d'échapper à mes tortionnaire... C'est à mon tour d'en faire de même avec ceux qui te détruisent à l'instant. »Elle tandit la main sur ma joue encore intacte et l'effleura en contournant la ligne de ma mâchoire. La peur flottait derrière mon visage, mais il était vrai qu'après notre fuite elle n'avait tenté en aucun cas de me tuer. Sinon, elle en aurait eu amplement l'occasion pendant mon long sommeil. Je fronçai les sourcils à la recherche d'une quelconque faille dans son visage fin, mais je n'y lis qu'une sincérité pure et simple. Mes yeux s'humidifièrent par l'effet de fixation et je détournai le regard en regardant le petit matelas qu'elle m'avait improvisé. J'avalai mon orgueil d'homme et hochai lentement la tête en esquissant un sourire qui devait plus ressembler à un rictus qu'autre chose.
Elle me prit par le bras et me recoucha sur les couvertures sans prononcer le moindre mot.
Morphée s'empara de moi sans remords.
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Le ciel est obscure et nous marchons tranquillement. L'odeur de sang goute sur notre langue pendante. La chasse fut bonne et nous remercions la terre. Notre ventre est plein, mais quelque chose préoccupe ma Kaali. Quelque chose nous empêche de bien apprécier la chasse. Quelque chose ne tourne plus.
Nous sommes le cycle.
Je suis le cycle.***
Je dus dormir pendant plusieurs heures puisque ce fut le chant matinal des oiseaux qui me tira du sommeil. Le ciel était bleu clair et la fraîcheur du début de la journée emplissait l'air ambiant. En me mettant en position assise, je me surpris à découvrir la diminution de la douleur sur mon visage. En tâtonnant celui-ci, j'y découvris une vilaine bosse un peu plus haut au niveau de ma mâchoire. Le mal s'était étrangement atténué et je pus au moins étirer mes muscles en ouvrant la bouche. Ma jambe gauche reposait à l'extérieur de la couverture et une atèle de bois et de racines maintenait habilement ma cheville. Je réalisai à cet instant que le plus gros de mon mal fut étroitement lié à la fatigue.
En jetant un regard sur les environs, je distinguais maintenant les détails d'un petit campement. Un feu de braise rougeoyait sous le vent des champs qui nous entouraient. L'emplacement représentait un amas de petits buissons et de quelques arbres procurant un ombrage tamisé sur le sol herbacé. De toute évidence, ce qui se trouvaient tout autour n'étaient que champs et cultures plombés de rares végétations sauvages perçant la plaine. Un petit ruisseau traversait l'opposé de l'endroit en question et un bruit clair s'en échappait au fracas des cailloux. Un cheval à la robe brune broutait paisiblement le gazon du petit étendu. Ma tête était en direction du feu et je n'eus qu'à me retourner pour voir la femme roulée dans une cape verte. Je glissai de ma couche et entrepris de me lever sans réveiller ma congénère. J'y arrivai sans trop de mal en m'appuyant sur ma jambe en bon état. Avec surprise, mon pantalon en fourrures blanches et noires ne se trouvait plus sur mes jambes. Flambant nu, je jetai un regard accusateur sur la guerrière qui dormait encore.
(Certains ne se gênent pas pour profiter du sommeil des autres) Mon vêtement était déposé près de ma tête et je m'empressai de l'enfiler en épiant les moindres tressaillements de la femme. J'avais tout perdu. La cape de mon maître et mon fidèle bâton devait traîner quelque part dans ma forêt et le peu d'argent que j'avais, devait être à ce jour entre les mains des gobelins. Bien sûr, leur valeur symbolique me pesait et je dus me résigner aux uniques possessions que j'avais jadis. Ce pantalon était maintenant la seule chose entièrement à moi.
Avec un pas coupé d'une claudication, je marchais jusqu'au petit cours d'eau. Je m'y agenouillai et y plongeai rapidement le visage en mouillant mes cheveux pour y enlever le sable qui s'y emprisonnait encore. Ma toilette fut rapide et efficace et me conféra un regain d'énergie qui ne me fit que le plus grand bien. En remettant un peu de bois à l'intérieur des braises, j'attendais.
Elle se réveilla après quelques minutes avec de petits yeux. Un long bâillement lui échappa et elle faillit trébucher dans un buisson lorsqu'elle me vit en train de la toiser du regard, totalement réveillé et debout avec des morceaux de bois sous le bras.
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« Je dors depuis combien de temps? »La question était directe, franche et sans la moindre parcelle d'émotion. Elle cilla en clignant des yeux et répondit en s'éclaircissant la voix.
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« Aaaah heum... alors là jamais je crus possible à un homme de dormir deux jours d'affilés, mais apparemment c'était ce qu'il te fallait puisque te voilà sur pied. »Je plissai le front en déposant le bois près du feu.
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« Oui. C'est ce qu'il me fallait. »Elle poussa un rire sec qui s'étouffa immédiatement. Les cheveux entremêlés sur sa tête, elle se sortit de son état de surprise et empoigna un petit sac qui semblait contenir divers vêtements et effets personnels.
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« Monsieur le paresseux m'excusera, mais si tu te porte mieux je ne vois pas l'utilité de perdre notre temps davantage dans ce trou perdu. Pour mon cas, je reviens dans quelques... »De toute évidence, elle n'aimait pas être prise de court et son empressement camouflait mal l'embarras dans lequel je la mettais.
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« Non. Mes questions et ensuite vous ferez comme bon vous semble. »Je la provoquais du regard et elle relâcha brusquement son sac. Elle s'approcha de moi, vêtu de sa chemise ample et s'assied dans l'herbe près du feu. Elle laissa tomber son corps vers l'arrière et se retint de la paume de ses mains. Un air de défi releva son sourire narquois.
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« Je t'écoute mon cher »Cette femme commençait à m'énerver. Sérieusement.
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« Bon... Vous avez un nom? »-
« Tu peux m'appeler Lëyla »-
« Pourquoi m'aider? »-
« Tu m'as aidé... C'est à mon tour de te rendre service. »-
« Que connaissez-vous de moi »-
« Rien... Sauf peut-être la manière particulièrement étrange avec laquelle tu agissais lorsque tu étais dans l'arène. On aurait dit une bête... Un animal traqué par la peur. D'ailleurs j'aimerais t'entendre sur le sujet »-
« Écoutez... Cet état me prend lorsque je vis des situations marquantes et je vous assure que je suis dans le néant complet si j'essaie de vous en expliquer la source. »-
« Étrange tout de même. On aurait dit un félin enragé... »-
« Un félin? »(Kaali... serais-ce toi? Serais-ce nous?)-
« Bah oui. Tes gestes et tes réactions étaient typiquement félins. »J'avais beaucoup de difficultés à m'imaginer réagir comme une panthère. Dans ces situations je me sentais déversé dans un entonnoir où toutes mes pulsions convergeaient et devenaient les raisons même de mes actes. Rien de plus. Je m'éclaircis la gorge et me frottai les yeux. Cette femme, Lëyla comme elle prétendait se nommer, avait été témoin de mon comportement. Elle connaissait une partie de moi qui se voulait presque honteuse...
Me voyant perdre le fil de la conversation, elle parla d'une voix claire en se redressant.
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« Je sais que ça peut paraître bizarre, mais sache que je ne te juge point sur cette face cachée de ta personnalité. »Lisait-elle dans mes pensées? Quoi qu'il en fut, elle et moi étions maintenant liés par ce secret et elle semblait en jouir avec une aisance déconcertante.
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« Je... Merci Lëyla... Pour tout. »-
« Ça fait plaisir chaton »-
« Ali! S'il-te-plait... Ali suffira amplement. »Je ne savais pas comment définir cette intrusion dans ma vie. Un fardeau? Un moyen de me sortir de ce pétrin? Une amitié? Oui, peut-être un peu des trois et j'en acceptais avec résignation les futurs éventualités.
Elle acquiesça en me tirant la langue et s'éloigna pour faire sa toilette matinale. L'état encore précaire de mes blessures me contraignit à accepter sa proposition de l'accompagner jusqu'à sa destination vers Bouhen où, elle me jura, qu'il m'était possible d'obtenir des informations sur ma personnalité bestiale. L'écho de l'appel de Kaali résonnait encore à l'intérieur de mon être et cette brèche sur notre lien et sur une compréhension de celui-ci me vint comme un moyen de me rapprocher d'elle. Je devais chercher. Chercher pour mieux comprendre.
Une fois le peu de matériel attelé à la jument et un faible repas au creux de l'estomac, nous entamâmes notre montée en direction de la ville. Lëyla conduisait les rênes avec une habileté qui me laissa pantois. Les champs de la plaine mirent longtemps avant de progresser vers une végétation plus variée et le soleil eut largement le temps de faire son chemin jusqu'à l'horizon lorsque nous aperçûmes les premières habitations. Le voyage me fatigua et je dus encore une fois me remettre à la vigueur de la guerrière.
Par mes éveils, j'aperçus les terres qui se métamorphosèrent en amas de forêts de plus en plus denses jusqu'à ce que notre chemin se contraignit à suivre la lisière de celles-ci entre légères vallées et montagnes. Notre fatigue planait comme l'ombre et l'espoir d'arriver avant la nuit rapetissait à vue d'œil. Les rayons de l'astre lumineux filtraient notre route et la possibilité d'établir un campement s'imposa à nous à contrecœur. Toutefois, une chance énorme se décida à nous sourire.
Au loin, perché sur une falaise, un château de pierres grises pointait vers la masse lumineuse du ciel variant dans les teintes d'oranges et de violets. Sans m'interroger, la femme aux cheveux blancs talonna notre monture en déviant légèrement notre direction vers l'édifice.
Le vent fouettait mon visage et mon cœur se serra.