Après la Tempête - Chapitre IAprès la Tempête
Chapitre II
Enki avait dit vrai.
Après avoir continuer vers le sud, il quitta enfin la forêt. Il put aussi avoir une vision dégagée du ciel. Pas de dragon en vue. Parfait.
Il était sur le haut d'une colline d'herbes jaunes et, de part et d'autres, d'autres collines plus ou moins écrasées continuaient jusqu'à perte de vue. Toutefois, ce décor a priori banal trahissait la guerre qui se tramait ici depuis des années. L'on pouvait voir de-ci de-là des ruines de bâtiments, et les prairies qui se trouvaient maintenant sur ces terres étaient vraisemblablement auparavant de grands champs car des lignes d'arbres survivants, des murets et des lignes d'irrigation se dévoilaient, éparpillés dans le décor.
L'humoran s'avança jusqu'à ce qui fut sans doute un champ de petits arbres fruitiers. La plupart n'étaient plus que souches, ou effondrés au sol. On pouvait deviner encore sur quelques pierres noircis au sol qu'il y avait eu un incendie, ici, il y a longtemps. Cependant, les arbres qui étaient restés debout s'en étaient remis pleinement et exhibaient maintenant de beaux fruits autour desquels s'affairaient des insectes en tout genre. Les arbres dépassaient à peine la taille de Mercurio, qui en profita pour cueillir ce qu'il pris pour d'étranges pommes et croqua avidement. Il s'agissait en fait de nashis. Ces fruits beiges à points blancs, s'ils se révélaient assez fades, avaient au moins le mérite de calmer sa faim. De plus, leur côté juteux était rafraîchissant, bien qu'il était toujours désagréable d'avoir un liquide sucré qui colle aux poils.
Dans son insouciance naturelle, l'humoran ne prit que ce qu'il lui semblait suffisant pour apaiser sa fringale et fut loin de songer à en récupérer quelques unes pour la suite du voyage. Il continua alors son chemin tranquillement, avec un contentement de simplicité.
Après tout, le pire était derrière lui et ça ne servait à rien de se prendre la tête sur le passé. Il allait rebondir quoi qu'il en soit, il fallait se le dire.
A y songer, en l'instant présent, il n'était pas malheureux. Il était peinard, à parcourir les champs. Il n'avait pas particulièrement à se presser car personne ne l'attendait nulle part et plus rien ne le poursuivait. Bon, il était toujours dans un pays en guerre et il n'était pas à l'abri d'une mauvaise surprise mais ça ne l'inquiétait pas plus que ça. La bataille d'Oranan devait bien accaparer les troupes des deux camps, ils allaient pas s'amuser à traverser l'arrière-pays à un tel moment. Et puis, si jamais certains s'approchaient, ils auraient certainement autre chose à faire que d'emmerder un voyageur solitaire tel que lui. Et au pire du pire, il voyait bien au loin, dans ces collines presque rasées. Il les verrait arriver à des kilomètres à la ronde. Pas de quoi s'angoisser plus que de mesure. Il avait juste à continuer tranquillement sa route, à son petit rythme, jusqu'à Bouhen. Il avait tout le temps. Il pouvait même mettre des années que ça n'y changerait rien. Cette pensée le relaxait. Il était tranquille. Cette guerre était une bonne blague en comparaison au dragon dont il avait échappé.
Il marchait donc sans se presser, ne voyant pas un chat à l'horizon. Il croisa plusieurs fois d'autres arbres dont il ramassa et mangea les fruits. Le soleil était un peu pâlot, la brise un peu fraîche, mais ça n'importait pas. Il se sentait bien.
Comme la marche était longue et se rythmait de montées plus ou moins rudes, il s'arrêtait de temps en temps dans les coins d'ombre pour se reposer quelques instants. Dans ces moments, il s'étirait, regardait autour de lui, imaginait des histoires sur le moindre élément de l'environnement qui attirait son attention.
Bref, rien de palpitant ne vint freiner sa route de toute la sainte journée.
Le soleil ne s'était pas encore totalement couché lorsqu'il vit au loin une étendue d'eau. Sans doute le lac dont avait parlé le bratien. Et pour un lac, c'était un sacré lac ! Il n'en voyait pas le bout !
La nuit approchant, il pouvait voir ça et là de la lumière sur les rebords du lac. On devinait que des bâtiments et des villages entiers étaient dispersés sur ses bords, mais il y avait quelque chose d'étrange, il n'aurait su dire quoi.
De véritables champs avaient pris le relai aux herbes folles du nord, mais personne ne s'y trouvait. Il passa plusieurs maisons de campagne, toutes étaient sombres.
Soit les ynoriens étaient de sacrés couche-tôt, soit il se passait quelque chose d'étrange. Comme la forêt précédente était vidée de ses bêtes, les habitations d'ici étaient vidées de leurs humains. Pourtant, des lumières mouvantes étaient allumées en masse, au loin.
Soudain, un humain un peu petit et un peu maigre, aux dents de devant bien saillantes et aux yeux bien plissés, sortit d'une des maisons avec une brouette pleine de bricoles en tout genre. A son dos, un katana de petite facture, sans fourreau. D'abord surpris par la vue de Mercurio, il semblait prêt à fuir. Et voyant l'humoran ne montrer aucune agressivité, il leva sa brouette et la traîna jusqu'au sentier où il se trouvait.
Mercurio l'interpella :
"Hé toi là, ils sont passés où, les gens d'ici ?"Sans interrompre son chemin, le chétif ynorien lui répondit d'une voix pointue :
"Tu débarques ou quoi ? Tous les gardes et les mercenaires du pays ont rejoint Oranan. La ville est fermée à double tour, personne n'entre ou ne sort et personne ne sait pourquoi. 'Faut pas être un génie pour comprendre que ça pue l'Oaxaca à plein nez. Alors c'est simple hein. Si Oranan tombe, c'est le pays tout entier qui est foutu. Les gens fuient vers le royaume kendrain en laissant plein de trucs derrière eux, alors c'est le moment de se servir !""Et toi alors, pourquoi tu fuis pas ?""Ah mais je vais le faire ! Seulement, quitte à devoir abandonner ma vie ici, je préfère autant avoir de quoi me faire la belle vie ailleurs. Si c'est pour virer clochard, autant me faire buter par un sekteg ! Puis c'est pas non plus comme si je faisais quelque chose de mal, car si c'est pas moi, ce seront ces saletés de peaux-vertes qui pilleront tout !""Mais alors c'est quoi, ces putains de lumière au loin, là ?""Hé ben, c'est eux. C'est les gens qui fuient vers Kendra Kâr. Mais si tu veux un conseil, ne les suis pas.""Pourquoi ?""Tu crois vraiment que les kendrains laisseront passer des milliers de réfugiés à la frontière juste comme ça, sans broncher ? Non, il va y avoir des emmerdes sur les grandes routes, et encore plus pour Kendra Kâr. Non, il faut passer par des voies plus discrètes. Moi, je vais aller direction le duché de Gamerian. C'est plein de petits villages, là-bas. Parfait pour y refaire sa vie. Je pourrais y construire une maison, monter un commerce... Tu passes par où toi ?""Je comptais aller à Bouhen...""Arf. C'est juste à côté de la frontière ça, oublie. Ça va être encore plus le bordel qu'en direction de Kendra Kâr à tous les coups."L'humoran resta silencieux à cette remarque qui, si elle avait beau avoir du sens, ne le réjouissait guère. Ce pillard avait raison. Mais il n'avait rien à faire dans ce trou paumé que sont les duchés. La montagne, ce n'était pas son élément. Il était un Darasmois et un pirate, il se dessécherait bien vite loin de l'air marin ! Non, il lui fallait un port, un bateau, une aventure !
Bouhen était sa destination, point, et puis ce n'était pas un réfugié, lui, il n'y resterait pas longtemps, chez les kendrains.
"Tant pis, je tente le coup quand même.""C'est toi qui voit, vieux."Mercurio laissa le pillard à son affaire et rejoint les lumières au loin qui longeaient le lac et donc, la route.
C'était une route importante, pavée et large de plusieurs mètres.
Elle supportait aujourd'hui une affluence énorme. De nombreux ynoriens et quelques poignées d'autres races étaient là, en charrette, à cheval ou à pied, seuls, en couple, en famille ou par groupes entiers, avec peu d'affaires ou transportant toutes leurs richesses dans leurs chariots. Un pays entier se mélangeant en une file hétérogène en direction du sud. Sur le côté des routes, des voyageurs exténués avaient montés des campements pour la nuit.
L'ambiance n'était pas à la réjouissance, mais les plus opportunistes esprits commerçants trouvaient toujours une façon ingénieuse de s'en mettre plein les poches.
Un homme chauve, à la moustache longue et fine, trainait derrière lui un chariot bâché et proposait à tous les voyageurs solitaires de les y accueillir pour la nuit contre une cinquantaine de yus. La vache. Une cinquantaine de yus. C'était énorme. Et contre cet argent sonnant et trébuchant, ils pourraient ainsi tranquillement dormir jusqu'à l'aube tout en continuant leur route.
Mercurio, fatigué de son périple de la journée, se laissa convaincre et céda à l'offre de l'homme. Après tout, il avait récupéré un bon pactole chez Oaxie alors autant s'en servir. Ils furent en tout six à dormir dedans, entassés comme pas permis contre le bois rigide. La nuit ne fut pas des plus agréables, mais le fait de ne jamais cesser d'avancer était d'une consolation suffisante.
Toujours était-il qu'il avait réussi à dormir quelques heures et, à l'aube, l'humoran, réveillé, en profita pour parler au chauffeur. Son chariot était une bénédiction, il ne comptait pas le laisser filer ainsi. Il lui proposa alors une offre intéressante. En échange d'une place assurée chaque nuit jusqu'à Bouhen, il vendrait ses services de guérisseur, la journée, à l'arrière du chariot et partagerait la moitié de ses gains avec l’intéressé. Une offre en or pour le marchand et l'occasion de s'occuper pour Mercurio, car ils étaient nombreux, à vouloir faire soigner leurs ampoules et leurs petits bobos. Et ils étaient prêts à y mettre le prix. Après tout, l'humoran était lui aussi un peu commerçant. Ses services n'étaient que rarement gratuit et il n'éprouvait pas le moindre remords à envoyer valser un client sans le sou. Alors bon, même s'il n'avait pas l'habitude de travailler dans de telles conditions, s'adapter était assez intuitif. Et ça tournait bien.
Quatre nuits plus tard, l'attelage s'arrêta en plein trajet.
Des protestations, des plaintes de gens impatientés et de nombreuses torches étaient allumées en dehors du charriot. Mercurio, réveillé par cette activité, alla voir ce qu'il se passait. Il demanda au chauffeur ce qu'il en était. Il lui répondit qu'ils n'étaient plus loin de la frontière et qu'il y avait trop de véhicules arrêtés sur sa route pour pouvoir continuer à avancer.
C'était un fort euphémisme, car c'était une véritable ville de fortune qui s'était bâti ici en peu de temps et on pouvait déjà deviner une organisation citadine se mimer là. A force de laisser traîner son oreille et de tourner entre les divers simili-habitats que tout le monde s'était construit, il appris que la garde kendraine ne laissait personne traverser la frontière. Les réfugiés n'avaient alors d'autres choix que de rester ici en espérant que la situation change.
Il était vrai que la problématique était de taille pour les kendrains, à considérer aussi bien d'un sens social que politique ou éthique. Et en attendant que les huiles se décident enfin quant à la conduite à tenir, les ordres étaient simples : Personne ne passe et ceux qui essayent sont reconduits à la frontière. Les mages de guerre et les soldats ynoriens étant tous en train de livrer combat à Oranan, les réfugiés, même s'ils avaient voulu, auraient eu du mal à tenter quand même leur chance. Kendra Kâr avait ramené des aéromanciens et des géomanciens qui veillaient bien à ce que personne n'avance de trop près et, si c'était le cas, d'un sort ils étaient renvoyés à leurs points de départ.
Il était bien avancé maintenant. Le pillard lui avait dit, mais non, môsieur n'en fait qu'à sa tête. Maintenant, combien de temps il resterait bloqué ici ? Bon, au moins, c'était bien loin d'Oranan ici. Alors il était à l'abri pour l'instant.
Mercurio fit alors parler de lui, clamant à tout le monde qu'il était guérisseur et qu'il vendait ses services à qui en avait besoin. Ainsi, de manière étrangement ingénieuse, il troqua ses services non contre des yus mais contre de quoi se monter son petit abri et se sustenter. Il n'eût même pas à suer de sa construction, car il embaucha pour le construire les deux fils d'un vieil homme qui venait d'attraper une sérieuse grippe.
Ainsi, pendant ces jours, l'humoran se sentit tel un cador.
Tout roulait comme ça n'avait jamais autant roulé. Il réussit même à soustraire quelques alcools ynoriens pour sa consommation. Seul le plaisir de la chair était le grand absent de son séjour à la frontière.
Une semaine plus tard, le ras-le-bol se faisait tout de même sentir.
Les gens s'inquiétaient toujours de n'avoir aucune nouvelle d'Oranan et les tentatives d'émigrations sauvages se multipliaient. Il n'aurait alors fallu qu'une erreur, qu'une bavure des gardes kendrains pour enflammer cette poudrière. Mais il n'en fut rien et, au final, les pontes finirent enfin par donner de nouveaux ordres.
Plusieurs hérauts furent dépêchés sur les lieux, chargés d'informer les réfugiés de ce qu'il en était. Plusieurs camps allaient être installé dans la forêt de Bouhen, accueillant temporairement les ynoriens tant que Kendra Kâr n'aurait pas de nouvelles de la situation à Oranan. Des éclaireurs et des bateaux légers allaient être envoyés au-delà de la frontière pour examiner la situation. Si la république reprenait le contrôle de sa capitale, ils seraient tous poliment reconduit à la frontière et, si la situation dégénérait vraiment et qu'Oranan tombait entre les mains d'Oaxaca, les ynoriens souhaitant rester allaient pouvoir être répartis dans différents endroits du royaume kendrain où un essor de population n'aurait pas été de refus, notamment dans les duchés de Luminion et de Gamerian qui avaient bien besoin de main d’œuvre pour construire leurs défenses et alimenter leurs armées.
Mercurio écoutait tout cela, mais ne se sentait évidemment pas bien concerné.
Il n'était pas ynorien, ce n'était pas son pays et leurs sorts ne lui importait pas plus que cela.
Après cela, l'armée s'organisa à la frontière en plusieurs points de passage obligatoires pour les réfugiés qui espéraient avoir leurs places attribuées dans le royaume de Kendra Kâr. Les gens formèrent alors un énorme tas autour de ces zones, de manière à ce qu'ils étaient tous collés l'un contre l'autre dans une masse mouvante trop lentement.
Mercurio dût alors subir, pas à pas, l'attente d'arriver jusqu'au préposé.
Enfin à son niveau, le militaire à l'air lassé lui demande machinalement :
"Identité ?""Mercurio.""Mercurio comment ?""Mercurio tout court."Et pour cause, Mercurio n'avait jamais connu son père et sa prostituée de mère était orpheline. Elle n'avait jamais connu ses parents et sa jeunesse fût celle d'une esclave. Ce fut bien plus tard, lors de la mort de ses maîtres dans une guerre de gang, qu'elle gagna sa liberté. Ainsi, personne, de toute sa vie, ne lui en avait jamais attribué. A Dahràm, beaucoup de pauvres gens se retrouvaient ainsi sans noms. Et puis, avec l'arrivée d'Oaxaca, ça ne s'était pas arrangé. Les peaux-vertes n'avaient pas vraiment la culture des noms et, lorsqu'ils en avaient, c'était plus des surnoms accolés à la suite de leur prénom qu'autre chose.
Bref, il était loin d'être une exception, dans le Nord. Mais ça trahissait son origine.
Et là où n'importe quel autre garde en bonne forme aurait tiqué, le préposé, dans sa lassitude, son empressement et sa fatigue, ne se posa même pas de questions et nota bêtement sur son registre "Mercurio Toucour."
"Âge ?""Vingt-trois.""Profession ?""Guérisseur.""Ah, bien ça.", dit le préposé, réveillé un tantinet par cette originalité. Il reprit son interrogatoire :
"Vous êtes accompagnés ?""Non.""Bien. Suivez les autres, vous allez être accompagné au camp où une tente vous sera attribué.""Non mais mec, j'm'en fiche de ton camp, je suis pas d'Oranan hein.""Si vous n'êtes citoyen de la république d'Ynorie ?""Non. Pourtant ça devrait se voir, merde, non ?", dit l'humoran en prenant à parti l'ynorien qui attendait derrière lui.
"D'où êtes-vous alors ?"C'était le moment d'inventer un char, et il n’eut pas à hésiter longtemps pour le sortir :
"J'suis un guérisseur ambulant, venu de Tulorim. J'y retournais justement quand la ville s'est faite attaquer."Le préposé le fixa quelques secondes et lui dit, en perdant toute formalité administrative :
"T'es pas comme les autres worans toi, hein ?"Il ne savait pas vraiment ce que signifiait cette question, mais elle puait l'insulte sous-jacente et le racisme à plein nez. Son interlocuteur venait de se révéler être un con de la pire espèce et il ne voulait pas avoir à parler avec lui pendant des heures.
"Non. Bon, je peux passer ou pas ?"Le préposé fit signe aux autres gardes de le laisser quitter le rang pour aller à sa guise et passa au suivant.
Après la Tempête - Chapitre III