Je quitte mon maître tranquillement et sur la route je prends mon temps. Au fur et à mesure que ma monture avance, l’idée de revoir mes compagnons s’impose de plus en plus à mon esprit et cette idée me terrifie. Comment vont-ils réagir ? Comment vont-ils m’accueillir ? Que leur est-il arrivé pendant mon absence ? Vont-ils me reprocher d’être morte. Je ne me souviens même pas comment je suis morte…
(Laïdè, tu ne m’as jamais dit comment j’étais… enfin… tu vois.)
(Tu ne me l’as jamais demandé…)
(Je te le demande maintenant.)
Laïdè me fait alors le récit de ma mort. Comment un groupe de gobelins avait attaqué le campement que nous formions et l’un deux m’avait tranché la gorge avant même que je ne sorte du sommeil. Un long silence s’installa. La gêne par rapport à mon trépas est établie. Mieux valait éviter le sujet.
(N’en parlons plus, c’est du passé…)
(Mais ça fera toujours partie de toi Saly.)
(Je sais.)
Ce n’est pas une lamentation, mais un simple constat. On ne ressort pas d’une expérience pareille indemne. Des choses ont changé et mon « moi » profond est en train de muter. Je ne note pas de changements notoires pour le moment, mais hormis avec mon maître, je n’ai pas pleuré une seule fois. Serais-je aussi insensible lors de mes retrouvailles avec mes compagnons ou suis-je en train de me contenir pour mieux craquer au moment le moins approprié ? La deuxième possibilité est sans doute la plus vraisemblable. Même si je ferais tout ce que je peux pour me retenir, je risque de craquer, ce qui me vaudra une remarque d’Oryash.
Le souvenir de la peau blanche m’arrache un sourire. Même si cela restera secret, je dois avouer qu’elle me manque. Ses remarques acerbes, sa dureté envers la personne que je suis ou que j’étais… Je ne sais plus où j’en suis, je ne sais même pas si je suis la même qu’avant. Depuis mon retour à la vie, je n’ai vu que mon maître, cela ne me suffit pas pour émettre un jugement quant à un éventuel changement. Après une heure de chevauché tranquille, je décide de faire une pause. Guider Ranyà, garder mon attention m’épuise.
Je me trouve un coin derrière une colline et m’empare d’une pomme. Lorsque je sens le goût sucré couler dans ma gorge, j’ai comme une révélation idiote. J’adorais les pommes avant, mais en manger était devenu une habitude et là, je redécouvre la saveur de ce fruit délicat. Je la mange avec avidité avant de m’en emparer d’une autre. Après avoir englouti deux pommes, mon ventre me fait mal et ma bouche se fait pâteuse. J’avale une gorgée d’eau et m’étends sur le sol pendant une dizaine de minute.
Je profite de la caresse du vent sur mon visage, du soleil sur ma peau. Renaître est à la fois terrifiant et fascinant. Je me rends compte de toutes les petites habitudes que j’avais prise et je redécouvre le plaisir que je trouvais à manger par exemple. Mes pensées dérivent alors vers une personne très chère à mon cœur et soudain me vient une idée.
(Laïdè ?)
(Oui.)
(Pourrais-tu faire un vol jusqu’à Kendra Kâr, j’aimerais savoir ce que fait Amhalak…)
(Ne bouge surtout pas.)
Elle s’en va en un clin d’œil. Je ne dirais rien de ma mission à Amhalak, mais il saura tout de ce qui s’est passé pour moi. Je ne lui cacherais pas ma mort et tout ce qui en a découlé. Et surtout, il viendra avec moi à partir de maintenant. Pendant que je sombrais, c’est à lui seul que je me suis raccroché pour trouver la force de prier Gaïa. Il est tout pour moi et je ne veux plus courir le risque de mourir loin de lui sans qu’il puisse m’aider. Et c’est bien connu, à deux on est plus fort.
(Il répare ce que tu as brisé lors de tes entraînements.)
(Est-il heureux ?)
(Il ne semble pas malheureux, mais songeur…)
(Je ne partirais plus jamais sans lui, je ne le peux pas…)
(Je te comprends.)
Sur ces paroles je bois une autre gorgée d’eau et remonte sur le dos du Ranyà et repars. Deux heures plus tard, alors que j’avance toujours aussi tranquillement, mes sens se mettent en alerte. J’aperçois au loin les tours d’un château. Une aura maléfique semble émaner de cet endroit, mais cela tient uniquement de la raison pour laquelle je suis ici. Là-bas, par delà ces collines, ma mère se tient en traîtresse au côté d’un rat qui a assassiné le plus doux des hommes.
Je m’éloigne pour ne plus voir cette place et surtout pour me cacher. Je suis toujours seule et le soleil commence à décliner, le vent doux et chaud fouette mon visage et agite mes cheveux. Je descends de ma monture et lui indique de s’allonger. Après vingt minutes de négociation, elle comprend ce que j’attends d’elle et s’exécute en s’allongeant. Je m’assois contre son flanc pour profiter de sa chaleur. Je risque de passer la nuit seule.
(Laïdè, j’ai un dernier service à te demander.)
(Je t’écoute.)
(Peux-tu demander à la faera de Cromax où ils en sont ?)
Sans un mot elle s’en va. Je vois une grotte de là où je suis, si je dois passer la nuit seule, elle fera une bonne cachette. Cela me fait penser que j’aurais dû demander une couverture à mon maître. Après tout je ne sais pas comment et surtout quand le petit groupe va arriver. Une part de moi attend ce moment avec une impatiente grandissante et une autre part de moi le redoute.
Comment vont-ils m’accueillir ? S’ils ont souffert de ma perte, qu’elle va être leur réaction en me voyant en vie ? Même si visiblement je n’y suis, d’après ma faera, pour rien, ils pourraient m’en vouloir… Cette pensée me déchire le cœur et me terrifie. Et surtout, comment vais-je réagir devant eux ? Vais-je pleurer, vais-je rire, vais-je restée stoïque ? Cette dernière possibilité me semble impossible, mais on ne sait jamais. Au moins je vais avoir la nuit pour réfléchir à ce que je vais leur dire.
(Je crains que non, ils arrivent. Ils seront là dans quelques instants.)
(Quoi ? Si tôt ? Mais je…)
Je me lève et cherche des yeux un groupe de voyageur. Mon cœur bat à tout rompre tant et si bien que j’ai l’impression qu’il va déchirer ma poitrine. Ce serait le comble de mourir de nouveau uniquement parce que je suis angoissée à l’idée de revoir mes amis. Je regarde dans tous les sens, mais avec le vent, j’ai les cheveux dans yeux. Je me place donc face au vent. La grotte se trouve à ma gauche.
"Ô Gaïa, exauce pour moi cette dernière prière. Fais que tout se passe bien, je t’en prie."
Après cette prière adressée à la déesse, je reste là, le cœur palpitant en attendant la vision prodigue.