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Auparavant~
~16~
Au moment où je parviens à la hauteur du demi-elfe, ce dernier effectue une attaque si rapide qu'elle prend le jeune ynorien au dépourvu. Habile, le combattant parvient non seulement à désarmer l'apprenti, mais en plus à faire voler son katana à plusieurs mètres de lui. Désemparé, l'humain semble tétanisé quand la lame s'élève de nouveau. Rivant toute mon attention sur ce guerrier, je m'interpose entre eux, levant mon Fang Bian Chan pour contrer l'assaut. L'impact est brutal, et je redoute un instant que mes genoux ne lâchent sous la pression. Serrant les dents, je tiens bon, rendant son regard déterminé à mon adversaire. Au bout de quelques secondes, l'épéiste recule de lui-même, mais ce n'est pas moi qu'il regarde. Une légère meurtrissure marque son menton à l'endroit où Yamanori l'a frappé, et visiblement, il compte bien lui rendre la pareille.
Mon apprenti recule progressivement en direction de son katana. Attentif, je suis les mouvement du brigand, bien décidé à ne pas le laisser blesser une deuxième recrue. Quand je le vois s'avancer, le revers prêt à frapper, je tends mon arme pour le gêner. Face à l'obstacle, il retient son geste et grommelle. Je suis certain qu'il sait manier son arme avec efficacité, et vu ce qui est arrivé à la thorkine, je tressaille à l'idée que ce soit l'un des jeunes qui subisse son attaque. D'ailleurs, j'ai à peine le temps de m'apercevoir que Yamanori se penche pour ramasser son bien que le demi-elfe tente un nouvel assaut.
Concentrant mon énergie combattive, j'essaie d’évaluer la trajectoire de la lame, lançant le croissant du Fang Bian Chan pour l'intercepter. Ma respiration se bloque quand le métal acéré adverse frotte sans ralentir contre le manche de mon arme, se dirigeant droit vers l'ynorien. Heureusement, Yamanori a le réflexe de reculer sans s'être totalement redressé, ne parvenant toutefois pas à empêcher le fil acéré d'entailler son vêtement au niveau de l'épaule gauche. L'adolescent grimace et grogne, mais je ne lis aucune trace de crainte dans son regard. Au contraire, il tire sa lame de son fourreau, semblant bien décidé à riposter.
D'un coup, un mouvement brusque attire mon regard le long de l'habitation, et c'est avec une surprise non feinte que je vois la magicienne être fortement rejetée vers l'arrière. L'objet qu'elle tenait en main lui échappe, roulant jusqu'à la botte de la thorkine restée à l'écart. L'apprentie Aoyumi a encore le poing en l'air, venant visiblement de lui faire le même coup qu'au parieur du port. Son manque d'attention lui vaut une blessure, l'archer ayant changé d'arme, optant pour des dagues de jet. La distance n'étant pas optimale, et l'état du combattant à distance devant aussi jouer, l'objet métallique pique le flanc de l'adolescente. La demoiselle émet un son surpris et un souffle douloureux, avant de se retourner, visiblement outrée.
Quand un geste du guerrier me ramène à ce qu'il se passe, je reprends ma concentration sur lui. Yamanori à ma droite, le demi-elfe semble hésiter à choisir une cible. Quand il opte pour le jeune brun, ce dernier tente de se placer en posture de parade, tandis que je cherche à dévier la trajectoire de l'épée. Je parviens à gêner le coup, sans réussir à l'arrêter. L'apprenti s'en tire sans égratignure, parvenant à repousser le fer sur le côté. Un grondement de rage émane du demi-elfe, peu avant qu'il ne change de tactique. Agrippant la garde de son épée des deux mains, sa voix chargée de colère, il abat finalement le tranchant droit sur l'adolescent. Mâchoires crispées, campant sur mes pieds, je raffermis ma prise puis tends brutalement ma propre arme, la plaçant en biais pour briser la force du coup.
Le choc est puissant, et l'énergie qui l'accompagne laisse mes muscles momentanément engourdis. La surprise que je lis sur le visage semi-elfique me ragaillardit, malgré la sensation qu'une partie de mon énergie combative s'est dissipée suite au coup. Puisant dans mes forces, je repousse cet adversaire sur le côté. Jugeant sans doute le moment opportun, l'oranien trace de son épée un brusque arc-de-cercle, entaillant l'abdomen et la protection pectorale de l'épéiste. Cependant, emporté par son élan, l'apprenti est obligé de faire un pas de côté pour ne pas bêtement chuter.
L'adversaire en profite.
Malgré la douleur qui doit le parcourir, il arme de nouveau son bras, m'obligeant à l'observer pour pouvoir intercaler mon Fang Bian Chan entre eux. Mais ce guerrier a compris mon intention. Au dernier moment il retient son coup, juste assez pour que mon poignet gauche soit à sa portée. Je ne comprends ce qu'il compte faire que trop tard. Le plat de la lame s'abat sur mon avant-bras, claquant ce dernier entre les deux armes. Sous la soudaine douleur, un son indéfinissable m'échappe. Je souffre. La peine est vive, accélérant les battements de mon coeur, au point que j'ai un instant du mal à comprendre ce qu'il se passe autour de nous. J'ai honte de moi, la surprise m'ayant quasiment fait perdre mes moyens.
Lorsque je relève la tête vers le semi-elfe, celui-ci a du mal à ne pas lâcher son épée quand trois villageois se jettent sur lui pour le maîtriser. Coup d’œil sur le poignet. Il enfle déjà. Je crains d'avoir au moins une grosse fêlure de quelques os, provoquant une douleur certaine en cas de mouvement, mais ce n'est pas ce qui accapare mon attention pour le moment.
(
Que ?)
Tout autour de nous, les habitants des lieux ont décidé de se mêler au combat. Plusieurs hommes de belle carrure entravent les mouvements de nos adversaires, parvenant à force de lutte à les mettre à terre. Le trio se débat, jure et crache, mais contre autant d'humains déterminés à les arrêter, ils ne peuvent pas faire grand-chose. Mes apprentis se regroupent autour de moi, contemplant leurs blessures respectives. Seule Mégara semble relativement indemne. Secouée, mais guère davantage. En voyant s'approcher Mizutaka au visage crispé par la douleur, je confie mon arme à l'ynorienne au chapeau. J'effectue un bref examen avant de parler.
"
Ne bougez pas. Apprentie Id'Sharylzakië, vous allez devoir m'aider."
"
Moi ?"
"
Oui, vous."
Je place ma main valide au niveau de la plaie du jeune homme, surveillant sa respiration.
"
Sans la tourner, retirez la flèche."
"
Mais je..."
"
Croyez bien que je m'en chargerais en temps normal, mais là ce n'est pas envisageable."
L'hinïon lance un regard interrogateur au blond. Ce dernier se mordille la lèvre puis il acquiesce. Je suis surpris de voir Yamanori venir à ses côtés et le soutenir, lui offrant sa main à serrer si besoin. Mégara attrape la tige de bois, et quand je la vois commencer à l'ôter, arrachant un râle de douleur au jeune homme, je concentre mes fluides de lumière. La plaie semble profonde, aussi je décide d'accroitre la puissance du soin en y mêlant ma propre force. Je suis pris d'un léger vertige lorsque ma tâche est accomplie, mais je m'efforce de ne rien laisser paraitre.
Le trio solidement attaché, je me concentre sur les lieux du sinistre. Actifs, des hommes et femmes s'affairent à déplacer les gravats, tandis que des habitants blessés se rassemblent autour d'une figure autoritaire. Résolument, je regarde mes apprentis.
"
Allez leur prêter main-forte."
"
Hein ? Mais ce n'est pas notre mission !"
"
L'un des sinaris que nous devons appréhender est aussi coincé sous les décombres. Et n'oubliez pas que nous sommes miliciens. Notre première tâche est de protéger notre peuple. Exécution !"
Je retiens juste Mizutaka un instant, pour lui donner un conseil particulier.
"
La blessure est refermée, mais ne forcez pas dessus pour autant."
Le blond acquiesce, m'adressant un regard indéchiffrable, avant de se diriger vers la forge ensevelie. Mon poignet me lance, mais il me suffit de songer que les civils auront peut-être besoin de mes soins pour que je décide d'endurer la peine. Peu à peu, pendant que les gravats sont dégagés, un homme d'âge mûr avoisinant le mètre soixante-dix et aux tempes grisonnantes s'avance dans ma direction. Après une salutation respectueuse où il se présente comme le Doyen, m'indiquant que le couple qui l'accompagne s'avère être des soigneurs, il me demande des explications concernant ce qu'il vient de se passer. Adoptant mon ton le plus clair, je lui fais part de la mission qui nous a conduit ici, sans entrer dans les détails. Son visage se pare d'un air peiné.
Je ne m'y attarde pas quand les victimes sont dégagées. Les petites silhouettes, apprenties de la forgeronne, semblent avoir eu de la chance, les murets ayant bloqué une bonne partie de la toiture. L'un d'entre eux, un ynorien devant à peine avoir une dizaine d'années, a la blessure la plus grave. Après observation de ma part, je constate qu'il s'est démis l'épaule. Avec un peu d'aide de la part des guérisseurs civils, je parviens à la remettre en place, puis me penche sur le cas du marchand sinaris. Son camarade brun, celui dont le dos a été percé d'une flèche, est examiné par l'humain médecin. Il semble n'avoir pas survécu à sa blessure. Dégagé, le suspect dans ce trafic me semble bien pâle. Avant de l'interroger, et sans tenir compte des insultes de sa moitié, je l'examine. Multiples contusions, éclats de bois fichés dans la chair, mais surtout fracture ouverte de la cuisse.
Avec un poignet dans cet état, je songe que j'aurai du mal à remettre l'os en place. Un regard circulaire m'apprend que peu des observateurs en sont capables. Le couple s'est séparé, afin de prendre en charge les premiers blessés aux environs. C'est l'apprentie en tunique rouge qui s'agenouille à mes côtés, apparemment décidée à m'assister.
"
Je veux aider. Dites-moi quoi faire, instructeur."
Je la scrute un instant, découvrant une lueur courageuse dans son regard. Elle tremble un peu, et je sais à quel point cela doit être éprouvant pour elle. Après tout, moi-même je compatis à la douleur du sinari. Suite à ma demande, de l'eau m'est versée sur la main, afin que je ne mette pas de saletés dans la plaie. Après avoir palpé la fracture, miraculeusement nette, je guide la jeune fille. Elle pâlit à son tour pendant qu'elle m'aide à réaligner les os. J'ai beau ressentir un frisson brutal, je m'efforce de rester uniquement attentif à mes actes. La douleur du marchand est intense, mais il ne parvient pas à perdre connaissance pour autant. Devant la gravité de la plaie, je dois faire de nouveau appel à ma force intérieure pour ressouder l'os. Dans son état, il ne risque pas d'aller bien loin.
Une fois ces soins apportés, j'aide à m'occuper des blessures des autres villageois. Certains n'ont que des plaies superficielles qu'un bon nettoyage et un cataplasme aux plantes soigneront vite. Quelques-uns viennent nous montrer un pied écrasé par un essieu de charrette, mais un bon nombre d'entre eux reste à l'écart. Soit leurs plaies sont trop superficielles pour s'en inquiéter, soit ma présence les dérange.
Bientôt, le calme pratiquement revenu, le Doyen, mes apprentis, les suspects et moi-même nous regroupons. Nous n'avons guère l'air plus en forme les uns que les autres. Pourtant, je dois m'assurer que nous n'avons pas fait tout ceci pour rien.
"
Nous savons déjà que vous êtes tous impliqués dans le trafic d'armes d'Oranan. Si vous nous expliquez tout, cela jouera en votre faveur."
Le trio reste silencieux, jetant des poignards en guise de regard aux sinaris. Je me permets d'intervenir.
"
Inutile de vouloir les effrayer. Ils ne sont en rien nos complices dans votre chute."
La magicienne serre les dents. Je sens qu'elle va encore jurer, mais elle ne fait que pousser un long soupir. Ses yeux plissés se rivent aux miens alors qu'elle nous explique tout. Ces sinaris sont à la base d'honnêtes commerçants, mais la dernière phase de la grossesse de l'épouse, accompagnant des envies et des besoins plus grands, pesait lourd sur les finances de la boutique. En conséquence, quand l'une de leur connaissance thorkine est venue s'installer dans ce village proche, ils y ont vu un moyen de gagner davantage. Ils se sont toutefois heurtés à une véritable opposition des forgerons oraniens, et ont du masquer leur commerce pour pouvoir écouler leurs biens.
Le trio demi-elfique, engagé d'abord comme simple coursier pour les matières premières de la forge et l'acheminement des denrées pour la boutique, a été intégré au trafic. La magicienne nous explique que leur rôle se bornait à livrer des armes de grand gabarit à l'extérieur d'Oranan, et parfois d'autres de petits calibres dans des tonneaux. La raison pour laquelle cette querelle ayant aboutit à leur arrestation a débuté est simple. Aucun des trois ne sait lire, et l'arrangement avec les commerçants consistait en leur paiement avec la monnaie rendue lors des achats à Kendra Kâr. Or, plus le temps passait, et plus la somme à partager diminuait. Jusqu'à ces derniers jours, où le montant de yus des coursiers couvrait tout juste celui des achats, mais en plus où des cousins des sinaris sont venus profiter d'une part du butin.
J'acquiesce, comprenant que ces trois personnes ont du vouloir reprendre les rênes du trafic, et que les marchands ont sans doute refusé. Notre présence n'a guère fait qu'accélérer les événements. Je plisse les yeux, évitant de croiser les bras pour ne pas malmener mon poignet bandé plus tôt.
"
Résultat ? Non seulement vous perdez tout là-dessus, mais..."
Je plisse les yeux, me retournant vers les quelques blessés légers restants. Certains regardent le trio avec incrédulité, d'autres semblent dépités.
"
Plus encore que de les blesser, vous les avez déçus, tous autant que vous êtes. Est-ce que cela en valait véritablement la peine ?"
Je me tais, constatant que quelques visages affichent un air coupable.
Peu après, alors que nous faisons monter les prisonniers dans deux charrettes, l'enfant apprenti de la forgeronne se précipite vers la magicienne aux bras retenus dans son dos, attrapant l'un de ses doigts. Il bouge un peu son épaule, montrant qu'elle ne lui fait plus mal, puis esquisse un sourire. Ma poitrine se serre quand il affirme à la femme que ce n'est pas grave, qu'il lui pardonne, et que quoi qu'elle ait fait, elle resterait la gentille dame d'à côté qu'il adore. Une vive émotion semble s'emparer d'elle.
Je reste muet devant la scène, bientôt interpellé par le Doyen. À voix basse, il me demande quand les responsables du trafic seront libres. Je lui avoue mon ignorance, curieux de savoir pourquoi il s'y intéresse. Après une hésitation, il me confie sur un ton ennuyé que la plupart des constructions neuves du village sont dues aux participations en yus fais par le couple. Pour résumer, l'expansion et la rénovation de la localité reposent en grande partie sur l'activité des sinaris. Cela me peine de l'apprendre. Pourtant, une évidence me saute aux yeux, et je lui en fais part.
"
Ces yus viennent d'un trafic d'armes. Prenez le problème sous un autre angle. Seriez-vous si enclin à faire usage de ces fonds si ces lames avaient pris la vie d'un de vos parents ?"
L'homme prend un air songeur, puis il soupire. Un bref sourire peint ses traits, quand il me demande une nouvelle fois mon nom.
"
Instructeur d'Esh Elvohk Kiyoheiki, milicien d'Oranan."
Sur ce, je le salue humblement, m'installant aux côtés de Yamanori dans la carriole de tête.
Direction Oranan.
[Tentative d'apprentissage de la CC de Prêtre : Déviation]