Droit comme un I, Vohl se tient devant la grille qui s’est refermée après son passage, dans un tintement métallique qui a vrillé les tympans de l’être enfoui au plus profond de lui. Le voleur ne bouge pas, perdu. Ses perceptions sont encore embrouillées par l’expérience qu’il vient de vivre dans les égouts. Ses sens, tantôt engourdis, tantôt exacerbés, le noient sous un océan d’informations, comme autant de brûlis fendraient la muraille d’un port. Une digue a cédé dans son esprit, et la terreur que provoque chez lui cette perte de contrôle donne à toutes les autres informations un ton inquiétant. Le soleil qui brille dans le ciel semble avoir déchiré le manteau de nuages qui habillait la ville ces derniers jours. Sa position dans le ciel indique que Vohl a passé la nuit dans les égouts, entre son inconscience et la guérison de son patient.
La paranoïa serre le cœur de Vohl entre ses griffes. Chaque courant d’air charrie une odeur qui peut l’inquiéter. Chaque son peut cacher un danger approchant. Les mains de la victime sensorielle ont agrippé ses armes sans même qu’il s’en rende compte. D’un mouvement saccadé, le voleur se remet en route. Les jambes raides, tous les muscles contractés, sa démarche le rapproche plus du paralysé que du pas fluide attendu de la part d’un voleur. Néanmoins, quelque chose dans son aura a changé. Un sentiment qui tranche avec la peur qui a envahi la prunelle de ses yeux bruns, dilatant sa pupille comme celle d’un chat en colère. Colère sous-jacente, contenue, qu’un homme entrainé à lire sur les visages aurait peut-être pu noter. La colère d’un animal retenu en cage pendant des années, ayant renoncé à l’espoir de s’évader, avant qu’un tremblement de terre ne déchire le métal de ses barreaux. Deux volontés se battent à mort derrière un masque d’indifférence, trahi par l’iris presque entièrement noir, fenêtre sur une âme sur le point de basculer dans la haine la plus pure. C’est une bête blessée qui déambule au hasard des ruelles d’Oranan.
Il est tôt et le voleur n’a encore croisé personne. Les rues désertes s’ouvrent devant lui. Le marcheur est aveugle au monde qui l’entoure, tout en captant pourtant les messages subtils véhiculés par son environnement. Des ordures répandues dans une ruelle. L’orage semble avoir sévi jusque récemment. Un chat qui s'enfuit lui file entre les jambes. Des discussions portées par le vent. Apparemment, Oranan profite d’un épisode d’accalmie dans la tempête qui menace les côtes. Les hommes sortent dans les rues sans y être contraints par le devoir. Une odeur de sang plane dans les airs. Un mouvement de la bête au fond de son âme fait relever la tête au jeune homme.
Le voleur débouche dans une ruelle. Aucune idée de comment ses pas l’ont mené ici, dans cette ruelle précise – et il n’est pas loin de s’en moquer complètement - . Une odeur aigre de sueur arrive jusqu’aux narines de l’homme, mêlée à celle, plus lourde, d’excréments. Un tissu brunâtre, dont les nombreuses coutures prouvent que la pièce a connu plusieurs vies de labeur, s’interpose entre le voleur et son but d’errance. Vohl ne fait qu’un pas de côté pour esquiver cet obstacle malvenu. L’obstacle se déplace en même temps que lui. Troublé, Vohl daigne lever le regard du sol poussiéreux pour en savoir plus sur cette embûche impolie. Son regard remonte le long de la bordure. Et finit par s’arrêter sur une tête qui le domine de presque trente pouces. Une tête hirsute, sale, et presque sans cou. Le géant sourit à Vohl lorsque regard de celui-ci rencontre enfin ses pupilles. Un sourire troublant, qui pourrait laisser croire que le géant tire à langue à son vis-à-vis, l'appendice rose pointant hors du dispositif dentaire incomplet de rustre. Une grimace enfantine rendue malsaine par le coin narquois qui apparait sur le sourire, révélant toutes les pensées que nourrit l’étranger à propos de sa nouvelle connaissance.
Le regard vide de Vohl a vu l’obstacle qui lui posait problème. Le voleur contourne une nouvelle fois la cape de l’homme. Qui revient se placer devant le voleur. De toute évidence, le géant cherche une excuse pour déclencher une rixe.
« Je suis en affaires, mon gars. Tu devrais prendre une autre ruelle, j’ai un boulot à finir dans celle-ci. Prends un autre chemin, mon ami : c’est un conseil. »Vohl inspecte cette fois la ruelle en question. Un autre homme gît au sol, au travers des ordures renversées, le visage en sang. Derrière lui, une jeune femme se tient debout. Derrière elle, un colosse à l'air menaçant. Son instinct de soldat remue, enfoui sous le puzzle de ses émotions. Quelque chose le tracasse dans cette situation. La jeune femme semble sereine. Une peau pâle, probablement blanchie par quelque far ou poudre, les cils rehaussés d’un trait rouge. Des cheveux sombres, libres, flottant au gré des allées et venues du vent.
Vohl regarde de nouveau l’homme. Puis l'autre géant. Puis la femme, encadrée par ces deux montagnes de chair. Et fait demi-tour, avec nonchalance. S’engage dans une autre rue. Son âme de soldat le torture de plus en plus, sans qu’il comprenne encore pourquoi. Cette voix parvient à imposer un ordre à l’esprit chaotique du voleur. Sauver une vie. Le voleur fait demi-tour à toute vitesse et arrive très vite au niveau de l’altercation. Son regard analyse la situation sans qu’il en ait particulièrement conscience, comme si une habitude revenait. Les deux colosses sont aux prises l'un de l'autre. Le tableau est assez inattendu, et le voleur reste interdit quelques secondes. Tandis que les deux hommes échangent des coups violents, la jeune femme reste à l'écart, dague en main, visage de cire inexpressif face au combat des titans. Vohl se reprend. Au moment où les deux géants s'assènent mutuellement un uppercut qui aurait brisé la mâchoire de bien des hommes, l'un s'écroule au sol, sonné, tandis que le second tombe à genoux. La femme se met en mouvement, rapidement. L'observatrice s'est posée derrière l'homme agenouillé, et lui pose la lame sur la trachée. De plus près, le voleur voit un filet de sang coulant sur la tempe de la jeune femme.
L’ancien soldat se jette en direction de cette inconnue. Une seule idée en tête : arrêter ce meurtre. La jeune adulte relève la tête. S’immobilise pendant un instant de réflexion, puis tranche la gorge de l’homme avant de se remettre en position de garde, faisant face à la nouvelle menace. Vohl saisit ses armes sans les dévoiler. Justice doit être faite. Au moment où il s’apprête à déclencher son attaque, sa cible s’élance vers lui, contre toute attente. Le soldat n’a que le temps de parer un coup de taille tandis que son adversaire s’envole, prenant appui sur ses épaules pour passer dans le dos de Vohl. Un coup de coude entre les omoplates du voleur le projette à terre. En chutant, Vohl parvient à agripper le kimono de la jeune femme, qui l’accompagne dans un petit cri de surprise. Tombé le premier, Vohl est aussi le premier à récupérer tous ses esprits. Il se relève. La meurtrière commence à faire de même lorsque le voleur la saisit par la gorge, avant de la soulever. L'assassine est un poids plume. Les coups s’abattent en série sur ses épaules et son torse, mais leur manque de puissance ne leur permet pas de blesser l’ancien soldat. La femme a lâché son arme lorsqu'elle est tombée au sol, pour le plus grand bonheur de Vohl. Il comprend son adversaire n'a pas l'habitude de combattre par ses propres moyens. L'homme qui gît au sol n'est probablement qu'un mercenaire. Seule la femme est responsable du meurtre. L'autre n'est qu'un intermédiaire. Une brute, qui s'occupe du combat pour laisser les mains de sa clientes parfaitement propres. Une connaissance qui resurgit du plus profond de lui-même. Dans ses yeux, la sauvagerie et le gout du sang se mêle à la connaissance du combat et un instinct remarquable pour la technique. L’envie de faire payer son crime à cette hors-la-loi se mélange à l’envie bestiale de se défouler sur une proie vivante. Le technicien de génie, le soldat et la bête ne font qu’un. Cet état de fait traverse l’esprit de l’assassin. Tout lui appartient. Il ne peut se rejeter lui-même. Il doit s’accepter. Cette constatation cruciale s’accompagne d’une montée de colère envers tout ce qui existe et qui a trahi ses attentes. Faisant fi des coups qui s’abattent sur lui, l’être de nouveau complet charge un mur de la ruelle, sa proie tenue devant lui. Ses phalanges heurtent la paroi rugueuse, et l’énergie accumulée propulse la tête de son adversaire contre le même obstacle. Sonnée, la criminelle s’affale au sol lorsqu’il la lâche. Les griffes semblent se matérialiser, glissant le long de la manche du kimono noir de Vohl.
« Seuls ceux qui respectent la mort peuvent se permettre de la donner. Cet homme n’aurait pas dû mourir. »Il n’a aucune garantie que la femme l’entende. Peu importe, au fond. Elle n’aura pas le temps de s’absoudre de son acte. Son regard s’arrête sur un détail. Les couleurs du kimono de la meurtrière sont inversées par rapport aux siennes. Une simple observation sans importance. Un pan du kimono glisse sur la jambe de la cible assommée. Le coin intérieur de l’étoffe porte une fleur de lotus ouverte sur un croissant de lune.
Le mur disparait du champ de vision de Vohl, remplacé par le ciel. Sa tête heurte durement le sol. Et une silhouette le domine. Une lame se pose à plat sur son cou.
« Seuls ceux qui savent devraient intervenir. Cet homme avait choisi sa destinée. »« La maison Goont… »« Transmets ses salutations à l’imbécile qui t’a précédé. »La lame augmente progressivement la pression, empêchant d’abord le sang de circuler dans le cerveau de Vohl, puis bloquant sa respiration. Les yeux de Vohl se ferment.
« Une seule égratignure de cette arme, et tu rejoindras tes ancêtres dans les douleurs les plus violentes que tu puisses imaginer. Laisse moi te montrer la douceur de la mort… ne lutte pas. »De fait, la lame juste sous son nez dégage des relents d'amandes amères et d'herbes âcres. Le voleur n'a pas le droit à un seul écart. Pour se sortir de cette situation, seule une part de son esprit doit agir. Vohl ralentit son rythme cardiaque, économisant l’oxygène qui est désormais une denrée limitante pour son organisme. Ses yeux s’ouvrent de nouveau. Son bras armé de la griffe remonte à toute vitesse, tandis que son torse pivote, permettant à son cou de faire de même. Ses lames transpercent la fine peau de son adversaire, qui pousse un cri de douleur en reculant de quelques pas. Le voleur inspire une grande goulée d’air. La femme a désormais une allure de félin blessé.
« Tu ne pouvais pas te contenter de mourir, misérable ? »« La maison Goont mérite sans doute plus la mort que je ne l’ai jamais méritée. »La colère transfigure le visage de la jeune femme, qui saisit une nouvelle lame dans son kimono. Acier à la main, elle se rue vers Vohl. Ce dernier attend. Le dernier moment. Le bras de la Goont se tend pour lui transpercer l’aine. Le voleur se laisser tomber au sol juste avant que la lame ne soit à sa hauteur, pendant qu'il fait un pas en avant. Entrainée par son élan, la Goont se trouve au-dessus de lui, en équilibre instable. L'ancien soldat peut ainsi profiter d'un moment de vulnérabilité. Pendant qu'elle freine sa course, tous muscles en actions, la femme est dans une posture précaire : le voleur compte bien profiter de cet instant. Un coup de coude au niveau du ménisque intermédiaire achève de la déstabiliser. Sa cible tombe au sol. Vohl s’assoit sur les omoplates de la femme, l’immobilisant.
« Tu ne m’auras plus par surprise. Traitresse à ta nation, adieu. »« La maison Goont n’a pas mérité son sort ! »Il y a du désespoir dans cette phrase. Le voleur arrête la lame qui descendait vers la criminelle.
Sombre--------------------------------------
(((Tentative d'apprentissage : La différence d'un pas )))