26 157PNT, Vingtième jour de Nárla.
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« La mémoire est l’instrument de l’oubli. »
Un mois. Près d’un mois que je m’étais éveillé au beau milieu d’une cité qui m’était jusqu’alors inconnue. Oranan. Une cité humaine d’une ethnie dont je ne reconnaissais pas les traits. Cent onze ans de vécu, et pas la moindre mention de cette cité de Nirtim, de ce pays trônant au beau milieu de ce qui fut autrefois, il y a longtemps, les terres des premiers elfes blancs et de leur Reine, Nestyr Tawarist. Nayssan, Sanysan, Essayn. Des noms qui sonnent bien plus à ma mémoire ancestrale que ceux de l’Ynorie ou d’Oranan, neuve république s’étant séparée du joug de Kendra Kâr voici mille ans. Mille ans. Une peccadille dans l’histoire de ce monde.
Un mois. Une poussière dans cette peccadille. Et pourtant, j’en avais appris des choses sur cette cité, cette culture qui me rejeta sitôt que j’apparus, amnésique, sans aucun souvenir de ce qui se passa préalablement. C’était à la fin du mois de Lothla, un beau jour printanier. Je voguais sur ce galion esclavagiste aux alentours des côtes du Comté de Bouhen. Une jeune elfe blanche et moi étions prisonniers dessus, et nous tentâmes de nous échapper, une fois les côtes proches, pour fuir notre avenir peu avenant. C’était la nuit. Nous parvînmes à rejoindre la plage, fourbus. Elle était belle, ingénue, un peu naïve même. Elle me vouait un respect à la fois curieux et exagéré. Mais de cette nuit, je ne garde aucun souvenir. Et voilà que je m’éveillai quelques jours plus tard ici, à Oranan, au beau milieu du cimetière communal, le Bochi, comme ils l’appellent ici. Fourbu, amnésique et affublé d’habits et d’armes pour le moins surprenantes, j’effrayai malgré moi les premiers hommes que je croisai. Ils fuirent ma présence et durent appeler la garde, puisque quelques minutes plus tard, alors que je me questionnais toujours sur l’endroit où je me trouvais, des dizaines de miliciens en armure locale me cernaient de toutes parts. Je ne résistai pas et me rendis à leurs forces sans faire d’histoire.
Je passai alors plusieurs jours au cachot, à me faire interroger par différents membres de la milice locale. À tous, je leur narrai mon histoire. Ma fuite des Marais du Narshass, ma rencontre avec la Reine de Cuilnen, collier à l’appui. Mon départ en navire et mon enlèvement par des esclavagistes. Mon évasion avec cette elfe blanche et puis… ce trou noir. Je ne pus leur apporter aucune explication sur ces équipements que je portais et dont ils ne connaissaient pas plus que moi la facture. Ils eurent du mal à me croire, dans un premier temps, mais ils ne semblaient guère civilisation à torturer leurs prisonniers pour leur arracher d’idiots secrets. Un peuple de l’honneur, en somme. Le fait que j’aie été parmi les shaakts renégats du pouvoir d’Oaxaca et de Caïx Imoros sembla jouer en ma faveur : la Reine Noire semblait être leur ennemie séculaire, envoyant ses raids d’orques sur le nord de leur territoire. C’est cette information qui me permit d’ailleurs de savoir où je me situais, approximativement, sur Nirtim. N’ayant finalement rien contre moi, malgré mon espèce délétère et mes équipements surprenants, ils finirent par me relâcher pour bonne conduite au bout de près d’une semaine d’enfermement. Ils précisèrent que je serais le bienvenu en leur cité, si je n’y créais pas le trouble. Comme ma seule présence pouvait perturber la situation, ils m’avisèrent tout de même à demi-mot que je ne serais pas éternellement le bienvenu ici, si je comptais m’installer définitivement. Je m’en tirai en promettant un départ proche, une fois remis de mes émotions.
Depuis lors, je logeais à l’auberge des Hommes Libres. Un nom révélateur. Si les tenanciers m’avaient d’abord vu d’un mauvais œil, je les avais vite rassurés en allongeant la monnaie pour payer d’avance mon séjour, logis et couvert, semaine par semaine. Ils avaient vu en moi une personne d’honneur, même si mon physique me désavantageait. Ils me prièrent juste de rester discret, me proposant de manger directement dans mes appartements pour ne pas me mêler à leur clientèle, afin qu’on évite les questions embarrassantes. Ce peuple semblait fort porté sur l’image de marque, l’honneur à préserver à tout prix. De manière presque excessive, bien que c’eût été, plus basiquement, une qualité fort honorable.
Pendant ces semaines qui suivirent, j’explorai discrètement la cité, en parcourant les tours et détours, ruelles et artères principales. J’en appris l’histoire en écoutant les gens parler, en en questionnant d’autres, peu farouches face à mon apparence. Oh mes connaissances étaient bien sûr limitées. Mais j’en savais la base, et j’en connaissais désormais les détours principaux.
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