La rue n’est toutefois pas à la mesure de l’axe principal, et les divers étals de marchands devraient permettre de la traverser sans trop de complication. C’est du moins ce que Vohl et Aliep concluent depuis le rebord de la maison sur laquelle ils sont perchés. Aplatis contre les tuiles pour ne pas être vus par la milice, qui patrouille régulièrement, ils sont inquiets. Leur trajet leur semble d’un coup beaucoup plus compliqué qu’ils ne se l’étaient imaginés alors qu’ils en décidaient la route, pleins d’entrain. Devant eux se dresse un bâtiment dont tous deux reconnaissent la façade. C’est le terrain d’entrainement. Et derrière celui-ci, un bâtiment plus grand, plus en hauteur, siège de toutes les grandes figures de la République d’Ynorie : les Conseillers. Il est encore temps de renoncer. Pour descendre la façade du mur et atteindre les étals, les jeunes gens auront besoin de quelques minutes. Les rondes des miliciens sont rapprochées. Et régulières. Depuis qu’ils sont allongés sur le toit, les deux compères ont déjà vu passer trois patrouilles dans la rue. La quatrième est d’une ponctualité exceptionnelle. Les deux amis descendent dès que la patrouille a tourné au coin de la rue, les deux voleurs commencent leur descente. Le bois, glissant, les obligent à se tenir à deux mains lorsqu’ils se suspendent aux poutrelles de la devanture des maisons en bord de rue. Un bruit étouffé accompagne Aliep tandis qu’il se laisse tomber sur le tissu qui couvre l’étal. Vohl a moins de chance : le poids d’un adulte suffit pour faire s’écrouler le toit de fortune de la boutique juxtaposée à la précédente. Dans un fatras de tissus et un bruit de bois cassant, le voleur rencontre brutalement les pavés, le tissu humide détrempe quasiment aussitôt son kimono, et l’eau glacée qui sort de l’épaisse étoffe imbibée lui frigorifie les mains. Heureusement, sa chute a été quelque peu amortie par son bref passage dans le tapis qui servait d’abri à la modeste échoppe, et il s’en sort sans autre blessure qu’une superbe contusion au niveau de la cuisse, du fait de la hauteur finalement peu importante entre la poutre et le sol. Si la cabriole fut drôle, elle ne fit rire qu’Aliep car le seul autre observateur se tient la cuisse en jurant. Plus de peur que de mal, cependant, si les côtes de l’enfant tiennent le choc tant il les tient avec force !
Tous deux ne s’accordent cependant pas le luxe de profiter d’une anecdote comique. Sitôt remis, Vohl s’élance vers le bout de la rue pendant qu’Aliep le rejoint. Ils se feront peut-être tous deux passer un savon par Sombre… mais ils n’ont pas le temps de chercher comment passer par la voie des airs ici. Ils courent vers la ruelle opposée, avant de remonter sur le bâtiment voisin du terrain d’entrainement. Ils sont sur le toit juste à temps : une patrouille est de retour dans la rue. Une seule chose leur a échappé, et ils ne s’en rendent compte que lorsque des cris leur parviennent. Ils sont debout sur le toit, lorsqu’ils se rendent compte que leur silhouette se détache parfaitement sur la lune énorme, blanche et éclatante sur le fond nocturne d’un noir bleuté, juste derrière eux. Ils s’élancent vers l’autre bout du toit en même temps que les soldats se précipitent vers eux. Quatre paires de bottes ferrées claquent sur les pavés, résonnant avec force dans la nuit silencieuse en leur ordonnant de s’arrêter. A l’autre bout du toit, les deux amis s’élancent afin de trouver la toiture suivante et distancer les gardes. Les tuiles sous leur pieds sont plus humides qu’ils ne le souhaiteraient, et le toit suivant bien plus loin qu’ils ne le voudraient. Toutes leurs forces, galvanisées par la panique, sont monopolisées et concentrées dans un seul objectif : sauter le plus loin possible, en dépit des risques dus à la situation qui exigerait la prudence. Mais aucun d’eux n’a envie de se voir se refermer sur lui des barreaux métallique d’une pièce sombre et étroite. Spécialement Vohl. Alors ils sautent, pour préserver leur vie, pour éviter au destin d’abréger leur existence. Ils roulent sur les tuiles humides du toit suivant après quelques pas pour tenter de retrouver un équilibre. Vohl se relève le plus rapidement qu’il le peut. Glissant sur les tuiles, le jeune homme se rattrape de justesse aux ornements du toit, pendant qu’il s’étale une seconde fois sur la surface lessivée par la pluie. Balançant son corps, Vohl parvient à ramener ses jambes au-dessus du rebord du toit avant de se redresser, toujours accroché aux sculptures des arrêtes de la toiture. Dans les rues résonnent les cris des gardes, qui se répartissent les ruelles à inspecter. Il se redresse alors en catastrophe, reprenant sa course. Le rebord du toit visé est relativement proche : sa glissade l’a emporté sur plus de la moitié de la toiture. L’espace entre les deux maisons est bien plus grand que précédemment. Vohl prend son élan. Et s’arrête avant de se mettre à courir.
« Par ici ! »Deux mains tiennent l’extrémité d’une tuile, sur le rebord du toit incurvé.
« Dépêche toi ! Ça glisse ! »En contrebas, la rue semble appeler le voleur à tomber sur le pavé tandis qu’il se penche pour par-dessus le débord. En dessous de lui se trouve Aliep, comme suspendu à un crochet de boucher. Ses mains commencent à déraper sur la prise étroite. Vohl tend une main pour attraper celle de son ami. Accrochant le bras du garçon, le voleur tâche de hisser Aliep en sécurité sur le toit. La main de Vohl, encore mouillée, est presque aussi glissante que les tuiles, et le bras de son jeune ami n’offre que peu de prises. Le regard d’Aliep est tourné vers le bas, jusqu’à ce qu’il relève les yeux sur Vohl : la peur de mourir s’y lit facilement. L’assassin sent sa prise se refermer. Le bras d’Aliep glisse progressivement contre sa paume, alors qu’il se retient tant bien que mal à une sculpture en forme de pic de sa deuxième main. L’enfant ne panique pas, cependant. Il reste calme même si dans ses yeux on peut lire la supplique d’un enfant qui ne veut pas voir sa vie s’interrompre avant de longues années. Mais ce calme devient petit à petit résigné, à mesure qu’il se sent glisser dans la poigne de son sauveur. Ses yeux s’éteignent lorsque sa main crochète celle de Vohl, pour s’assurer quelques lambeaux de vie sur cette terre. Le voleur a un mauvais pressentiment : jamais il n'a vu l'enfant les yeux aussi dépourvus d'émotions. Ce sont les yeux d'un homme qui se résigne, qui abandonne. Qui comprend qu'il ne peut lutter contre son destin. Vohl déteste instantannément ce regard. Une aura sombre entoure l’enfant, halo révélateur de ses idées noires. Il cesse de s’accrocher à l’avant-bras de son ami.
« Aliep ! Aliep ! Sois pas stupide! Accroche toi ! »« Retiens toi ! Aliep ! »La main du garçon se libère soudain de celle de Vohl, qui s’éloigne rapidement aux yeux du petit. Un cri silencieux sort de la bouche de Vohl tandis que son compagnon se rapproche des pavés. L’enfant s’écrase dans un bruit mat contre le sol, répandant sur la rue le sang et un autre fluide, plus sombre, qui s’étend dans tous les sens tandis que la vie déserte son corps écrasé. La stupéfaction rend muet Vohl. Son cerveau prend quelques secondes pour accepter la réalité de ce qu’il a sous les yeux. Avant de crier, Vohl se précipite vers le bas de la maison, descendant quelques prises avant de déraper et de tomber du premier toit de la demeure. Il ignore la douleur pour courir vers l’enfant, qui git par terre. Le regard de ce dernier s’oriente vers Vohl, et ses lèvres bougent dans un murmure presque inaudible tant il est faible. Les yeux, eux, ont repris de l'éclat. L'éclat de la souffrance et du désespoir. De la peur, peut-être, aussi.
« ... appelles ? »L’assassin comprend presque tout de suite ce que lui demande l’enfant blond, pâle comme la mort, qui le veille à présent.
« Vohl. Vohl. Je suis Vohl. »« … frère… »Les larmes emplissent les yeux de l’assassin, puis déborde abondamment tandis qu’il devient sourd au monde extérieur, son attention toute entière focalisée sur la pupille de son ami. Une pupille brune, unique et qui devrait être pleine de joie, au lieu de ternir et de ne fixer que le firmament au-dessus d’eux. La voix enrouée de Vohl n'est plus qu'un murmure lorsqu'il adresse ses derniers mots à l'enfant étendu dans ses bras.
« Frère…pour toujours, mon ami… je t'en prie...reste avec moi... »Des sanglots déchirent son âme et son souffle. L'enfant, sa première rencontre de cette nouvelle vie, avec qui il avait pu tisser des liens fort...cet enfant est dans ses bras, inerte. Il ne peut pas être mort ! Impossible ! Ce ne serait pas juste !
« Tu as tellement de choses à faire... Vis... VIS! TU DOIS VIVRE ! »Une voix lui hurle de faire vengeance ! Quelqu’un doit payer ! Un monde aussi cruel ne peut être justifié ! Vohl accepte les paroles au fond de son cœur, en fait un presque un principe. Quelle société condamne les enfants à mourir ainsi, après tant de souffrances ? Quelle société voue ses orphelins à la misère et à la loi de la jungle, sans défense ? Quelle société tue de sang froid des êtres innocents ? Quelle société laisse en vie des meurtriers ? Cette société est un rebut d’immondice ! La vie n’est rien en ce monde ! Les individus ne comptent pas ! Ecrasée sous les institutions corrompues, l’humanité n’a aucun moyen de survivre ! A quoi sert une vie de servitude ? A nourrir les plus puissants ! Une vie d’effort et de labeur, de sacrifices auxquels même les enfants doivent prendre part, pour permettre à des tas de graisse débordant de leur fauteuil de se resservir encore une fois dans leurs banquets dépravés. Aucun espoir, pour ce monde détaché des réalités. Sauf un ! Lui ! Lui, Vohl Del’Yant ! Lui qui redressera ce système effroyable aux fondations moulues !
(Cette vie-là, je la refuse !) Autour de lui, deux miliciens tendent leurs armes vers lui, lui intimant de se coucher au sol, et de laisser l’enfant au sol. Le troisième, plus compréhensif, s’approche doucement de Vohl et pose la main sur son épaule en un geste de réconfort, ignorant tout de ses pensées : les yeux de l’assassin sont encore écarquillés et figés sur la vie qui s’est échappée d’Aliep dans son dernier souffle.
« Allez mon gars, laisse le partir en… »
Le soldat n’a pas le temps de finir sa phrase. D’un geste brutal, ample et rageur, Vohl lui déchire le visage du garde tandis que de ses lames semblent sortir une onde mêlée de rouge et de noir, manifestation ultime de sa colère et de son désespoir. Toutes ces émotions, qu’il a fini par contenir au fond de lui font aujourd’hui surface dans une débauche de puissance. Il se débat contre la vie, contre lui-même et contre ce monde qui l’entoure, fendant l’air en tous sens, expulsant ses sentiments à une vitesse exceptionnelle, et chaque geste déclenche une nouvelle onde rouge et noire. Découpant les gardes, tranchant les armures de cuir, ignorant la pitié, laissant des marques jusque dans l’enduit qui recouvre les murs des maisons, ses griffes font à distance un carnage dont lui-même ignore la tenue. Son esprit s’est réfugié dans un coin de son être, tandis que son corps, les yeux fous et exorbités, les muscles désormais puissants, se charge de ramener ce monde à la normale. Les trois soldats se font découper en lanières, chaque partie découverte de leur corps montre des signes du supplice qu’endure Vohl.
Son corps qui s’est relevé sans qu’il en soit conscient se dirige vers le dernier homme gémissant pour l’achever. Son esprit ne reprend le dessus qu’une fois devant le soldat, aveugle aux traits de sang qui décorent désormais les murs de la ruelle. Le cou ensanglanté, une de ses épaulières en morceaux. Vohl s’agenouille pour reprendre le contrôle de ses pensées. Le milicien le regarde d’un œil terrifié, tâchant de s’en éloigner au plus vite. Les mouvements saccadés de l’homme attire les yeux vides de Vohl. Son réflexe aurait été, il y a quelques temps, de fuir. Vohl plante son katar dans la gorge de l’homme affolé, passant au travers de la main levée en une vaine tentative de protection. Vohl se relève, les yeux froids fixant avec une totale absence d’émotion l’agonisant se vider de son sang.
Devant lui, une forme apparait, se matérialisant rapidement. L'apparition n'effraie pas Vohl. Son regard vide rencontre celui de la pupille de la créature, haineux. Pupille semblable à celle d'un chat, qui orne le visage d'une jeune fille rousse. Une fille rousse miniature. Sa voix semble être un chant, doux comme le miel et soyeux comme la plus fine des étoffes.
« Merci. Aliep méritait qu'on le venge. »Vohl hoche la tête, sans dire un mot. Mais une part de lui s'interroge sur le phénomène qui se déroule sous ses yeux. La fille semble vaporeuse, et des parties de son corps donnent l'impression de se transformer successivement en une multitude de choses. Seule sa tête semble conserver la même forme, et ses yeux dilatés par l'émotion fixent Vohl sans discontinuer. La créature reprend la parole, sa belle voix teintée par une haine dévorante, qui n'ôte aucunement au charme de celle-ci.
« Mais cette vengeance ne fait que commencer. Tu dois la poursuivre ! »Un sourcil interrogateur dévoile les pensées du voleur. Comment ça, la vengeance ne fait que commencer ? Qui est cette créature ? Que devait-elle à Aliep ?
« Tout ce qui a conduit à sa mort, tout ce qui l'a fait souffrir, tout ce qui te fais souffrir et te fera souffrir toi aussi, tout ça, tu dois le détruire. Alors le monde sera peut-être un peu meilleur. Aliep et toi étiez pareils : vous avez toutes les raisons de vouloir changer le monde. Vous avez soif de l'améliorer. Tu est comme moi, empli de haine, empli de haine qui ne demande qu'à se venger du monde qui l'a créée. Comme j'ai proposé mon aide à Aliep, je te la propose également. Nomme moi, donne moi un nom, et je t'apuierai pour le restant de tes jours. »Elle avait donc proposée son aide à Aliep. Et Aliep avait accepté. Serait-ce donc cela, l'atout dont lui avait parlé Sombre? Etait-il au courant de ce pacte ? Cette créature étant de toute évidence magique, était-elle liée à l'aura sombre et aux phénomènes touchant Aliep que Vohl n'arrivait pas à comprendre?
« Avec moi, en m'écoutant, nous réussirons à changer le monde. Tu reverras ceux qui te sont chers, tu te hisseras aussi haut que tu le mérite. Veux-tu de ce futur ? Veux tu me donner un nom ? »Vohl est fasciné par la créature, et ses paroles sont une source à laquelle il rêve de boire. Ses réflexions sont interrompues par les cris des soldats en approche : les membres vivants de la patrouille cherchent les leurs. Il reprend ses esprits. On lui a déjà promis des choses. Il les a déjà crues. Il a déjà été berné. Vohl fait volte-face, et commence à courir, sans même prendre le temps de répondre au regard furieux à la voix douce. Il obtiendra seul ce qu'il souhaite. Ainsi, il sera certain de ne pas être dupé. L'expérience de la Goont lui a remémoré une leçon de son enfance : ceux qui parlent bien sont soit faibles, soit trompeurs. Sinon, le monde ne serait pas tel qu'il est.
Il s’enfuit, laissant la scène du carnage et la succube derrière lui. Qu’importe les cadavres. Qu’importe le sang. Qu’importe les obstacles. Les piliers de cette société seront guéris du mal qui les ronge. Au hasard des ruelles, fuyant les cris des gardes, le voleur se camoufle dans les ombres pour éviter les soldats qui tentent de repérer l’auteur du massacre. Contraint par ces éléments, Vohl fait route vers le port. Après une course d’une demi-heure dans les rues, Vohl remonte s’installer sur un toit, plaqué contre les tuiles, et encore échauffé par les efforts. Peu à peu, les soldats se sont dispersés, les ordres et les appels de diluent à mesure que l’aube éclaircit le ciel. Sa nuit blanche passe comme au ralenti, ses réflexions le maintiennent éveillées, son esprit échafaudant des théories et des plans pour maintenir le futur d’Oranan. Le contour d’une tour gigantesque se dessine progressivement à côté de lui. Vohl sait maintenant quel palier il sauvera en premier.
Mortel