précédentVêtue de mon kimono noir sobre et plutôt passe partout, et le visage dissimulé sous mon large chapeau, j'arrive à la Maison rouge. L’endroit où j’ai vécu le plus longtemps, où j’ai pu réapprendre à vivre en communauté, à lire, écrire et bien d’autre chose encore.
Être devant les grandes portes de cette bâtisse étroite et haute comme quatre ou cinq maisons me fait un drôle d'effet. Nostalgique de l'époque où j'y faisais mes débuts, où pouvoir observer les filles en kimono fleuris, maquillées comme des poupées, suffisait à me donner le sourire et alimenter mes rêves de doux espoirs ; je ne retrouve pas pour autant la magie d'antan.
Triste constat, lorsque l'on sait que cela ne fait que quelques mois que j'ai quitté les lieux, quitté une situation plus qu'envieuse, un métier relativement facile à vivre pour quelqu'un aussi détaché de soi que moi, quitté une vie dont chaque geste, chaque action étaient orchestrés comme une pièce de théâtre, quitté tout ce que j'avais mis tant de temps à bâtir. Une vie qui, en définitive, était sans doute devenue trop orchestrée, faite de menus plaisirs à peine savourés, de faux semblants avec lesquels je ne pouvais jouer de tout mon saoul ; au final, bien fade et incapable de satisfaire l'ambition d'une vie plus aventureuse.
Nostalgique, je le suis plus que je ne pourrais l'être d'aucun autre endroit ou moment de ma vie ; et ce n'est pas par cruauté que j'éclipse de mes pensées les première années avec mes parents. Cette vie là n'est faite que de rêves et de "et si" … pleine d'espoirs et d'idées sans fondement, d'une immense joie sans image, une impression d'innocence à jamais terni par le chagrin.
Revenir ici, même en cachette et sans doute pour la dernière fois, me donne tout simplement l'impression d'une fin, certes officieuse, mais sans atermoiement.
A cette heure précoce de la mâtinée, l'activité autour de la Maison rouge est au plus bas. La plupart des filles dorment et les clients sont peu nombreux, occupés dès les premières heures de la journée à leur activités moins relaxantes et moins distrayantes. Les rares à arpenter les couloirs et salles de la Maison sont ceux qui souhaitent un cadre discret et neutre, plus propice aux rencontres prudentes avec la certitude qu'aucun secret ne serait être mieux gardé. Il ne s'agit cependant pas de rencontres adultères ou amoureuses, mais d'affaire de gros sous, de contrats anguleux, d'extorsion ou de chantage, sans qu'aucun membre de la Maison, pas même les dirigeants, n'y prennent part. Et je pense sans risquer de me tromper que ce second rôle de la Maison Rouge n'a jamais été un but de ces derniers ; les connaissant, et s'ils en avaient le courage, ils demanderaient à cette catégorie de clients d'aller faire boutique ailleurs … mais du courage, ils en ont moins que des convenances.
Là où en revanche l'activité n'est pas en berne à cette heure, c'est du côté de l'intendance, des boulangers, cuisiniers ou blanchisseurs, des livreurs de fruits, légumes, viandes ou poissons, à peine débarqués des premiers bateaux ou provenant des fermiers des environs, de missives et de cadeaux pour certaines de mes anciennes camarades. Un ballet incessant, des dizaines de personnes qui vont et viennent dans l'arrière cour, bien loin du luxe de la rue principale, et l'idéal pour qui sait comment entrer discrètement. Il y a là toujours deux ou trois employés au sens de l'observation à toute épreuve à qui rien n'échappe … rien de ce qui concerne le nombre de sacs ou du volume prévus et réels en tout cas.
Je n'étais pas la seule à parfois m'évaporer pour la nuit et revenir le matin, cachée dans la masse, sous les yeux de ceux qui, au final, ne s'intéressaient guère aux vies des filles de la Maison ; et les vieilles habitudes ont la vie dure. Depuis des années, et encore maintenant, c'est une véritable ruche qui s'affaire dans la cour ; une bonne vieille routine où chacun ou presque pourrait œuvrer les yeux fermés, et heureusement pour moi … aucun humain n'est plus aveugle que celui qui répète les mêmes choses tous les jours.
Je me faufile donc très facilement dans la bâtisse et me dirige plus rapidement encore dans les étages endormis. Je n'emprunte que les passages réservés aux domestiques. Les patrons ne souhaitant pas que les clients soient incommodés par les vas et viens nécessaire à la bonne tenue des lieux, ils ont aménagé à chaque étage, une succession d'étroits couloirs et d'escaliers en forme de tourbillon qui serpentent entre les salles et les murs extérieurs, aux sols recouverts de plusieurs couche de paille de riz, plus silencieux que la respiration de ceux qui les sillonnent.
Au dernier étage, les chambres des filles sont alignées autour du puits central qui traverse toute la maison. Ici, la tour que représente la Maison Rouge est plus étroite et le trou est imperceptible d'en bas en raison des grandes tentures et des lampions qui habillent le puits à chaque étage. Nous nous amusions beaucoup à regarder ce qui se passait à l'étage en-dessous, dont les pièces proches des balcons intérieurs n'avaient pas de plafonds. Car à cet étage, rien de très secret ne s'y jouait. C'est celui où l'on se baigne, souvent à plusieurs, où l'on se fait masser, où l'on danse, où l'on se détend à l'abri du regard de la ville … mais pas du nôtre. La plupart des habitués étaient dans la confidence de nos petits jeux d'observation, devenus au fil des années un jeu de séduction à distance, un jeu où le voyeurisme et l'exhibitionnisme, somme toute assez légers, étaient devenus une manière de profiter pleinement du moindre instant où la rigidité de la vie Oranienne ou la dureté de la guerre ne pouvaient pas encore nous atteindre.
Je me faufile jusqu'à la porte de mon ancienne chambre et l'ouvre de quelques centimètres afin de jeter un œil à l'intérieur.
Je ressens brusquement une sorte de lourdeur qui me coupe le souffle. Elle n'a pas encore été assignée à une autre mais, le vide dans lequel elle baigne fige mes poumons et alourdit mon entrée. La vue de cet endroit intime, à la fois abri et recueil, aussi vide de sens que mes derniers souvenirs me saigne le cœur, d'une intensité plus forte qu'en découvrant l'absence de vie dans la demeure de mon protecteur.
J'ai quitté cette chambre, cette maison, cette vie simple et facile sans un regard en arrière, sans un regret il y a quelques mois … et pourtant, je me sens abandonnée en la voyant si fade, si froide, sans odeur ni chaleur. Le lit, la console, l'armoire, la petite table et le fauteuil sont là pourtant ; mais où sont les couleurs, où sont les coussins, les lampes, les longues bandes de tissus, les bougies, la vaisselle fleuries, les draps chatoyants, les fumées aux senteurs exotiques, les bouteilles de parfum, les toiles et les instruments de musique ?. Où sont mes biens, mon passé et ma vie d'avant ?
Est-ce une punition que m'inflige le destin pour avoir voulu encore une fois partir à la recherche de ma voie ? Ou une épreuve, que je suis en train de rater ? Ne dit-on pas que nous ne connaissons la valeur de ce que nous possédons que lorsque nous le perdons à jamais.
J'étais sûre de moi lorsque j'ai accepté de quitter Oranan à sa demande, sûre de pouvoir y revenir pour enfin rester avec mon protecteur, le servir et l'aider. Vivre dans son ombre et le protéger lui et ma patrie !
((Quelle idiote !))Et maintenant, où en suis-je ? "Savoir au lieu de croire" Cette simple doctrine, cette pensée qui m'anime et enflamme mon esprit et ma volonté est contraire à tout ce qu'est mon protecteur, dont les secrets ont leurs secrets espions. Ce que j'avais ici était insuffisant et je l'ai abandonné sur un coup de tête ; ce que je convoitais presque divinement, n'a pas survécu à la mort et son message.
Et l'espace d'une seconde, j'ai pensé à mon échappée avec Pragatt' et le souvenir d'avoir touché de si prêt la liberté sans prise de tête, la possibilité de dire au monde :
"Va crever !" … pendant cette seconde j'ai pensé tout abandonner. Les laisser tomber pour qu'ils ressentent ce que je ressens maintenant. A être assise devant une console vide, à regarder un visage terne dans un miroir sale, à sentir l'odeur du vide, à chercher l'introuvable et vouloir l'impensable.
J'entends tout à coup un bruit de l'autre côté de la porte coulissante. Ma tête se tourne lentement vers elle, aussi molle que mon moral, et je le dis, à mi-voix, comme une prière.
- Rien à foutre de tout ça.