Vohl se réceptionne dans la ruelle d’une façon brutale : tandis que ses jambes amortissent la chute, une douleur fulgurante traverse le voleur. Il a atterri les pieds à plat et, dans ses chaussures légères, aucune semelle n’a atténué le choc. La sensation disparaît toutefois assez rapidement, et l’homme se concentre sur d’autres problèmes immédiats. Après avoir vérifié que personne n’a remarqué son arrivée dans l’allée, Vohl s’éloigne d’un pas rapide vers la gauche.
(La tempête sera arrivée dans quelques jours. D’ici là, le vent ne faiblira pas, et les gens vont probablement éviter de sortir dans les rues. Pas bon, ça…moins de gens dans les rues, ça veut dire une foule moins dense. Et s’il y a une chose qui ne change pas même par temps de tempête, c’est le rythme des patrouilles. J’aurai donc plus de chance de me faire remarquer. Il va falloir la jouer fine, mon garçon !)En effet, le vent qui souffle toujours sur la cité portuaire n’a toujours pas faibli, et laisse présager plus qu’un léger évènement météorologique. Vohl pense savoir reconnaître les signes avant-coureurs d’une tornade venue de la mer. L’air qui se rue dans l’avenue que vient d’atteindre Vohl apporte embruns, senteurs d’algues, et un vague goût de sel. Dans le ciel, les nuages se sont raréfiés, poussés par un vent bien plus violent que celui qui couvre la ville. Il en reste toutefois encore assez pour donner aux cieux une allure zébrée. La lune éclaire par intermittence les voies pavées sur lesquelles circule le voleur, le guidant dans une semi-pénombre. Epuisé, tout ce à quoi aspire le cambrioleur est une bonne nuit de sommeil, paisible et récupérateur.
(Bien sûr, ce serait tellement facile de s’en remettre aux bons soins d’un aubergiste. Je m’y vois d’ici : « Bonsoir aubergiste, excusez-moi, pourriez-vous me préparer une chambre je vous prie ? Ah, et si par la même occasion vous pouviez oublier mon visage, mes traits, mes habits, bref, tout ce qui risquerait de me trahir auprès des autorités, vous me rendriez un immense service. C’est que je suis ce qu’on appelle un déserteur, voyez-vous ? J’ai quelque peu abîmé mon contrat avec l’armée oranienne, par un comportement jugé lâche –avec sévérité. Alors si vous n’êtes pas sûr de m’oublier, seriez-vous assez aimable pour me laisser vous trancher la gorge et jeter votre corps à la mer ? Vous m’éviteriez beaucoup de paperasse ! » Non mais vraiment !… Je n’ai pas le choix, je vais devoir passer la nuit dehors aujourd’hui. Tant qu’à faire, je ferais aussi bien d’aller jusqu’à la boutique ou à l’armurerie. Je dormirai là-bas, et je pourrai essayer de faire mes achats avant que les premiers habitants ne sortent dans la rue. )Tout en réfléchissant à ces différents faits, Vohl se dirige vers l’armurerie. Tandis qu’il marche dans une rue, des sons lui parviennent, portés par le vent. Des bruits de mailles. De bottes ferrées. Des pas cadencés. Vohl s’engouffre dans une ruelle qui se situe juste à sa gauche. Il se plaque au mur, dans l’ombre alliée qui l’accueille comme une vieille amie. Puis il patiente, tâchant de calmer son pouls pendant que les pas de la patrouille se rapprochent. Une, deux, une, deux. La troupe de soldat continue invariablement sa marche. Une, deux, une, deux. La respiration de l’ex-soldat se réduit à un souffle imperceptible. Les sons de la marche s’approchent…passent devant la ruelle…continuent leur route. Un soupir de soulagement s’extirpe de la bouche de Vohl. Inaudible. Dans un petit nuage de vapeur.
« Les gars, deux secondes. »Les bruits s’arrêtent. La patrouille vient de faire halte. Tout comme l'inspiration du voleur.
« Continuez, je vais juste pisser un coup. J’en peux plus, ça fait trois heures qu’on patrouille…L’infusion a eu le temps de passer dans les boyaux par deux fois ! »Un éclat de rire secoue la troupe. Quelques remarques grivoises fusent dans l’air glacé.
« Va donc ! Tu nous rattraperas à la prochaine halte ! »Le groupe de soldats reprend sa marche, tandis qu’une dernière exclamation s’offre aux oreilles de notre cambrioleur.
« Sacré Suwl ! On peut bien lui donner toutes les promotions qu’on veut, on nous le changera pas ! ‘Doit pas être facile, de vivre avec une si petite vessie ! » Vohl s’éclipse le plus rapidement qu’il peut, espérant disparaître à l’autre bout de la ruelle avant que le patrouilleur ne s’y engage. Fort heureusement, le chemin présente rapidement une bifurcation. Vohl poursuit sa route sans prendre le temps de se poser de question : en s’éloignant de l’angle de la grande rue, il n’entend plus rien de ce qu’il se passe, et n’a par conséquent aucune idée du temps qu’il lui reste pour se mettre à l’abri d’un contrôle de sécurité. En optant rapidement pour la gauche, Vohl a bientôt la surprise de croiser un individu. Du capuchon blanc dont l’intérieur est tapissé d'un tissu noir qui semble particulièrement confortable si l'on se fie à l'épaisseur de la doublure, mal coupée et sortant par endroits du vêtement originel, qui masque ses traits dépassent quelques mèches de cheveux foncés. Vohl n’a guère le temps d’en voir plus : l’individu, qui avait légèrement relevé la tête, probablement pris par la même surprise que Vohl de croiser quelqu’un par un tel temps et à une telle heure de la nuit, a de nouveau fixé son regard au sol après une brève inspection du profil de l’ancien soldat. Une certaine exaspération quant aux contrariétés, aux embûches qui se dressent sur son chemin, l’envahit soudain. Jusqu’à maintenant, il a su composer avec ce que le ciel et ses divins habitants lui envoyaient.
(Mais pour combien de temps ? La chance finit toujours par trahir ceux qui se reposent sur elle. Dois-je me préparer à subir les facéties des dieux tout au long de ma traque, alors qu’elle ne fait que commencer ? J’ai foi en Rana. Mais je sais aussi que certaines divinités n’apprécient guère que l’on bouleverse l’ordre habituel des choses. Dame Rana. Saurez-vous convaincre votre père de la nécessité de mon action ? Je ne saurais m’opposer à la volonté d’un dieu, en plus des mœurs d’une nation. Venez-moi en aide !) Tout en faisant cette prière, une autre pensée, plus brute, fait son apparition sous le crâne du voleur.
(Mais c’est pas vrai ! Ils se sont passé le mot pour contrarier tout ce que j’entreprends, aujourd’hui ? Depuis quand les gens se promènent-ils dans les petites rues les nuits de tempête ? C’est quand même quelque chose de formidable ! Il n’a pourtant pas l’air d’un mendiant celui-ci !) Il est vrai que le port de l’individu qu’il vient de croiser semble crier que l’homme n’a absolument pas sa place en ce lieu, en cet instant. Le dos droit, les épaules voutées assez pour qu’on ne voie pas son visage, assez peu pour qu’on comprenne aisément que cette posture ne lui est pas encore une habitude. Même la tenue qu’il porte ne lui facilite pas l’intégration dans ce cadre. Une capuche d’un blanc légèrement grisé, l’habit dont les plis sont encore marqués… Autant de choses qu’inconsciemment l’esprit de Vohl a su analyser, avec le même brio dont il éblouissait ses professeurs pendant ses classes martiales. Intrigué, Vohl ralentit après le passage de l’homme encapuchonné. Par un regard en coin, Vohl voit l’individu s’engager dans la ruelle que lui-même vient de quitter. Le voleur s’interroge brièvement sur le fait de le prévenir qu’il risque de tomber sur un garde. Quelque chose le retient. Probablement la même chose qui le pousse par la suite à se poster au coin de la ruelle, pour observer l’individu se démener pour trouver des excuses afin de justifier sa présence par nuit de tempête, dans une ruelle servant de commodité à un soldat de la patrouille d’Oranan.
(Plaisir sadique, certes, mais cela me fera du bien…ça me libèrera d’un peu de la tension des dernières heures. J’en ai bien besoin…et puis pour être ici à cette période de la nuit, l’homme ne doit pas être tout à fait clair…ça me soulagera un peu de le voir lutter avec les forces de l’ordre. Et puis, en un sens, ça me rassurera de voir qu’il reste un ordre solide à Oranan ! Au moins, cela prouvera que la cité est entre de bonnes mains sur la question de la protection des civils!)Vohl est maintenant adossé au mur, le plus près possible du croisement des rues. Il s’étonne de ne pas avoir encore entendu un garde s’étrangler de colère ou un l’homme lâcher des excuses en bredouillant. Il se tourne, et, inclinant la tête, il observe d’un œil la situation. Se pétrifie. Le garde se tient à une distance respectable de l’autre homme, et lui tend deux rouleaux de parchemin. L’inconnu s’en saisit rapidement, semble vérifier promptement la nature des documents avant d’acquiescer et de jeter une bourse à l’homme de garde, bourse qui tinte par ailleurs bruyamment lorsqu’elle heurte le plastron du soldat. Vohl se fige.
(Un traitre ! C’est un de ces traitres ! La vermine qui corrompt la civilisation Oranienne…une autre tête qu’il faudra faire tomber !)Le temps manque au voleur pour approfondir sa réflexion, car déjà les deux hommes, après un bref salut, prennent congé l’un de l’autre. L’inconnu emprunte de nouveau le chemin qui le mène vers Vohl. Ce dernier n’a pas le temps de s’enfuir par une autre ruelle. L’homme le verra avant qu’il ne puisse se jeter dans le plus proche passage. Son cœur accélère ses battements, pendant que l’anticipation fige chacun de ses muscles. Il n’y a pour notre voleur plus qu’une issue. Un pressentiment qui nait au fond de ses entrailles, une sorte d’écho de sa première impression sur l’individu qui approche. Il va devoir lutter. Pour survivre. Il ne peut pas se permettre de laisser la moindre chance lui échapper. L’homme semblait familier des transactions douteuses, et appartient sans doute au monde des marchandages inavouables, des menaces ouvertes et des combats de rue depuis bien plus longtemps que Vohl. La tension le paralyse toujours, ne reflétant rien de la tempête de peur, d’appréhension, de colère qui se déchaine en lui. Des dizaines de plans, de pronostics, de scénarios traversent son esprit…traits acérés, n’ayant rien en commun que la froide pâleur revêtant leur mortelle conclusion.
Au moment où une jambe de l’homme rentre dans le champ de vision du voleur, Vohl donne un formidable coup de griffe, de bas en haut. Les lames fendent le tissu, et mordent la chair de l’individu, qui pousse un cri de douleur avant de sauter par réflexe en arrière, s’éloignant des tranchants meurtriers. Il saisit la poignée de l’arme qui pend à sa ceinture. La lumière de la lune transperce parfois la voute de nuages déchiquetés par un vent violent, qui fait claquer les vêtements des deux antagonistes qui se regardent désormais en chiens de faïence. L’attaque qu’a portée Vohl à son opposant semble avoir porté suffisamment pour amoindrir les capacités de ce dernier : il fait reposer son poids sur sa jambe gauche, et cela se voit nettement dans son maintien. Le sabre qu’il a dégainé jette des reflets d’acier lorsqu’il avance le plus vite qu’il le peut vers Vohl. Celui-ci reprend d’instinct la position de garde qui lui était si familière pendant ses classes martiales. La lame n’est pas la même, mais qu’importe : il doit se l’approprier…faire sienne l’instrument qui lui permettra d’accomplir son but. Les armes se croisent, les bruits du métal heurtant le métal envahissent la ruelle. Les lames chantent dans les échanges de coups, de parades, discordants accords dans le souffle du vent, échardes sonores lorsqu’une des lames heurte les pavés. Lame contre lame, volonté contre volonté, le duel s’éternise. La blessure de l’homme puise dans ses forces, l’affaiblissant à chaque instant. Il en a conscience. De l'autre côté, Vohl compense son manque d'habileté vis-à-vis du maniement de sa griffe par la rigueur et la précision militaire de ses attaques et parades. Malgré sa connaissance dans le domaine des lames, manier une arme aussi particulière qu'une griffe ne s'apprend pas en un jour, et Vohl le paie à plusieurs reprises. Il a récolté un certain nombre de blessures, mais rien qui ne l'handicape réellement: une estafilade sur l'extérieur du bras, un coup d'estoc a mordu dans la banderole, mais la fluidité de Vohl reste pour l’essentiel intacte. L'équilibre des forces et des faiblesses des deux hommes cantonne le combat à un échange de coups... l'opposition s'éternise, et sa fluidité initiale se mue progressivement en ahans sourds et en échanges désorganisés. Ce qui devait tourner en combat de rue a finalement tourné en duel d'escrime, pour la plus grande fortune de l'ancien soldat, qui se fatigue moins rapidement que son adversaire. C'est probablement une réflexion assez proche de celle-ci qui pousse l'inconnu à prendre une décision. Il décide de tout miser sur un dernier assaut. L’acier calme son chant pendant quelques instants, tandis que l’homme se replie sur ses positions, reprenant sa respiration pour canaliser sa volonté. Vohl raffermit sa garde. Au prochain échange, une vie en volera une autre. Le mystérieux duelliste ignore la douleur de ses blessures pour se précipiter vers Vohl. Le sabre cliquette sur le revers des griffes, avant de heurter le sol. L’homme a abandonné son arme pour passer la garde de l’ancien soldat. Vohl voit trente-six chandelles. En se rapprochant de lui, l’homme a réussi à lui assener un puissant coup de tête ! Le monde tourbillonne autour du voleur, qui s’effondre comme une masse, perdant pour quelques instants les sens qui le rattachent au monde matériel. Lorsqu’enfin le faible éclat de la lune revient frapper les pupilles de Vohl, son adversaire s’est éloigné de quelques mètres, claudiquant, s’appuyant sur le mur afin de soulager sa jambe blessée. Tandis que notre homme tente de se relever, grognant, encore quelque peu étourdi par le choc, l’inconnu lance un regard en arrière. Le piètre spectacle duquel il est le témoin doit lui faire de l’effet: il allonge le pas autant que sa blessure le lui permet, et tâche maintenant de courir jusqu'à ce qu'il soit en mesure de s’engager dans une rue annexe qui le ferait disparaître aux yeux de Vohl.
Une telle issue est cependant dans l'immédiat hors de portée, et même s’il se presse, il n’y sera pas avant une bonne quinzaine de secondes, titubant à cause de sa jambe blessée, qui se dérobe sous lui à chaque pas. L’homme tient bon, néanmoins. Il avance régulièrement et si le voleur est soulagé d’être encore en vie, que l’autre le soit aussi ne présage rien de bon : un ennemi et un traitre dans la nature a tendance à diminuer drastiquement votre espérance de vie, selon l’expérience amère de Vohl. Le bouillonnement de son âme lui hurle que sa survie passe par la mort de cet homme. Vohl sent la tension qui s’accumule au niveau de son poignet, sa force se concentre dans les doigts qui ne font plus qu’un avec les griffes. Instrument de mort, sa main s’abat vers le sol, libérant l’énergie sauvage, lames invisibles projetées avec violence qui lacèrent le crâne de l’homme en fuite, créant de sanglants sillons jusqu’à la septième cervicale. La jambe droite de l’homme le porte une dernière fois avant de renoncer devant la difficulté de la tâche, et l’inconnu s’effondre dans la ruelle, souillant par son sang le mur beige, lignes sombres sur la surface claire encore plongée dans l’obscurité, traces éphémères d’une vie qui s’enfuit, lavées par la pluie.
(Un homme de vice en moins dans cette cité. Cette mort n’était pas vaine. Il faut quitter les lieux au plus vite, maintenant. Récupérons ce que nous pouvons, et dépêchons nous de rejoindre l’armurerie.)Après s'être penché sur la dépouille pour s'approprier ses possessions terrestres qui lui semblaient en état d’être utilisées et les avoir rangées dans son sac, Vohl se met de nouveau en route vers l’armurerie, maudissant les traitres à chaque fois qu’une blessure le lance. L’excitation du combat disparaît sous la pluie fine qui saupoudre les pavés, les vêtements et les cheveux, et Vohl se blottit dans le manteau bien rembourré du marchand dans l’espoir de se protéger du vent et du froid qui parcourent les rues. Arrivé à destination, toujours blotti dans son vêtement, le voleur s’abrite en s’enfonçant le plus qu’il le peut dans le renfoncement formé par l’encadrement de la porte du magasin. Il jette un bref coup d'œil sur les objets récupérés sur le cadavre de l'inconnu, et reste un instant perdu dans ses réflexions devant ce qui semble être un plan. Il ne cherche cependant pas à s'interroger plus avant... la fatigue le rattrape de nouveau, et Vohl se sent glisser dans une douce torpeur. Resserrant une dernière fois les pans de son vêtement, il ferme les yeux. L’épuisement ne tarde pas à de le terrasser, et c’est dans cet inconfort relatif que s’endort Vohl, glanant ainsi avant l'aube quelques heures d’un sommeil sans rêves.
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