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Auparavant~
Les deux mains calées sur le manche du Fang Bian Chan, ce dernier tendu à l'horizontale, je me tiens en posture de parade entre le marin et la milicienne. J'ai beau être déterminé, la différence entre nos tailles respectives est flagrante. Il a sans aucun doute possible une bien meilleure allonge que moi. Si je veux l'affronter, je vais devoir me montrer rapide. La plus petite ouverture risque de me coûter cher. Que dois-je faire ? Lui laisser l'initiative ? Si je ne tiens pas le choc, il va sans doute s'en prendre à Uzuuma Akiko. Elle grommelle, mais le choc semble l'avoir quelque peu perturbé.
Sans quitter des yeux le grand humain, je m'adresse à elle.
"
Votre épaule ?"
J'entends un bruit de tissu déchiré, puis aperçois du coin de l'oeil le côté brillant d'une dague jetée au loin. Le ton rancunier de la femme s'élève dans l'entrepôt.
"
Même pas capable d'arrêter un bête lanceur de couteaux, félicitations le débutant !"
Une pointe de culpabilité me perce la poitrine. Elle n'a pas tort, même si ce n'est pas ce que je lui demande. Si cela se trouve, c'est la douleur qui parle, pas elle. Dans ce cas, je dois absolument gagner du temps pour qu'elle se reprenne.
Ramenant mes mains l'une vers l'autre, je fais tourner mon arme sur elle-même devant moi, me rapprochant d'un pas du marin. Celui-ci, l'épée prête, ne quitte pas des yeux la lame en croissant de lune reflétant la lueur de la lanterne. Je fais un autre pas en avant, cherchant à me mettre à portée.
D'un coup, je porte mon attaque. Lançant le genou en avant, je projette mon arme, laissant le manche me glisser légèrement entre les doigts. Le croissant métallique file à vive allure vers l'abdomen du marin, mais ce dernier parvient à la dévier du plat de la lame au dernier moment. Profitant de l'ouverture de sa garde, je me jette dans sa direction, tournant et abaissant le Fang Bian Chan, cherchant à atteindre ses chevilles avec la partie évasée.
Mais j'ai vu trop court.
La lame large ne fait que légèrement entailler le cuir du dessus de sa botte. Lorsque je le réalise, je plonge sur le côté droit, serrant le manche contre ma poitrine. Bien m'en prends, puisque je pense sentir le déplacement d'air issu du coup de sa lame juste après. Je roule, m'appuyant sur la main libre et le bout du pied pour reprendre mes appuis. Tendant l'arme à deux mains dans mon dos, je scrute mon adversaire.
Visiblement, le rictus mécontent de son visage m'indique qu'il n'est pas ravi de ce que je vient de tenter. Je jette immédiatement un coup d'oeil à la milicienne, la voyant nouer un tissu autour de son épaule blessée, tirant sur un pan à coup de dents. Le marin semble la remarquer aussi, et se précipite dans sa direction. Par réflexe, je lui emboite le pas, allongeant les foulées. Uzuuma bondit sur ses pieds, tendant son arme dans une posture maladroite, même si elle est encore à une certaine distance de lui.
Soudain, j'aperçois un sourire en coin sur le profil de l'humain. Je comprends trop tard.
Il fait un brusque volte-face, décrivant un arc-de-cercle avec son épée, visant ma tête. Freinant ma course, j'ai le temps de lever mon arme, mais cela ne suffit pas. Son poignet heurte la hampe, mais le plat de la lame est lancé, et vient percuter en biais ma tempe et ma pommette. L'impact est si fort et inattendu que je le sens résonner dans mon crâne, et que le sol se dérobe sous mes getas. La douleur m'aveugle, un vague goût ferreux remplit ma bouche alors que je prends conscience que le coup m'a fait me mordre la joue.
Je trébuche, luttant pour rester debout. Je recule d'un pas, puis d'un autre, mais je refuse de plier. Soudain, le marin est sur moi. Instinctivement, je brandis mon Fang Bian Chan, retenant la lame contre le manche. La force que cet être met dans son coup me semble colossale. Je lutte, tentant de repousser l'arme. L'homme recommence, pesant de tout son poids et à deux mains dessus. Sous la pression, mon genou droit ploie progressivement.
(
Moura ! Donnez-moi la force !)
Je résiste, serrant les dents alors que quelques gouttes de sang viennent taquiner ma langue. Mon souffle se fait de plus en plus court quand, d'un coup, mon adversaire change de tactique. Brusquement, alors qu'il attaquait par le dessus, il abaisse son arme et me repousse en arrière. Cette fois-ci, déséquilibré, je ne parviens pas à rester debout. Donnant un coup de talon, je parviens juste à me reculer autant que possible, mais ma réception est mauvaise. Elle l'est tant que mon arme m'échappe, et glisse sur le sol.
Mon coeur tambourine à ma tempe douloureuse, alors que je me hurle intérieurement de ne pas rester là. Basculant sur les genoux, j'ai presque la main sur mon arme quand je sens mon yukata se tendre. Un bref coup d'oeil par-dessus mon épaule me provoque une soudaine ruée de sueur froide. L'homme marche sur un des revers, m'empêchant de progresser, mais surtout il lève son arme sans hésitation. Alors que je la vois sur le point de s'abattre, le marin pousse un cri de douleur, tendant une main dans son dos.
Sans que je sache pourquoi, il se retourne subitement, cessant de retenir mon vêtement. Mes doigts grisés se referment alors sur mon arme au moment où un nouveau cri de peine lui échappe. Sans perdre de temps, je pivote sur moi-même, faisant raser le sol à la lame en croissant. J'ai une fois de plus mal estimé la trajectoire, mais mon coup touche néanmoins au but. La hampe percute violemment sa cheville, fauchant son appui. D'un seul coup, il chute sur son flanc, me permettant de voir la milicienne, debout, les bras tendus. Sans aucun doute, c'est elle qui l'a envoyé au sol. Le raclement du métal contre le plancher m'informe qu'il a lâché son épée à l'impact.
Pendant que je me redresse, l'ynorienne blessée se poste à côté du marin, la pointe de son katana contre la gorge de ce dernier.
"
Je déteste me répéter, mais je vais faire une exception. Au nom de la milice d'Oranan, je vous arrête pour recel de biens d'autrui."
Massant ma tempe, je tente de formuler des mots, mais ma gorge semble me défier. Je ne parviens à en laisser sortir qu'un seul.
"
Merci."
Sans m'adresser un regard, elle fait un bref signe de tête en direction de la caisse à urnes.
"
Si cela concerne la vie sauve, adresse-toi à ce petit."
Emergeant de derrière la caisse, c'est un Hiroto penaud et se tenant le ventre qui apparait.
"
Ne jamais sous-estimer les dagues de jet."
Ce n'est qu'à sa tirade que je constate la présence de l'une de ces petites lames dans l'omoplate du marin. Je comprends un peu mieux pourquoi il s'est subitement arrêté. Je ne peux qu'être content de ce revirement soudain, sans quoi je doute avoir été en mesure de contempler un nouveau jour. Akiko semblant maîtriser la situation, je me rends de l'autre côté du tas de caisses, soucieux de ce qu'est devenu l'autre homme. Mon arme en main, je progresse, voyant une forme humaine dans la lueur de la lanterne. Un grondement lui échappe, preuve qu'il est encore en vie. Sans lui laisser le temps de se reprendre, je plante ma lame en croissant de lune autour de sa gorge.
"
Un mouvement brusque et votre gorge s'ouvre d'elle-même. Au nom de la milice d'Oranan, vous êtes en état d'arrestation pour pillage de tombes, vol de biens et tentative de meurtre sur des représentants de la milice. "
Je devine une expression entre la colère et la crainte sur ce faciès, mais je n'en ai cure. Je suis un peu plus préoccupé par la faiblesse de ma voix et la sensation douloureuse qui vrille mon corps. Je reste immobile, gardant un oeil sur lui alors que le jeune Hiroto vient lier les poignets de l'homme. La culpabilité se lit sur son jeune visage, et je sais bien pourquoi il a agit ainsi. J'imagine sans peine, pour être herboriste moi-même, que les médicaments pour Masahiko doivent peser sur leurs revenus. Néanmoins, il reste coupable, et ma mission ne comprends pas la résolution de cette affaire. La seule chose que je puisse faire, si on me le demande, c'est de témoigner de sa bonne volonté.
Un peu plus tard, deux hommes, sans doute des dockers, entrent dans l'entrepôt. C'est d'une oreille distraite que j'écoute la jeune femme leur ordonner d'alerter la milice. Je suis bien plus préoccupé par l'état de son épaule. Moi qui suis censé la ramener saine et sauve, je suis sur le point de faillir à ma tâche. Tout en rajustant la sangle de mon arme, je m'approche de la caisse contre laquelle elle s'appuie. Sa main opposée fait pression contre la blessure, mais son visage reste stoïque.
"
Milicienne Uzuuma ?"
"
Hum ?"
"
J'aimerais examiner votre blessure."
"
Dis donc, débutant. Tu ne crois pas que tu as assez fait de bêtises pour ce soir ?"
Mes yeux se plissent et, sans retenue ni méchanceté, je me permets de lui répondre.
"
Parce que ce n'est pas une bêtise de se conduire de façon aussi puérile ? Arrêtez un instant de faire la fière, et laissez-moi voir."
"
Eh !"
"
Et immédiatement, je vous prie."
En jurant à mi-voix, Akiko retire le tissu de sa plaie. L'entaille est vraiment profonde et elle continue de saigner abondamment. Mes pensées se tournent instantanément vers Gaïa et sa lumière bienfaitrice. Jusque-là, je n'ai traité avec mes fluides que des plaies légères. Face à une telle blessure, il me faudrait mieux que ce souffle de la déesse.
Lentement, je place mes mains de part et d'autre de l'épaule meurtrie, amenant mes fluides de lumière dans mes paumes. La patiente tressaille alors que la lueur commence à la soigner.
Du coin de l'oeil, je me rends compte que la pénibilité de l'opération se lit sur le visage de l'ynorienne. La frustration commence à poindre quand je prends conscience que ce que je fais oscille entre l'inutile et le peu efficace. Il me faudrait la guérir en un seul impact de lumière, chose que je n'ai encore jamais fait. Cela risque de ne pas être simple, mais maintenant que j'ai pris la décision de l'aider, il serait déshonorant de revenir dessus.
Gardant les mains autour de l'épaule endommagée, je change de tactique. Je me concentre, visualisant mentalement un film transparent autour de l'énergie canalisée dans mes paumes. Je dois la contenir, la concentrer assez longtemps pour rendre ce soin bien plus efficace. Je m'efforce de garder les yeux rivés sur la plaie, mais en voyant un filet de sang s'échapper, ma concentration s'évanouit. Lentement, j'inspire, fermant les yeux. Il me faut rester calme et ignorer les bruits ambiants.
De nouveau, je lève les paumes, les mettant face à face. Un léger tremblement imprime mes doigts alors que j'amène le fluide lumineux au bord de ma peau. Au loin, le claquement d'une voile de navire m'amène à visualiser un beau tissu blanc entourant une sphère lumineuse. Peu à peu, je sens s'accumuler cette puissance intérieure, au point d'avoir l'impression de percevoir une étrange chaleur. La plaie est large, et je suis confronté à un nouvel obstacle. Comment puis-je soigner efficacement cette plaie ? Répartir l'effet du fluide intégralement sur la surface ? Depuis le fond ?
Cette simple question suffit à perturber ma sérénité, et ma visualisation. La voix de la milicienne s'élève, sans ce ton agressif récurrent.
"
Pourquoi t'acharner ?"
"
Je suis censé vous ramener saine et sauve auprès des miliciens."
Un brin d'amertume entache sa réponse.
"
Oh, je vois. Pour la mission, pour ne pas perdre la face."
"
Je ne vais pas vous mentir, c'est la principale raison. Mais c'est aussi parce que je vous dois la vie, et que je ne peux pas laisser quelqu'un souffrir sans rien faire."
"
Ah ? Et le marin ?"
"
Hum ? Quel marin ?"
"
Pffff ! "
L'épaule de la milicienne s'abaisse, et j'ai l'impression de discerner une esquisse de sourire sur son visage. Détendu, je me remets à l'ouvrage. Encore une fois, je concentre mes fluides dans mes paumes, mais opte finalement pour une autre disposition. Croisant les doigts, je forme de ces derniers un dôme au-dessus de l'entaille. Je patiente, rassemblant cette énergie, puis, décidé, je la fais jaillir en direction du fond de la blessure.
Akiko grimace mais ne bouge pas. Sous l'action de la lueur, je vois un pan de la plaie cicatriser alors que l'autre demeure dans le même état. Mes fluides ne doivent pas être assez puissants ou concentrés, à moins que je ne parvienne simplement pas à atteindre le fond de la plaie. Coupant ma respiration, j'insiste, unissant tout ce qu'il me reste dans cette guérison. Volonté, prières pour Gaïa, espoir et énergie curative. Je projette cette étrange combinaison en un rayon dense, droit dans la blessure. Une lumière peu discrète nait de cette opération.
Mon coeur bat si fort que toutes mes plaies se ravivent, comme cherchant à me faire échouer dans ma tentative. Je dois faire un effort colossal de volonté pour rester focalisé sur ce que je fais. Lorsque je cesse la manipulation, je me sens vidé, comme s'il ne me restait plus que l'énergie d'être conscient et de me tenir debout. Un léger vertige me prend, m'amenant à me frotter les yeux. J'anticipe la question de ma voisine.
"
Je vais bien. J'ai juste un coup de fatigue."
Enfin, les miliciens supplémentaires font leur apparition dans le cadre de la porte. C'est avec soulagement que je vois l'ynorienne sourire, puis que je lui emboîte le pas en direction de la milice. Je ne sais pas si j'ai réussi à la guérir, mais je n'ai pas à regretter les efforts fournis.
A moins de ne véritablement pas avoir de chance en chemin, je pense avoir mené ma tâche à terme. Tout de même, j'espère qu'une fois le calme revenu, elle daigne m'expliquer exactement les tenants et les aboutissants de cette affaire. J'aimerais bien savoir si c'est elle qui a masqué son opération aux miliciens et agi en secret, ou si ces derniers le savaient parfaitement. Dans un cas, elle risque d'avoir des ennuis, dans l'autre, j'espère avoir réussi ce test.
[Tentative d'apprentissage du sort de lumière : Guérison harassante]
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Suite~