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Auparavant~
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Je sens sur ma personne les regards surpris des apprentis suite à mon geste. Je n'ai pas cherché à le blesser, juste à lui faire peur. Visiblement, cela a fonctionné. Malgré ses grands airs, l'humain blond a du mal à empêcher ses mains de trembler. Tout en ramenant le Fang Bian Chan à la verticale de ma main droite, je scrute les faciès des apprentis. Que ce soit avec un agacement visible ou pas, ils finissent par s'aligner, sans pour autant marquer la posture respectueuse que je suis en droit d'attendre. Pour le moment, je laisse ce détail de côté. Qui sait ? Si cela se trouve, aucun d'entre eux ne souhaitera rester apprenti bien longtemps. En vérité, je préfère largement qu'ils quittent le service de leur propre initiative, plutôt que de poursuivre et saboter les missions par manque de professionnalisme.
D'un geste précis, je replace la sangle autour de mon épaule droite, dégageant légèrement la cape. Je reprends ensuite la parole.
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Bien. Vous voyez, ce n'est pas bien compliqué. Pour ceux qui ne le sauraient pas, nous allons devoir effectuer une mission en travaillant de concert. Je vous l'expliquerai, mais je veux d'abord vous connaître un peu mieux. "
Je dirige alors mon regard vers l'elfe dont le visage incliné vers l'arrière rend encore plus évident le fait qu'elle me toise. Elle a beau me dépasser d'un demi-mètre, je ne cille pas pour autant.
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Commençons par vous, apprentie Id'Sharylzakië."
Les yeux de l'hinïon s'arrondissent un peu.
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Mais ! Mais comment est-ce que tu..."
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Ahem !"
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Hum ? Ah oui, vous... Comment est-ce que vous connaissez mon nom ?"
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Tout le quartier doit l'avoir entendu un peu plus tôt, apprentie. Si vous êtes toujours aussi bruyante, je ne donne pas cher de votre peau à la longue."
L'elfe plisse les yeux et croise les bras, prenant la posture d'une enfant qu'on viendrait de confronter après une bêtise.
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Commençons donc. Présentez-vous, que tout le monde sache qui vous êtes. Et dites-nous un peu ce qui vous a poussé à vouloir intégrer la milice."
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Mon nom est Mégara Id'Sharylzakië, soixante-douze ans cette année. Vous n'avez pas besoin de connaître les détails de mes motivations. Sachez juste que je veux faire ravaler ses paroles à un membre de ma famille, et que devenir milicienne est la passerelle la plus rapide pour y arriver."
Sur ce, elle serre le poing. Je garde mes pensées pour moi, puis oriente mon regard vers l'ynorien brun. Ce dernier me scrute d'ailleurs, mais quand nos regards se croisent, il affiche un air dégoûté. Faisant fi de cette attitude ouvertement hostile à mon égard, je lui fais signe de se présenter à son tour. Après avoir lâché un souffle agacé, il prend la parole.
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Apprenti Yamanori Daichi, quinze ans. Je veux être milicien parce que la paie tombe vite, et..."
Il esquisse un sourire en coin, ajoutant un commentaire si agressif que je me demande s'il est vraiment sérieux.
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Parce que cela ne doit pas être bien compliqué si même des elfes de toutes les couleurs y arrivent !"
Si je me fie à mes impressions, ce gamin vient de dire exactement ce qu'il pense. Cela pourrait être une qualité, mais en cet instant ce n'est pas bon du tout, et la réaction ne se fait pas attendre. L'apprentie Id'Sharylzakië lui adresse un regard acéré, et étend une main sur laquelle de soudains éclairs miniatures apparaissent. Information supplémentaire, l'elfe possède donc des fluides de foudre. En réponse, l'ynorien commence à sortir son katana de son fourreau. Préférant prévenir que d'user mes fluides à guérir des blessures inutiles, j'ôte mon arme de mon épaule, et place la lame plate entre eux d'un geste vif.
J'ai beau être patient, ce type de situations m'agace au plus haut point.
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Suffit ! Si vous voulez vous battre, le ferez au terrain d'entraînement, et en dehors de votre service. Vous, apprenti Yamanori, rengainez immédiatement cette arme. Un katana ne doit être sorti de son fourreau qu'avec l'intention de tuer. Il va sans dire que si c'est ce que vous avez actuellement derrière la tête concernant votre camarade, vous n'avez pas votre place dans nos rangs. "
Au son moqueur de l'hinïon, pouffant de la remontrance et de l'air courroucé de l'adolescent, je braque mon regard sur elle.
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Vous vous croyez peut-être exempte de reproches ? Si vous réagissez de manière belliqueuse dès que vous pensez entendre une provocation, vous allez tomber tête la première dans les pièges et embuscades de nos ennemis. Si vous ne savez pas garder votre sang-froid, vous allez juste devenir un poids mort pour la milice."
Mes mots sont durs, mais vrais. Si cette jeune personne réagit au quart de tour, non seulement elle va se mettre en danger, mais aussi impliquer des compagnons d'armes qui risquent de devoir tenter des actes imprudents pour l'aider. Vu l'absence d'une quelconque lame sur elle, elle doit se reposer entièrement sur sa magie. Or, je sais pertinemment que ce don a ses limites. Peu importe qu'elle ait confiance en ses capacités, je doute sérieusement que cela lui serve contre des adversaires misant sur le corps à corps.
Pendant que les deux autres digèrent mes paroles, je tourne mon regard vers le blond. Il semble s'être remis de mon geste menaçant, et tente de m'intimider du regard. C'est ce que je crois en tous cas, puisqu'il me fixe avec une expression hautaine. Sans que je lui donne la parole, il la prend de lui-même.
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Apprenti Mizutaka Andreï, dix-neuf ans. Nous devenons milicien pour remplacer les idiots de la frontière. Même pas capables de protéger nos gens contre de stupides garzoks, honteux ! Et sachez que nous sommes fils du capitaine Mizutaka, celui qui a contré de nombreux raids garzoks sans la plus petite égratignure ! Alors continuez à nous provoquer, instructeur, et vous en répondrez devant notre père ! Et il n'est pas aussi compréhensif que nous !Malgré l'air hautain que ses paroles lui donnent, je ne parviens pas à m'empêcher de le trouver ridicule. Il bombe le torse, comme persuadé de sa supériorité, mais sa façon de s'exprimer me parait si forcée que je ne parviens pas à le prendre au sérieux. Un léger tremblement agite mes épaules tant j'ai du mal à contenir mon rire. Le faciès humain perd de sa superbe et, accompagnant ses mots d'une gestuelle agacée, le jeune homme fait un pas en avant.
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Qu'est-ce qui vous fait rire ?"
Franc et direct, masquant difficilement mon sourire, je lui réponds.
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D'accord, votre père est apparemment quelqu'un d'important..."
Laissant un instant mes paroles en suspend, j'enchaine.
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Mais et vous dans tout cela ? "
Silence de sa part et regard interloqué, comme s'il ne comprenait pas ce que je lui disais. Inspirant tranquillement, je m'explique un peu plus clairement, sentant sur moi les regards de l'ensemble des apprentis.
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Tout ce que je vois face à moi, c'est un gamin qui se cache derrière la figure de son père. Ne me dites rien... Vous êtes du genre à régler vos difficultés ou contraindre vos interlocuteurs par une intervention paternelle, n'est-ce pas ?"
Un petit applaudissement ponctue mes paroles, venant des mains de l'elfe. Un sourire narquois aux lèvres, elle jette un regard chargé de moquerie sur son voisin de droite.
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Le résumé d'une vie en une phrase. Je n'aurais pas fait mieux. Bravo instructeur. Finalement, vous n'êtes pas aussi... Enfin, j'ai un peu plus d'estime pour vous."
J'ignore si je dois prendre ces paroles comme un compliment, mais je ne rebondis pas dessus. Je continue de regarder l'humain blond, y découvrant une expression entre contrariété et confusion. Je n'arrive pas à croire que personne ne lui ait jamais fait une remarque de ce genre. Cela me parait pourtant évident. Et si cela se trouve, c'est uniquement parce que son parent est dans la milice qu'il y est entré.
Malgré mon envie de persister dans cette voie, je garde à l'esprit que je suis instructeur, et qu'il n'est pas dans mon intérêt de démoraliser les recrues. Tout en retenant la sangle du Fang Bian Chan, j'attends de croiser le regard de mon interlocuteur pour reprendre.
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La milice ne fonctionne pas sur le principe de la naissance, apprenti Mizutaka, mais sur le mérite. Ce n'est pas parce que l'un des membres de votre famille est un gradé que vous allez forcément grimper les échelons à grande vitesse. Si vous êtes incapable de faire preuve de qualités personnelles..."
Mon visage se tourne vers l'hinïon.
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De vous contrôler, en mettant ainsi en péril vos camarades ou l'issue de la mission..."
Mes yeux coloris violacés se rivent ensuite au visage de l'ynorien brun.
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Ou de travailler en équipe, que vous appréciiez vos compagnons ou pas..."
Pour finir, je jette un coup d'oeil à la dernière recrue, me rendant compte qu'elle semble boire chacun de mes mots.
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Non seulement vous aurez du mal à vous faire accepter comme des miliciens, mais en prime vous finirez par y laisser votre peau."
Je laisse mes paroles être assimilées par mes auditeurs. C'est en conservant une expression calme que je note les œillades des uns et des autres sur leurs voisins. Un sentiment de devoir accompli m'étreint quelques instants quand je songe que mes mots ne sont apparemment pas tombés dans l'oreille de sourds. Je ne suis pas naïf pour autant, et mon but n'est pas d'effacer leurs personnalités respectives, chose qui semble par ailleurs difficile vu leurs caractères. Je souhaite simplement qu'ils gardent à l'esprit quelques lignes de conduite indispensables pour leurs vies d'apprentis.
Esquissant un sourire malgré tout, je reporte mon attention sur l'ynorienne à chapeau.
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À votre tour, apprentie."
Celle-ci se redresse. Je n'arrive pas à savoir si c'est le reflet de son habit sur sa peau pâle ou si c'est un léger embarras qui fait rougir son visage. C'est d'ailleurs avec une certaine précipitation qu'elle se présente à son tour.
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A... Apprentie Aoyumi Junko ! Seize ans. Si je me suis engagée, c'est pour servir les intérêts de la République, pour me prouver que je ne suis pas une incapable... Et aussi pour avoir un jour l'occasion de prendre ma revanche sur nos ennemis du nord... "
Elle fait alors un pas hors du rang et s'incline en direction des autres apprentis et de moi-même, finissant son introduction.
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Heureuse de vous connaitre, instructeur et camarades apprentis."
Lorsqu'elle se redresse, elle affiche un doux sourire quelque peu intimidé. Discrètement, j'observe les expressions des recrues. L'hinïon tente de masquer un sourire presque tendre, Yamanori ne parvient pas à détacher ses yeux d'elle, et Mizutaka semble ne pas savoir quoi répondre. Amusé, je les incite à lui rendre sa salutation de la même façon. Mon coeur cogne un peu quand je vois mes apprentis sembler prendre conscience de l'existence de leurs camarades. Et dire qu'il y a une poignée de minutes, ils se montraient encore les dents. Rien ne dit que cela ne va pas recommencer, d'ailleurs.
Prochaine étape, tout en les gardant sous contrôle, leur expliquer la mission un peu plus en détails.