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Auparavant~
Le souffle de Rana m'apporte des relents frais et floraux. J'ai beau vivre à Oranan depuis ma naissance, je redécouvre chaque jour quelque chose de cette ville. Hier, c'était le clapotis de l'eau, aujourd'hui la douceur de la brise. Quid de demain ? Le mince sourire que j'ai se perd bientôt lorsque, en chemin vers la résidence, je vois un groupe de jeunes oraniens armés. Ils ont tout juste l'air sorti de l'adolescence, et pourtant leur visage affiche un air adulte et résolu. Je n'ai jamais oublié que nous sommes en guerre, mais sa réalité ne me frappe que devant ce genre d'images.
Marchant à mes côtés, l'oncle Masaya me jette par moments un regard appuyé. S'il se fait du souci parce que certaines personnes chuchotent peu discrètement sur mon passage, il s'inquiète pour rien. Certes, ce n'est jamais agréable d'être ainsi sujet à rumeurs et commérages, mais je m'efforce de ne pas y prêter attention. Les gens ont besoin de se distraire des conflits, après tout. Tant que cela ne vire pas à l'altercation, je peux endurer quelques moqueries. Vivement, je lève les yeux vers son visage et lui offre un sourire amical. En me voyant faire, il pousse un soupir puis me tapote l'arrière du crâne.
Rapidement, au bruit des getas claquant au sol, nous arrivons dans un quartier plus riche de la ville. La belle villa vers laquelle nous nous dirigeons est assez vaste, mais moins que ses voisines. La double porte de bois perforant le mur d'enceinte clair est ouverte, et deux personnes discutent dans son encadrement. J'ai à peine le temps d'atteindre l'entrée que leurs paires d'yeux se posent sur moi avec une telle rudesse que j'ai la sensation de réceptionner un lourd bagage sur le dos. Avant que Masaya, sans doute agacé par leur attitude, ne leur adresse la parole, je m'avance.
Brièvement, je m'incline respectueusement et leur présente le rouleau décacheté.
"
Bonne matinée à vous. J'ai reçu cette missive de la part de maître Kawarin Toranosuke. Peut-il nous recevoir ?"
Je remarque enfin que les deux hommes sont vêtus d'une fine armure de cuir, ciselée en lamelles souples. Leur visage a l'air grave, même si je leur donne à peine un peu plus d'une vingtaine d'années. S'ils font partie des serviteurs de la maisonnée, il est normal que je ne les ai jamais croisé.
L'un d'eux jette un coup d'oeil à la lettre, fixe brièvement mes yeux violins, puis se hâte dans la demeure. Un grommellement parvient à mes oreilles avant que la main de mon oncle ne se pose rudement sur mon épaule droite. Ses doigts ridés se faufilent entre son pied et sa semelle.
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Saleté de caillou."
J'émets un souffle amusé, puis reporte mon attention sur la cour. Un petit lagon artificiel s'y trouve, entouré de plantes superbement entretenues. Par moments, j'ai même l'impression de voir remonter des poissons à la surface. Mon regard suit le contour de la zone liquide, jusqu'à tomber sur la silhouette d'un jeune enfant. A sa taille, je doute qu'il ait plus de six années. Vue sa tenue, c'est un jeune garçon, observant le mouvement des bêtes. Il est sous la surveillance étroite d'une femme âgée, aux traits sévères. Coiffe haute, retenue par deux aiguilles d'où tombent des décorations argentées, peau poudrée et kimono brodé de dorures me font savoir qu'il s'agit d'une personne importante.
A l'instant où le petit me remarque, il se fige. Ses yeux innocents me scrutent avec l'intensité de la curiosité naïve. Un enfant surveillé si étroitement ne doit pas être descendant de servante, surtout avec des habits aussi riches. Un bref ordre de l'oranienne, et celui-ci referme une bouche restée ouverte pendant de longues secondes. Doucement, je me penche un peu en avant, saluant ce petit être. Il affiche un instant un air perdu, puis son visage se pare d'un superbe sourire. Il répond à ma salutation de la même manière, avant que la dame âgée ne l'interpelle. Son regard va d'un bout à l'autre de la cour, puis il fait demi-tour et disparait auprès de sa chaperonne.
(
Sans doute l'un des héritiers de la maisonnée. )
Bientôt, l'homme parti dans la demeure revient vers nous à grandes enjambées. Tendant le bras, il nous invite à entrer. Sa voix, grave mais chaude, accompagne son geste.
"
Le maître va vous recevoir sous peu. Veuillez me suivre."
"
Eh bien. Moi qui pensais que les chefs de famille étaient des gens occupés."
J'adresse à mon oncle un regard interrogateur. Je suis plutôt surpris de l'entendre parler ainsi de quelqu'un. Il n'est pas du genre à médire sur les autres ou se moquer d'eux, pas sans une bonne raison en tous cas. L'herboriste semble ne pas remarquer ma question implicite, m'incitant à passer devant.
A la suite de notre guide, nous entrons dans la demeure, laissant nos getas à l'entrée de la pièce pavée de tatamis. La salle où nous sommes conduits est fermée de murs en papier de riz, entre des cadres de bois. Sur certaines parois, des rouleaux sont suspendus, arborant le symbole de la famille. D'ailleurs, il ressemble à l'emblème d'Oranan, sauf qu'il est de coloris noir, et représente un arbre nain.
Je n'ai guère le temps d'observer davantage l'endroit que le panneau coulissant, face à l'entrée, glisse. Dans l'encadrement, un humain de grande taille apparait.
(
Huh ? Ce n'est pas un ynorien ?)
L'être arbore une lourde armure métallique, qui rend ses formes difficiles à cerner. Une épée large, d'une facture qui m'est inconnue, pend à sa ceinture. Son visage est assez étrange. De grands yeux d'une teinte vert pâle, une peau pêche, mais surtout un visage fin. Avec ses longs cheveux dorés retenus en une natte à l'ynorienne, j'ai du mal à déterminer s'il s'agit d'un homme fin ou d'une femme à carrure développée. A côté, mon mètre trente ne parait pas. La difficulté de connaître son genre s'accroit encore quand sa voix s'élève. Elle me parait trop grave pour être féminine, mais pas assez pour convenir à un homme.
"
Entrez et prenez place."
"
Tout de même !"
A peine oncle Masaya tente-t-il de franchir la porte à ma suite que le bras de la personne lui barre le passage.
"
Pas vous. Le shaakt seulement."
Par-dessus mon épaule, je vois le visage, pourtant calme de l'herboriste, se voiler d'une ombre.
"
Attention à tes paroles, grande brute. Si tu manques de respect à mon neveu, je..."
"
Oncle Masaya. "
Je lui adresse un signe de tête et un sourire calme. Bien entendu, être appelé par la race de mon père n'est pas habituel, mais je doute que cet humain ait eu la moindre pensée hostile. Même si mes cheveux n'ont pas la teinte neige de ceux de Père, j'ai tout de même une grande ressemblance avec lui.
"
Il n'y a pas de mal. "
Son visage s'apaise, affiche un bref instant un air de fierté, puis il fait demi-tour. Je ne sais pas s'il est allé s'asseoir dans la salle, le panneau coulissant étant refermé devant mes yeux avant. Suivant le geste de ce grand être blond, je me dirige vers un coussin épais face à moi. Je retire de mon dos l'arme de Père, puis m'agenouille et dépose la missive et le Fang Bian Chan devant moi. Je ferme un instant les yeux, cherchant à regagner un peu de calme avant que le maître des lieux n'arrive.
C'est presque serein que je perçois l'ouverture d'un panneau en papier de riz, un peu plus loin sur ma gauche. Je vais enfin savoir ce que l'on me veut.
~
Suite~