L’instructeur releva les yeux sur la jeune femme. Il marqua un temps de pause comme s’il tentait de se souvenir le pourquoi de sa présence dans son bureau avant qu’un éclair de reconnaissance ne s’y fasse.

- Oui. Oui, en effet. J’ai une tâche pour vous. La fille d’un tanneur de moindre importance dans le quartier pauvre a été retrouvée morte. Les hommes que j’enverrai habituellement sur ce genre de mission sont tous occupés, aussi c’est vous qui allez découvrir qui a tué cette femme. Le corps de la fille est à la morgue, vous y trouverez sans doute quelqu’un pour vous donner des informations sur la situation.

Il lança un regard à ses notes avant de poursuivre :

- La morgue se situe au sous-sol. Vous pouvez disposer.

Hild sortit alors de la pièce et ferma la porte derrière son passage. La nouvelle de cette mission l'étonna un court instant mais elle eut enfin la preuve qu'Oranan était avant tout une ville en guerre.

( Une tâche de sang dans cette ville trop propre... )

Les meurtres étaient monnaie courante à Omyre, cette mission éveilla alors en elle quelque chose de malheureusement familier. Le sang, la souffrance et la mort lui semblaient à ce moment là intimement liés à son destin maudit.
Elle amorça sa descente dans les escaliers, se demandant en quoi une pauvre fille de tanneur mériterait d'être tuée. La réponse était pour l'instant floue mais Hild savait d'expérience qu'un cadavre pouvait être bavard.
La milicienne se trouva alors devant la porte de la morgue et l'ouvrit avec curiosité.

- Ah, et n’oubliez pas votre insigne, apprentie, j’ai vu que vous ne la portiez pas, dit l’instructeur avant qu'elle ne parte en glissant un petit insigne métallique sur laquelle se trouvait le blason de la milice d’Oranan.

La morgue était une grande pièce aux murs de pierre dans lesquels étaient creusées de nombreuses alcôves de la taille d’un homme. Plusieurs d’entre elles étaient vides, mais dans certaines se trouvait la forme d’un être humain qu’un chaste linceul venait recouvrir. La pièce était fraîche et les rares torches aux ombres dansantes ne contribuaient guère à la réchauffer.

Au centre se trouvaient plusieurs tables accompagnées d’outils tranchants ou contondants qui devaient servir aux médecins en charge des morts, ce dernier se trouvait justement penchée au-dessus de l’une d’elles, un chiffon sanglant à la main qu’il grattait sur le bois traité pour en enlever les traces. Il releva les yeux à l’arrivée de la jeune femme et hocha la tête dans sa direction. Il s’agissait d’un soldat ynorien d’un certain rang si l’on se fiait à son uniforme de bonne facture, bien qu’il ne portât aucun galon. Son expression, si elle n’était pas avenante, n’en était pas dure pour autant, simplement professionnelle.



- Vous devez être la personne en charge de la récente défunte. On m’a dit que quelqu’un viendrait, la salua-t-il sobrement. Venez, elle se trouve ici.

Il indiqua à Hild la dernière table, tout au fond, sur laquelle reposait un corps lui aussi recouvert d’un linceul. Doucement, presque délicatement, le soldat découvrit la jeune femme. Il s’agissait d’une jeune ynorienne au visage rond, à la peau pâle et aux longs cheveux noirs, pas plus âgée que ne l’était Hild. En un autre temps elle avait dû être belle, mais son visage était tuméfié, bleuissant à certains endroits et son corps était couvert d’ecchymoses.

- La voici, finit par dire le soldat après avoir laissé un instant à Hild pour l’observer ou se remettre de cette vision. Elle s’appelait Tsuna et était la fille d’un tanneur des bas quartiers d’Oranan.

L’homme se tut et l’observa, attendant ses questions et ses demandes.

La fraîcheur de la pièce immense caressa la peau d'Hild, lui rappelant un moment le climat d'Omyre. Bien que ce lieu était dédié à la mort, il y régnait un respect du défunt et de sa dépouille, notion qui lui était totalement inconnue. Les corps ne formaient pas un énorme charnier purulent et nauséabond mais étaient entreposés avec soin dans les alcôves des murs.
Le milicien présent n'avait pas l'air des plus loquaces mais Hild sentit à sa gestuelle et sa stature qu'elle avait affaire à un véritable professionnel expérimenté. Elle lui suivit alors vers la table de la défunte.

A la vue du cadavre de la jeune ynorienne, Hild ne ressentit ni dégoût ni horreur. L'ancienne esclave qu'elle était ne comptait plus les dépouilles qu'elle avait pu voir. Elle fit le tour de la table afin d'observer plus précisément le corps, dont la peau anciennement d'un blanc de porcelaine était parsemé de tâches bleutées. Son visage quant à lui, était tellement gonflé qu'Hild se demanda comment elle avait pu être identifiée.

( Elle a dû être battue à mort. Une mort lente et douloureuse... )

Ce genre de traitement était familier à Hild, dont ses côtes se rappellaient encore. Même si ces blessures pouvaient être l'œuvre d'un seul homme, elle n'exclua pas l'existence de plusieurs ravisseurs.

( Qu'avais-tu de si spécial, Tsuna ? )

Hild observa encore un instant le corps de la défunte puis se tourna vers le milicien légiste.

" De quand date sa mort ? Présente-t-elle des lésions internes ? Ou avait elle quelque chose de particulier à son arrivée ? "

Le milicien jeta un regard presque peiné au corps meurtris de Tsuna, tout en répondant à Hild :

- La mort date de la nuit d’avant-hier à hier. Son père a d’abord signalé sa disparition et nous n’avons retrouvé le corps qu’hier, vers midi. Il semblerait qu’elle ait subit des hémorragies internes, mais… Et bien, c’est étrange, il semblerait que les coups qui lui aient été portés l’aient été très peu avant sa mort, voir juste après, et qu’ils ne soient pas à l’origine de son décès.

Il fit une pause durant laquelle il contourna le cadavre pour se mettre de l’autre côté de Hild et entreprit de retourner délicatement le corps de la jeune ynorienne. Il attira l’attention de la milicienne vers le trapèze du macchabée, non loin de sa clavicule. Il y avait là un petit trou en forme de cercle parfait, comme si l’on avait enfoncé un pic à glace de quelques millimètres.

- Ce trou. Je ne sais pas quelle arme a pu le faire, et s’il n’a pas pu causer sa mort, je pense qu’il a pu permettre l’entrée d’un poison dans son corps. Lorsqu’elle a été amenée ici, son corps été encore recroquevillé sur elle-même, comme si elle avait lutté contre une forte douleur.

Le milicien avait un physique rude, forgé par l'expérience et le temps. Sa carrure imposante en déstabiliserait plus d'un et ses larges mains briseraient facilement le cou d'un garzok adulte. Cependant, ses mouvements et ses manipulations n'étaient que délicatesse et douceur. Il était le gardien de cette pièce où la mort régnait et faisait en sorte que le repos éternel de ses patients reste paisible. Hild scrutait le moindre de ses mouvements avec intrigue. Encore personne n'avait montré autant d'attention et de bienveillance à un mort. La jeune femme se rappelait encore des cadavres jonchant les rues d'Omyre, foulés sans égards par la foule pestilentielle. Elle se souvint également avoir souhaiter leur condition que de subir encore et encore les sévices qu'on lui administrait. C'est par les manipulations minutieuses du légiste qu'Hild prit conscience que la mort n'était rien d'autre que ce que les humains en faisaient. A Omyre, la faucheuse paraissait pour elle comme le messager de sa liberté. Mais ici, dans cette pièce glacée, la mort n'était rien d'autre qu'une simple condition de l'être, qui devait être autant respecté que de son vivant.

Perdue dans ses réflexions, elle reprit rapidement ses esprits et écouta attentivement les réponses du milicien.
Lorsque le légiste lui montra le dos de la défunte, la cause de sa mort devint alors beaucoup plus sombre. Ce crime que la milicienne aurait pu qualifié de passionnel ou d'un règlement de compte au premier abord avait maintenant une dimension plus macabre et sadique.

Hild inspecta de plus près ce petit trou. L'auteur de cette œuvre connaissait son travail. Aucun dérapage autour de la cavité, seulement cet impact parfait. En effet, à cet endroit spécifique du corps, un si petit trou n'aurait pu causer la mort de la demoiselle. Tsuna avait été empoisonnée.
Selon les descriptions du milicien, Tsuna avait été retrouvée en position fœtale, crispée par la douleur. Le poison administré n'était donc pas destiné à la tuer dans un premier temps mais à la torturer. Il s'agissait de savoir si le destinataire de ce traitement était réellement Tsuna ou si elle n'était qu'un cobaye.

( À quel genre de monstre ai-je encore affaire...)

Peut-être que Hikar pourrait l'informer sur les poisons, lui qui connaissait si bien la strychnine.

Mais ce qui intriguait Hild était les blessures que Tsuna avait subies. Pourquoi la battre si le poison pouvait la tuer de lui même ? Nul besoin de se salir les mains. Cette partie était encore à éclaircir.

"Où sont les effets personnels de la victime ? ... De Tsuna ? "

Lorsque Hild s’enquit des effets personnels de Tsuna, le médecin alla sur l’une des tables et en sortit des vêtements qu’il lui tendit. Il s’agissait de vêtements ynoriens de facture simple. Ils étaient couverts de boue, mais voilà tout. La jeune femme pu également trouver un collier constitué d’un pendentif en argent en forme d’hirondelle accroché à un simple cordon de cuir. Il y avait également une petite bourse de quelques yus, presque vide. Rien d'autre n'avait été retrouvé sur le cadavre de la jeune décédée.

Le médecin tendit à Hild un papier avec deux adresses.

- Voici l’adresse de la boutique de son père et le lieu où elle a été retrouvée. Les deux ne sont pas très loin l’un de l’autre, dans les bas quartiers.

Les affaires que lui tendit le milicien n'apportèrent aucune information à Hild. Elle se demanda seulement comment Tsuna avait pu se faire parvenir cette merveilleuse petite chose qu'était son pendentif, qui semblait bien trop précieuse pour une jeune femme de son quartier. La milicienne prit soigneusement les affaires et les rangea dans sa besace.

Elle prit le papier que lui tendit le légiste, l'inspecta un instant puis adressa au milicien un regard accompagné d'un léger hochement de tête pour le remercier. Il lui répondit d'un hochement plus franc puis se remit à sa tâche. Hild se dirigea alors vers le chemin de la sortie, expulsant un peu de buée dans cette immense chambre froide.

Suite

La maison du père de Tsuna ne se démarquait en rien des autres maisons des bas quartiers, se parant des mêmes poutres vieillies, usées et dépourvues d’ornement qui auraient mérité une sérieuse remise en état. Elle s’étendait sur deux étages, le niveau inférieur étant destiné à la tannerie du père et le niveau supérieur aux habitations.

A l’intérieur de la tannerie se trouvait un vieil homme qui tenait un morceau de cuir entre ses mains sans cependant le travailler, le dos recourbé et le regard dans le vide avec un air de profond désespoir dépeint sur le visage. A l’entrée de Hild, il releva lentement les yeux, comme si plus rien n’avait d’importance.

- Vous venez pour ma fille, dit-il, des larmes dans la voix. Avez-vous découvert qui a… qui a fait ça ?

Doux retour sur Yuimen après avoir passé longtemps dehors. C'est bien sûr Astinor qui contrôle le corps, je n'imagine que trop bien la tête des miliciens en voyant débarquer une Garzok par un monde extérieur contrôlé en partie par Oaxaca pour tenter cette expérience. Le froid du fluide remplace la douce chaleur d'un bâtiment occupé par des humains.

Quand je sors de la pièce, je tombe nez à nez avec un garde qui me dévisage pendant quelques secondes, suffisamment longtemps pour agiter Astinor dont la patience n'est pas sa première qualité. Je sens la queue se mettre à battre tandis qu'elle cherche à contourner le milicien, dans un geste sans agressivité cependant.

"Qui êtes-vous et d'où venez-vous ?"
"Astinor, et j'viens d'Aliaénon."

Je n'ai jamais été présenté dans cette ville ni sous ce nom, ni sous cette forme. Je sens que ça va me compliquer l'affaire.

"Hum, il en manquait bien un dans ce qu'on m'a dit." bougonne le soldat, mais il continue à hésiter, ça se voit à ses sourcils qui se froncent.
"Mais ?" interroge Astinor qui commence à s'impatienter un poil.
"Mais j'attendais une Garzok à vrai dire. C'est ce qui m'a été rapporté."

Astinor me laisse le corps et dans une volée de poils noirs je laisse apparaître ma sale face de toute récente peau verte où je tente d'arranger un sourire dévoilant mes deux magnifiques canines. Le soldat doit faire preuve de toute sa maîtrise pour ne pas hurler et s'encourir, ce qui, il faut bien l'avouer, me fait franchement marrer.

"Lothindil, pour vous servir. C'était moi que vous attendiez, je suppose."

Le militaire n'a pas bougé, d'un seul centimètre, d'un seul cheveu. Il me regarde en clignant des yeux, manifestement déstabilisé par mon brusque changement de forme. Contente de mon petit effet, je m'approche de lui, lui tapote l'épaule et le double, passant à coté de lui, tant bien que mal. Ce n'est que quand je suis dans son dos, entrain de retrouver ma forme de femme panthère, qui sera plus discret dans les couloirs, qu'il se remet à bouger et m'adresse la parole :

"Attendez, prenez ce bon, il vous permettra de récupérer votre cheval, aux écuries de la ville."

Je me retourne et prends le morceau de papier, avant de remonter les couloirs en direction de la ville.

Passant enfin les portes de la milice, je salue les soldats plantons avec un petit fou-rire avant de me retrouver dans les rues, à nouveau libre.

Le passage spatial ne posa guère de souci, comme l'aller, le retour s'avérait être assez rapide et le voyage ne l'affecta que peu hormis une légère migraine. Lorsqu'il posa un pied sur le sol, il reconnut la cave où était enfermée bien secrètement, à l'abri des curieux, des comploteurs et des éventuels espions. Endar allait devoir faire son rapport à la reine et l'avertir des secrets de la milice oranienne et des possibilités que pouvaient leur permettre les portails, il était certain que son idée d'envahir d'autres mondes lui plairait assurément. Oaxaca envahissait les mondes pour y diffuser le chaos mais surtout son idéologie absurde et contre-productive: la liberté de tous les parias de tout faire sans restriction ne pouvait amener qu'au chaos, un chaos impossible à maîtriser et vide de sens. L'intendant Guroth était l'une des victimes de cette idéologie servant à maîtriser la masse en leur promettant une liberté totale d'action.

Violer, tuer sans but, massacrer tout ceux devant soi n'étaient pas des buts louables selon le shaakt, un système devait régir le tout et le système des shaakts était loin d'être inutile et vide de toute logique. Les plus fortes des matriarches se disputaient le pouvoir de régner sur la cité souterraine de Khonfas, cependant seulement les plus vicieuses pouvaient véritablement régir tout Khonfas et avoir une place au conseil où aucun mâle n'était admis. Il allait changer cette mentalité et prouver qu'il a plus que quiconque à Khonfas le droit d'y siéger. Le système matriarcale ou patriarcale ne permettait pas d'atteindre son objectif, celui d'élever son peuple et de le rendre beaucoup plus puissant, mieux entraîné qu'aujourd'hui.

Que s'était-il passé dans sa cité natale depuis deux ans à présent alors qu'il avait rejoint l'équipée et passé le portail à la recherche d'un moyen d'échapper à sa jeune sœur tyrannique et de revenir plus fort que jamais ? Y était-il arrivé ?

Il se sentait vidé sur Yuimen, la magie n'était plus la même, elle y était plus faible que sur Aliaénon et tout cela le perturbait. Des pensées pleines l'esprit, il ne remarqua la présence de miliciens ynoriens que lorsqu'ils le menacèrent de leur katana.

- C'est ainsi que vous accueillez un des sauveurs d'Aliaénon ?

Sa voix était menaçante, il n'avait pas de temps à perdre avec de misérables ynoriens, il devait faire son rapport et devait commencer à s'ériger dans la société shaakt de Khonfas sans tarder. C'est alors qu'il vit ses mains couverts par les gantelets fabriqués par les ouessiens et de facture ancienne, s'entourer d'un halo de magie. Sa main gauche était entourée d'une aura de feu, tandis que la droite était imprégnée de fluide obscur. De nouveaux fluides dans son corps ? Il ne sut pourquoi il les avait, peut-être était-ce la puissance magique qu'il avait subi après la défaite du Sans Visage ou la magie des dragons ou l'éveil magique qu'il avait subi. Il ne se souvenait pas en avoir ingéré, mais pourtant il sentait dans son corps le feu et l'ombre se joindre à ses autres fluides. Prenant conscience que les ynoriens allaient attaquer si ses fluides se manifestaient, il les enferma de nouveau dans son corps.

- J'ai déjà assez bataillé, nul besoin que vous me provoquiez avec vos armes !

Sitôt que sa langue claqua contre son palet, il passa devant les ynoriens d'un pas lourd, ses jambières de plate glacées le protégeant enfin avec efficacité et sortit à l'air libre en direction de l'aire d'atterrissage des Sindeldi. L'accueil allait être glacial et d'ailleurs les regards durs des passants étaient dardés sur sa personne, il s'en moquait, ni leurs vies ni leurs morts n'avaient de valeur à ses yeux.

~Auparavant~



Une sensation de léger vertige m'étreint, mais une nouvelle fois, il suffit que je cligne des yeux pour que le décor change. Ce n'est plus l'impressionnante tour abritant le passage vers Aliaénon. C'est le couloir donnant sur les cellules de la milice. Ma milice. Je suis donc rentré, enfin. Mais je n'ai pas le temps de soupirer que mon percheron me bouscule presque, soufflant sans retenue dans mon cou. De la main ne tenant pas les rênes, je cherche à lui faire respecter mon espace personnel, mais quelque chose la retient. Oui, des phalanges, liées entre elles par magie, et masquées à la vue par un épais gant. La main du semi-mort Azra, que je relâche rapidement. Nous avons traversé, inutile que je persiste dans ce contact. Et percevoir des os grinçants, même sous une couche protectrice, est quelque peu dérangeant. Cela me rappelle bien trop les adversaires squelettiques combattus dans l'arène d'Omyre.

Je me tourne toutefois vers lui et lui adresse un signe de tête. Non loin de nous, des bruits de pas. Un milicien semble escorter un prisonnier jusqu'à une geôle, et par curiosité, j'émerge de la pièce. J'ai fait erreur. Ce n'est pas un mais deux miliciens qui viennent de placer quelqu'un d'un peu trop joyeux, et dont les relents d'alcool sentent jusqu'à moi, en cellule. Si l'une des silhouettes ne me dit pas grand-chose, à peine une impression familière de visage aperçu à l'office, l'autre par contre m'éveille un sentiment de calme. La personne se tourne vers moi, et l'expression que je devine stoïque de mon grand ami Hidate se change en surprise. Il porte une armure plus sombre que dans mon souvenir, et la garde de ses katana est rehaussée d'un liseré doré dont je ne me souviens pas. Le maître d'arme me scrute un instant, figé.

"Je suis de retour, Hidate."

Mes paroles semblent le faire émerger de son état. Le gigantesque ynorien retire prestement son casque, révélant un faciès incrédule. Il s'avance lentement dans notre direction. Son regard rivé à ma forme, la détaillant sans discrétion, se faisant plus chaleureux à mesure qu'il progresse. C'est en ynorien traditionnel qu'il m'adresse ses premiers mots, avant de poursuivre en langue commune.

"Enfin se lève le voile de l'incertitude. Nombreux sont les visages inconnus qui t'ont précédé... Vous ont, Sergent D'Esh Elvohk."

Sur ces paroles, il s'incline respectueusement, ajoutant le geste militaire dû à son supérieur. J'ai malgré moi un petit sourire. Il fait exactement le même manège que lors de ma précédente montée en grade. C'est donc sans crainte que j'appose ma main libre contre son bras, lui signifiant sans un mot que je n'ai pas besoin d'une telle marque de respect. Il acquiesce, puis agrippe mon avant-bras de sa large paume, m'incitant à imiter son geste. Par contre, il me prend totalement au dépourvu en me donnant une accolade et en tapotant mon épaule. Je perçois son émotion, mais il est la personnification de mon peuple, et pas une trace de son émoi n'est visible.

Son regard sombre se porte bientôt vers Azra, qu'il scrute sans ménagement. Délaissant son geste amical, il porte son autre main à la garde de son katana. Suspicieux, alerte, ce qui est compréhensible vue la tenue sombre et dérangeante de l'arrivant, il a adopté une posture défensive que je lui connais bien. Le pouce dégainant la lame, prêt à la faire jaillir pour une frappe vive et précise. À son geste, je recule un peu, m'interposant sans précipitation entre eux.

"Azra, ou Lord Azraël, est sous ma protection pendant son séjour à Oranan. Nous avons combattu de concert dans cet autre monde. Il est par conséquent, et jusqu'à son départ, mon invité."

De longs instants s'écoulent sans que mon grand ami daigne baisser sa garde. Puis, comme s'il s'était remis à respirer, l'ynorien finit par rengainer sa lame et se redresser. Je sens dans son regard une interrogation, un doute, mais je fais au mieux pour le rassurer de la même façon. Dans mon dos, Ganko l'étalon piaffe, visiblement agacé d'être coincé entre des murs.

"Es-tu occupé, mon ami ?"

Signe négatif de tête. Je n'ai pas besoin de formuler ma demande que le milicien tend la main en direction des rênes et me les prend.

"Je compte rentrer directement à la boutique. Viendras-tu ?"

Hidate plisse un peu les yeux et une lueur tendre y prend place un court instant. Il se ressaisit vite et acquiesce. Il mène sans plus de paroles, mais non sans s'être planté de longues secondes face au semi-mort pour lui offrir un regard de défi, mon étalon vers l'autre sortie du couloir. Après tout, faire passer un cheval dans les bureaux n'est pas la meilleure des idées.

J'avise celui que j'ai connu avec de la chair sur les os et lui désigne le chemin de la tête. Arrivé à l'office, je me rends compte d'un regain d'activité, au point que la plupart de mes camarades n'ont pas le temps de s'intéresser à nous. Seul le gradé chargé des équipements me remarque, me salue, et me remet solennellement quelque chose. Un insigne. Mon nouvel insigne. Sergent... Je suis officiellement Sergent... Avec retenue, il me déclare ses félicitations puis s'incline respectueusement. Ma poitrine se serre un peu. Je n'ai cependant guère le temps d'échanger davantage avec lui, d'autres miliciens pressés passent dans les locaux.

Mes yeux violets s'assurent que mon protégé m'emboite le pas alors que j'émerge de l'office. J'ai hâte de rentrer, mais je fais de mon mieux pour contrôler mon expression.

Le voyage fut aussi doux que rapide, et Azra n'émergea que pour sentir une main glisser de la sienne. Ils étaient de retour à la milice d'Oranan... cela semblait une éternité... de fait, cela faisait une éternité. Il y a plus d'un an, il avait passé ce fluide, gamin à dos de loup de chair chargé de trahir les ynoriens. Il revenait en mort-vivant, ayant perdu son fidèle Ombos et combattu pour l'Ynorie.

Son regard rencontra celui de son compagnon d'arme involontaire, Kiyoheiki. Un semi-shaakt qu'il avait trahi et qui, pourtant, était prêt à l'assister. Il n'était pas le bienvenu à Oranan, malgré tous ses sacrifices. Au moins pas auprès des autorités.

D'ailleurs, deux ynoriens suspicieux s'approchèrent. L'un d'eux, Hidate, semblait connu de son compagnon qui lui assura l'hospitalité. Les coutumes des ynoriens étaient décidément aussi étranges que pratiques. Comme le dénommé Hidate lui laissait un regard digne d'un jouvenceau jouant les braves, Azra ricana :

« Ne soit pas jaloux, dans quelques décennies tout au plus, tu auras la même tête... »

Puis, il emboîta le pas de son compagnon qui allait récupérer sa monture tout en lui proposant de passer la nuit chez lui. La liche soupira :

« Je devrais vous suivre à pied... mon fidèle compagnon à moi est mort de ma négligence. Je suis très doué pour attirer les ennuis, et je ne voudrais pas vous en causer plus que je ne l'ai déjà fait. Je n'ai plus besoin de dormir, mais méditer un peu sans crainte de voir une foule brandissant des torches me tomber dessus serais plaisant. »

La rue se dévoilait devant eux, lumineuse et peuplée, comme si rien ne s'était passé... le destin était décidément bien étrange...

Un pas. Un seul petit pas qui sépare deux mondes. Un monde où la magie est omniprésente. Une brise caressant ma peau qui disparait peu à peu. En me concentrant fort, les yeux fermés, je ressens cette brise se transformer en un filet d'air qui circule dans une pièce trop grande. Une fine magie en moi qui traduit la faiblesse mais également le potentiel que j'ai.

"Monsieur ?"

J'ouvre les yeux, interrompu par le garde Ynorien qui m'observe, hésitant, brisant ma concentration et de ce fait la vision que j'ai de ma magie.

"Tout va bien ?"

Il me regarde maintenant d'un air inquiet. Je lui adresse un sourire rassurant.

"Oui, tout va très bien."

Il reprend une posture plus assuré, droite, militaire, tout comme son ton.

"Bienvenue à Oranan monsieur. Je vais vous raccompagner vers la sortie."

"Je vous suis."

Il m'indique d'un geste la direction à prendre, m'invitant à sortir de la salle du fluide.

Nous remontons alors les mêmes escaliers que j'ai descendus il y a plus d'un an, arpentons les mêmes couloirs pour enfin apercevoir les portes qui nous mènent vers l'extérieur.

C’est une brise nocturne qui m’accueille, plutôt agréable, un air de bienvenue qui fait voleter mes cheveux découverts.

Je me sens à l’aise, rassuré, de bonne humeur comme si je venais de me réveiller après une longue nuit de sommeil, au chaud dans mon lit, dans ma maison.

Dans la rue, malgré l’heure qui devait être tardive , Ynoriens et Ynoriennes par dizaines admiraient le ciel.

Au-dessus de nos têtes, un spectacle que je n’avais jamais aperçu. Des lumières vertes ondulaient, dansaient, recouvrant l’obscurité de magnifiques sillons qui serpentaient dans les rues d’Oranan.

Les enfants s’extasiaient, jouaient à sauter par-dessus les lignes de couleurs qui parcouraient les pavés. Des adultes s’émerveillaient, d’autres semblaient plus inquiets et d’autres encore joignaient les mains et psalmodiaient discrètement ou à voix hautes rendant les allées bien bruyantes.

Le garde s’adresse alors à moi en observant lui aussi le ciel, le ton neutre, ni admiratif ni inquiet.

" Ca fait quelques temps que les nuits sont ainsi. Des voyageurs nous ont dit qu’ils n’avaient vu ce spectacle qu’en Nosveris et qu’il était étrange d’en voir par ici. Certains disent que c’est de mauvaise augure, d’autres que c’est annonciateur de bonnes nouvelles ou un message des dieux. J’ignore quoi en penser mais si ça ne s’arrête pas je crains qu’on se retrouve à devoir gérer des illuminés qui verraient ça comme un signe de fin du monde. Pour l’instant, ça nous rend service. L’éclairage et la foule dehors fait qu’on a une baisse étonnante de délits mais faut voir si la tendance s’inverse pas. Et vous, qu’en pensez-vous à première vue ? "

Le nez en l’air, les yeux brillants, le sourire jusqu’aux oreilles, je lui réponds.

" Moi, je pense juste que c’est beau. "

J’entends un léger rire, rapidement étouffé par un sérieux militaire.

" Vous avez raison, c’est beau. Merci encore pour tout monsieur, je vous souhaite bonne route. "

Je baisse mon regard vers lui.

" Merci mon gars, bonne soirée. "

Il me salue, se tourne et retourne dans la milice, me laissant avec les badauds émerveillés auxquels je me joins. Je joue avec les enfants, partage mon admiration avec de belles Ynoriennes, écoute les craintes des plus inquiets, rassure les plus inquiètes, approche pour entendre les prières.

Je croise un homme qui observe avec une certaine attention le ciel. Un peu à l’écart, vêtu d’une robe et d’un grand chapeau gris coiffant de longs cheveux blancs, appuyé sur un bâton. Son regard est pointé vers le haut, son nez froncé, sa bouche s’agitant dans une barbe touffu, la remuant comme un buisson au gré du vent.

Je m’approche de lui, curieux mais avant que je sois devant lui, celui-ci baisse subitement les yeux vers moi, me fixant à travers la foule. Je lui souris mais il garde un air sceptique au fur et à mesure que je m’approche. Une fois à portée de voix, il ouvre la bouche, m’adressant la parole d’une voix grave, ferme mais courtoise.

" Pour quels raisons un sauveur d’Aliaénon s’intéresse-t-il à un vieil homme plutôt qu’aux aurores boréales qui strient le ciel d’Ynorie ? "

" Des aurores boréales, c’est comme ça que ça s’appelle ? "

" Oui. C’est un phénomène naturel qui généralement n’a lieu que bien plus au nord d’ici. "

" C’est parce que c’est inhabituelle que vous faites cette tête ? "

Son visage ridé se fendille d’un sourire aux dents blanches.

" Oui, en parti. C’est également parce que ces aurores s’accompagnent d’autres choses. Certaines espèces se comportent étrangement, sont plus agités et ceci partout dans le monde. "

" Comment vous le savez ? "

" Mon devoir est d’observer et de comprendre. "

" Et que comprenez-vous ? "

" Que ce n’est pas un simple phénomène sans importance. Quelque chose est en train de se passer, de changer. En bien ou en mal ? Il est trop tôt pour le dire. Mais vous devriez rester prudent pendant votre voyage pour rentrer chez vous, le temps que ces aurores illuminent notre ciel. "

Je l’observe, étonné, tandis que ses yeux se lèvent à nouveaux.

" Comment vous savez que ... "

Mais je n’ai pas le temps de terminer qu’il me coupe la parole brusquement bien que toujours avec ce ton courtois.

" Tout le monde sait, Xël de Kendra Kar. Vous n’êtes plus un inconnu aux yeux du monde à présent. Profitez du spectacle, quoi qu’il arrive il ne durera pas éternellement. "

A nouveau, il sourit et alors que je m’apprête à lui répondre un groupe de personne passe devant moi et à ma grande surprise, durant ce court laps de temps, le vieil homme avait disparu.