Je fermai un instant les yeux alors que nous traversions un ponton de bois juché au-dessus de futaies sauvages aux fleurs abondantes et aux mousses riches et vertes, parcourues d’insectes crissant de leurs élytres stridulatoires ; grillons, sauterelles et autres lucanes et cétoines colorées. Cette fraicheur omniprésente avait une teinte spéciale, que je me mis en tête de scruter de mes sens ouverts. Car outre cette reverdie constante et omniprésente dans cette verte cité de Cuilnen, un parfum plus ancien inondait ici les lieux, sentiment d’une âme ancienne résidant dans la terre, dans le bois sec et dur, séculaire. Cet endroit était vieux, très vieux. Témoin de la grandeur des elfes d’antan, les premiers elfes, qui portèrent haut les couleurs chatoyantes de la première Reine Blanche, Nestyr Tawarist en créant en son souvenir et son honneur ce qui deviendrait la capitale de leur Royaume, siège de leur pouvoir éternel : Cuilnen d’Anorfain.

Je ne rouvris les yeux que pour voir Almavendë se détourner de notre voie pour rebrousser chemin, soupirant de plus belle, d’une impatience marquée par sa jeunesse. Elle avait beau être plus âgée que ma propre enveloppe charnelle, elle ne partageait sans doute pas la sagesse et le besoin de recueil, de souvenir et de nostalgie d’une âme ancienne comme la mienne. Je ne pouvais lui en vouloir : je la retrouverais sans doute bien vite, une fois mes achats effectués. Sans plus tarder, laissant ma main à la peau plus noire que la nuit glisser sur ce bois ancestral, je traversai le ponton qui me séparait encore du Belvédère des Marchands pour m’y présenter, sous les regards curieux des quelques elfes présents.

L’endroit ne devait pas être souvent parcouru, car je semblais le seul client, pour l’heure. Les regards posés sur moi étaient ceux des marchands, au nombre de quatre. Quatre elfes qui se ressemblaient, faisant sans aucun doute possible partie de la même tribu, de la même famille, du même sang. À l’exception près, peut-être, du seul mâle du quatuor, plus courtaud et trapu que ses semblables féminines, véritables clichés générationnels des différents stades de vie d’hiniones de Cuilnen. La première qui attira mon regard était la plus âgée, se balançant paisiblement sur un fauteuil. Face à l’entrée du belvédère, elle me scrutait de deux yeux tellement pâles qu’on l’eut dite aveugle. L’argent de ses cheveux, fins et tressés, signifiait son âge avancé, comme les ridules légères marquant son visage toujours noble. Il était rare de constater sur le visage d’un elfe les affres du temps qui passe. Pourtant, chez cette vieille elfe, c’était l’évidence même, malgré une stature toujours altière. Ses yeux scrutateurs se posèrent sur moi avec circonspection et méfiance. Presqu’aussitôt, ses lèvres se mirent à bouger, et sa voix fanée résonna, unique bruit dans cet endroit paisible et reculé de la verte cité.

« Tardive est l’heure où Feäsairon réapparait parmi les siens, auréolé de ténèbres et marqué d’un visage à l’ascendance mêlée de tout le sombre de ce monde. Tu as traîné, esprit ancien. »

Curieux, je regardai à ma droite, où un couple d’elfes soupirait son ennui de voir l’ancienne déblatérer de nouvelles inepties séniles. La dame du couple prit la parole pour me rassurer :

« Ne craignez pas ses dires, étranger. Elle est bien inoffensive. Approchez donc, et voyez ce qui peut vous intéresser. »

Elle et celui qui semblait être son époux se tenaient tous deux devant des étals chargés, pour l’un, d’habits fins elfiques, cousus de fils d’or et de précieuses pierres issues de la terre forestière, ambre et agates au vert profond, et tout une collection de médiums magiques pour l’autre, allant du bâton de mage de bois tortueux, servant tant d’appui que d’arme, à l’orbe précieux des sorciers sédentaires qui le manient malgré sa fragilité. Je n’avais guère besoin de tout ça : c’étaient de mes doigts que je tirais mes sortilèges, et la maigre puissance magique devait être augmentée de fluides pour être réellement efficace. Je déclinai l’offre de la tête, me tournant vers la plus âgée, qui malgré sa sénilité déclarée m’apparaissait comme plus sympathique que sa fille et son gendre. Car là où ils virent en moi un étranger, elle m’appela par un nom elfique qui m’incluait dans leur histoire : Esprit Sage. Feäsairon. Savait-elle qui j’étais, au plus profond de moi-même ? Ses yeux aveugles à l’antique sagesse pouvaient-ils voir par-delà la chair qui me composait ? Un mystère qui resterait entier, pour l’instant, car elle n’offrait pas de marchandises qui m’intéressaient.

Ce fut ainsi que je me tournai vers la dernière représentante elfique du belvédère, la plus jeune des quatre, et aussi la mieux vêtue. Coquette, elle n’avait pas détourné le regard de son miroir, dans lequel elle mirait ses traits délicats, ajustant les boucles savamment achalandées de sa dorée chevelure. Ses yeux smaragdins étaient fixés sur ses traits certes juvéniles, mais d’une élégance toute noble, à l’effet garantis par les riches étoffes dont elle était vêtue. À ses côtés, vieux grimoires et rouleaux de parchemins anciens, fioles contenant liquides colorés : potions et poisons, antidotes et onguents. Une chose attira mon regard, toutefois : de petites ampoules de verre hermétiquement closes, et arborant des contenus de couleurs diverses et intenses. Des fluides.

Saluant l’aînée d’un signe cordial de la tête, mais sans prononcer un mot, j’approchai de sa petite fille pour enfin attirer son regard. Celui-ci, sitôt que j’apparus dans son angle de vue, se fit hautain et méprisant. De biais, elle me toisa de pied en cap, ne pouvant empêcher son visage de se parer d’une expression écœurée. Loin de lui en tenir rigueur, je savais pertinemment que mes traits étaient loin des goûts de l’esthétique hinione, et je n’étais pas ici pour la séduire. Passant outre son air déconfit, je pris la parole pour prendre commande de mes achats probables.

« Je suis intéressé par l’acquisition de quatre de ces petites ampoules de fluide que vous avez là. Deux de foudre, et deux de glace, s’il vous est loisible de m’en fournir. »

Je déposai face à elle l’ensemble de mes économies, les seules richesses qui me restaient encore de cette vie, et rendues heureusement à mes soins par la garde régine suite à ma libération des geôles de Mbando. Pas loin de deux cent yus. Une fortune, en vérité, mais dont l’utilité n’était que faible comparée à celle de la puissance que j’allais acquérir par l’absorption de ces fluides. Pas loin du montant cité, certes, mais je craignais que cela ne suffise pas à payer ce que je lui commandais. Afin de prendre de court toute suspiçion de malhonnêteté à mon égard, je dévoilai en m’inclinant le pendentif que m’avait donné la Reine Thelenwen pour prouver la véracité de mon amitié au peuple hinion de Cuilnen, et la confiance de son absolue majesté. Ainsi penché en une polie révérence, j’attendis la réponse de la jeune marchande.

Pragmatique, matérialiste, peut-être même, la jeune elfe blanche ne tarda pas à m’annoncer le prix exact de ma commande. Deux cent yus. Je n’étais pas sans ignorer le coût élevé de ces rares denrées, apanages des puissants mages. Ceux que j’avais récoltés là, ces quatre maigres fioles, étaient bien pâles comparées à la puissance d’un fluide intégral, unité complète de puissance magique, possédée seulement par les plus grands. Sans doute avais-je été possesseur d’une si grande puissance, dans une vie passée. Mais ce corps-ci ne faisait que s’éveiller à la magie. Une magie dont je ne connaissais rien, en prime. Et l’absorption de ces parties de fluides sera déjà elle-même complexe à gérer. Je le sais. Je le sens. Jamais ce corps bâtardé n’aura subi de tel traumatisme en plus d’une centaine d’années d’existence.

Mais les obstacles n’étaient pas encore franchis pour affronter cette difficulté. Et le premier se présenta sous la forme d’un matérialisme patenté, lorsqu’après le compte de toute ma monnaie, la jeune elfe trancha d’une voix dérangée qu’il manquait au compte de mes rétributions un yu. Un pauvre yu, unique piécette m’éloignant du compte intégral de cet achat pourtant nécessaire. J’avais beau avoir la mine noire, elle s’assombrit davantage à l’écoute de cette phrase. Par chance, un regard plus prononcé de la commerçante sur le médaillon que je portais en évidence sur mon poitrail la fit hésiter un instant. Un gouffre, une faille dans laquelle je m’immisçai avec opportunisme, n’ayant pas raté ce détail.

« Vous avez ma parole, au nom de votre somptueuse Reine, qu’il vous sera rendu au centuple, ce yu dont vous pourriez me faire don. »

Difficile pour une elfe de croire un être aussi noir que moi. Pourtant, elle dut bien croire celui qui portait la marque régine d’une amitié déclarée. Non sans se faire violence, elle finit par accepter, de mauvaise grâce, et me tendit les fioles. Je les empochai avant qu’elle n’ait pu se raviser sur sa hâtive décision, et assurai qu’elle ne me coupe pas d’une remarque acerbe en la remerciant formellement.

« Sitôt que je serai rentré de ma mission, noble demoiselle de la caste marchande, je paierai mon dû avec ses intérêts. à travers les contrées, et par-delà vos frontières, je vanterai votre bonté, Ustrïng Llafaîte’d. »

Elle n’était pas dupe, mais la formule eut le bon sens de lui arracher un sourire. Fier de cette subtile diversion, je la saluai d’un signe de tête avant de faire volte-face pour revenir sur mes pas. J’avais retrouvé, perdu dans ma mémoire, le nom de cette glorieuse famille marchande s’attachant au Belvédère de Cuilnen en souvenir d’une époque plus faste. Les derniers marchands-nobles de la Grande Cuilnen, caste aujourd’hui presque éteinte.

J’allais pour les laisser, quand leur aînée, avide de paroles obscures, m’apostropha de loin. Sa voix résonna dans mon dos en arrachant un frisson désagréable à mon échine.

« Si tu pars, Feäsairon, comme autrefois, nul n’assure que tu reviendras. Car tes proches d’alors ne veillent plus sur toi. Le sang qui est le tien ne coule, cette fois, qu’en toi. Et près d’une ville des Hommes se trouvera ta rédemption. »

Une énigme, une fois de plus. Et de nouveau, cette appellation. Feäsairon. L’esprit sage. Je me tournai un instant vers elle, mais son regard terne s’était déjà perdu dans les pensées qui habitaient son esprit ancien et torturé. Même si sa fille et son gendre avaient assuré qu’il ne fallait pas prendre en compte les mots qui sortaient de sa bouche, je n’avais d’autre choix que de les imprimer comme prophétiques. Elle semblait vraiment me connaître, savoir qui j’étais. Qui j’avais été, aussi, peut-être. Esprit sage. Cette vieille elfe en savait plus qu’elle ne voulait en dire, et ses prédictions me faisaient froid dans le dos. Une trahison des miens ? La rédemption chez les humains ? Cela n’avait aucun sens, pour moi.

J’allais vite comprendre, cependant, qu’elle ne se trompait pas.