Prologue : révolution
Fille de dignitaires modestes d'une bourgade de la montagne anorfaine, Haple ne manqua de rien étant enfant, si ce n'est peut-être d'une relation intime avec ses géniteurs. A leurs yeux, leur rôle parental se limitait à l'inciter à étudier les disciplines qui lui permettraient un jour de perpétuer leur rôle dans la vie de la cité. Seulement, la fillette ne montrait aucune disposition pour le calcul, l'écriture ou encore la lecture, n'ayant guère acquis que de maigres rudiments. Et si elle semblait satisfaire ses maîtres de musique et d'histoire, la réciproque n'était pas vraie. En effet, la petite enfant ne voyait pas l'intérêt de s'enfermer dans une salle silencieuse alors que le roulis des pierres chantait dans le torrent. Pas plus qu'elle ne comprenait le recours à des livres d'Histoire surannés quand nombre de voyageurs sur la route de Cuilnen déballaient leurs bagages dans l'auberge et leurs récits dans les oreilles des locaux.
Non, aux yeux des autres, Haple était une élève revêche et une enfant difficile. Si bien qu'avec l'échéance de l'apprentissage s'approchant, ses parents se préoccupaient pour son avenir. Ils avaient naturellement une préférence pour qu'elle reprenne le flambeau de la politique mais ne se faisaient guère d'illusions. Ce qui les perturbait plus était le dédain apparent de leur descendante pour les principes fondateurs de leur communauté : constance et devoir. Par conséquent, il redoutait qu'elle n'y trouve pas sa place faute de vouloir s'intégrer et ne devienne par la force des choses une paria. De son côté, l'adolescente bourgeonnante tentait par tous les moyens d'éviter toute conversation sur son avenir. La seule perspective de l'apprentissage lui faisait froid dans le dos. Un froid de mort, comme si cette étape marquait le début d'une vie qui paradoxalement, d'une manière qu'elle ne parvenait pas à expliquer, était réellement...et bien, une mort.
L'évènement qui confirmerait les craintes de notre héroïne devait survenir au cours de sa trente neuxième année. On la réveilla en pleine nuit pour lui annoncer qu'il fallait qu'elle s'habille... et qu'elle s'habille "chaudement", c'est-à-dire avec sa veste de lin. Et, une fois fait, on la conduisit à l'extérieur du domaine familial, où l'attendaient non seulement ses frères et soeurs, ce qui était étrange en soi puisqu'ils étaient tous bien plus âgés qu'elle et ne vivaient plus sous leur toit, mais également une charrette contenant un bloc de glace finement ciselé de deux mètre de long. Interloquée, Haple s'était alors retournée à l'approche de sa mère, un regard interrogateur plaqué sur ses yeux ensommeillés.
"
C'est ton père", répondit celle-ci en désignant le cercueil de givre par cette stoïque formule, "
mettons nous en route, le chemin est long et l'aube approche".
Et Haple emboita le pas à sa mère tout en notant avec intérêt que la nouvelle ne l'affectait pas outre mesure. Ses parents étaient toujours restés distants et froids vis-à-vis de la petite rebelle et les liens qui les unissaient étaient essentiellement formels. Sur cette pensée, s'ébranla le cortège composé de la veuve, de son défunt époux, de leur progéniture et des chevaux de trait.
...
Leur chemin traversait un à un les villages montagnards annihilés par les esclavagistes Shaakts et incursions Garzoks, et des heures durant, il leur fallut supporter le cahotement de la charette sur ces voies abandonnées. La benjamine, elle, ne semblait aucunement incommodée par la rudesse du voyage et tombait régulièrement endormie, bercée par la rugueuse mélodie des fers de roues sur les pierres, avant de rouvrir des yeux perdus sur un paysage de montagne de plus en plus enneigé. Un songe persistant la prenait chaque fois qu'elle s'endormait au cours duquel un objet rectangulaire, sombre, se rapprochait à vitesse constante, flottant vers elle au dessus d'un désert stérile s'étendant à perte de vue. Et d'un rêve au suivant, il progressait toujours un peu plus vers elle. Si bien que finalement pouvaient être distingués des lignes, des inscriptions, gravées dans ce qui étaient une tablette de pierre. Et, elle se rapprochait, encore, encore, et encore. Un sentiment de panique teinta soudain le rêve : la stelle occupait desormais la quasi totalité de l'espace et bientôt la rêveuse serait oblitérée vivante sous le message horrifique qu'elle y discernait désormais :
HAPLEHAPLEHAPLEHAPLEHAPLE"
ple...Haple, venez, hâtez vous, nous y sommes mais l'aube pointe déjà"
S'en suivit un cérémoniel pompeux, comme seuls les Hinïons peuvent en inventer. On rappela que ces montagnes avaient vu naître le défunt lorsque l'astre solaire eut franchi les sommets orientaux. On énuméra les accomplissements de sa vie : il avait mené la politique de... et l'attention de l'enfant s'égara, préférant observer les alentours spectaculaires. Des hauteurs où ils étaient parvenus, les neiges éternelles semblaient à portée de main et des glaciers translucides s'étalaient sur tout le flanc de la montagne comme si le ciel azur, au contact de la roche et de la glace, s'était solidifié en coulures bleutées. A leur altitude cependant, quelques brins d'herbes éparses perçaient le manteau d'hiver anorfain et Haple écoutait avec enchantement le crépitement des cristaux de neige sous la chaleur du soleil montant. Subrepticement, la petite tenta de s'esquiver à reculons pour échapper à la litanie funéraire et poursuivre son exploration naturaliste. Un pincement de lèvre de sa mère l'informa que la tentative n'était pas passée inaperçue de tous mais celle-ci ne fit pas un geste pour arrêter l'enfant.
...
De longues heures plus tard, alors qu'une lumière crépusculaire donnait vie aux nuages vaporeux qui s'étiraient dans le ciel du soir, on poussa enfin le cercueil de glace jusqu'à une fosse afin de l'enfouir dans l'étreinte gelée de la Terre. La boucle était bouclée. On pouvait désormais passer à autre chose pour autant que la petite était concernée.
"
Et maintenant?" dit-elle avec flegme à l'attention de sa mère,une fois revenue dans le groupe.
"
Maintenant, on fait le deuil et ensuite... on reprend notre quotidien, ainsi que notre conversation sur ton apprentissage. Il n'est plus question de se dérober dorénavant; il te faut prendre ta place dans le monde, prendre la place de ton père" ajouta-t-elle solennellement avant de poursuivre sur un monologue moralisateur.
Et ce fut là la croisée des chemins pour Haple et les siens. Et plus un mot prononcé par cette femme creuse qui fut sa mère ne lui parvint à travers le bouleversement émotionnel qu'elle traversait. La compréhension soudaine de son angoisse, de ce tumulte qu'elle avait abrité, contenu et étouffé durant ces dernières décennies, enfin, creva la surface de son stoïcisme elfique comme un volcan en éruption. Et, ceux qui se tenaient à portée allaient se noyer dans les cendres de sa fureur! De quel droit se permettaient-ils d'arbitrer son avenir?! Quelle légitimité avaient-ils pour décider de la donner en offrande à l'autel du Temps?! Toute elfe qu'elle était, l'enfant ne se fondrait pas dans le cycle des générations. Elle vivrait SA vie et pas celle de ceux avant elle, ni celle de ceux qui la suivrait! Sa rage grondait dans ses entrailles, toujours plus forte, à mesure que ses convictions implacables grandissaient. (
Qu'elle s'étouffe avec ses principes !) Et, sa mère en réponse à l'évidente révolte de l'enfant lançait dorénavant ses invectives dans une pluie de grêles jusqu'à ce que, soudain, elle en perdit la voie. Elle-même surprise, celle-ci porta une main à sa gorge avec fébrilité. Puis, soudain, ses vêtements rafinés prirent une teinte maronâtre et une couche de fange se forma sur le noble visage de la matriarche comme si le liquide boueux suintait par tous ses pores. Alors ses yeux affolés, d'où perlaient désormais des larmes de boue, se fixèrent sur le regard d'acier de sa plus jeune fille qui la dardait avec une insistance vibrante. Et un éclair de lucidité frappa l'ensemble des protagonistes : la mère, qui recula d'un pas chancelant, sous le coup de l'effroi, aussi bien que les soeurs qui criaient, effarées, "
C'est elle, c'est la petite", et les frères qui s'élancèrent d'un même geste porter assistance à leur mère et immobiliser leur benjamine. Mais il était trop tard : le tombeau de terre et de neige de leur père s'ouvrait juste derrière, invitant leur dernier parent. Et, perdant l'équilibre sous le poid de la boue qui entravait ses mouvements, la veuve Mitrium partit rejoindre son mari dans le sommeil éternel, tombant à la renverse dans la fosse, la tête en avant et les mains tendues vers le visage farouche de son enfant. L'instant suivant, sa nuque était courbée d'une manière qui aurait presque pu évoquer une position de tendre repos sur l'épaule givrée du cercueil...si l'angle qu'elle faisait n'était pas aussi contre nature et les traits faciaux de l'accidentée n'étaient figés dans une expression de terreur grotesque.
Plaquée face contre terre, écrasée sous le poids de l'un de ses frères, Haple se noyait dans la neige, et sa fureur avec. Elle avait la froide satisfaction d'être parvenue à ses fins : si elle n'avait pas nécessairement souhaité provoquer la mort, en tuant sa mère elle s'était irrémédiablement déroutée de la voie que la roue du destin avait tracée pour elle en Anorfain. Tirée sans ménagement par les cheveux et remise sur pied, la fillette fit face à son tribunal improvisé avec une sérénité retrouvée. On tenta de lui trouver des excuses. C'était un coup de sang, un accident. Mais à chaque fois, qu'un frère ou une soeur lui tendait la main du pardon, la petite s'en détournait. Il n'y avait pas de retour possible ; elle n'en voulait pas. Choqués par l'absence de remords, effrayés par la révélation d'une magie regardée dans cette famille avec méfiance et peinés par le sevrage volontaire de l'enfant, les jurys nouvellement orphelins votèrent pour le bannissement. Que son sort soit décidé par les Dieux, tranchèrent-ils. N'avaient-ils donc pas compris?! Son sort lui appartenait. Elle s'était rendu maîtresse de son destin en détruisant ses origines et tournant le dos à son avenir. Et, tournant également les talons aux fantômes de son ancienne vie, une ivresse exaltante s'empara de l'enfant elfe. Des sommets à gravir s'élançaient au-dessus de sa tête. Des forêts à franchir s'étendaient devant elle. Et au loin, des villes à parcourir s'offraient à elle, et des mers à traverser et des villes encore. Oui, elle irait au Sud, mais tout d'abord elle explorerait le royaume des Thorkins. Parce que l'envie lui prenait; et non pas parce qu'elle était l'un des rouages du Grand Oeuvre. Du moins le croyait-elle...douce enfant.