La garzok me trimballe comme un vulgaire sac de légumes à travers le campement. Elle a eu la bonne idée de me foutre la tête vers l'arrière alors j'ai aucune idée de où on va, mais je peux voir des regards scrutateurs nous suivre. Mais moi aussi je dois m'avouer curieux, parce que ses paires d'yeux appartiennent autant à des orcs, qu'à des humains, qu'à ce que je suppose être des shaakts. Je n'ai pas vraiment l'occasion de pousser plus mon inspection cependant, lever la tête dans cette position demande un certain effort, et si je suis dans cette position c'est justement parce que je manque de l'énergie nécessaire pour ce genre de choses. En plus, on tarde pas à sortir du dédale de tentes pour arriver à une zone un peu moins fréquentée, quoiqu'elle semble encore être dans le campement si j'en crois les visions qui s'offrent à mois à ma gauche et à ma droite. Finalement la garzok s'arrête et j'entends le bruit d'une toile de tente qui se soulève. Un pas plus tard, nous voilà dans la pénombre d'un chapiteau uniquement éclairé par quelques torchères. Et la voilà qui me lâche, sans aucune douceur. Je glisse de son épaule avant de m'éclater contre le sol, sur le dos, à l'angle idéal pour avoir pour la seconde fois de la soirée la vue dérangeante de ses parties les plus intimes. Après quelques gémissements je trouve la force de me retourner pour dégager mes yeux de ce spectacle troublant, et mon regard se pose finalement sur le visage d'une femme d'un âge plus que mûr qui me regarde avec un sourcil levé en signe d'interrogation.
« Qu'est-ce que c'est que ça, Bru'Gaf ? » demande-t-elle.
« Je l'ai trouvé inconscient à quelques centaines de mètres du camp, » s'explique la garzok.
« Ca ne me dit pas pourquoi tu me l'as amené jusqu'ici, » insiste la vieille femme.
« Je préfère le laisser t'expliquer la raison de sa présence. »
Je fais un effort pour me redresser, non sans difficulté, jusqu'à me tenir droit face à celle que je suppose être Daëlle. Non, en fait je sais que c'est elle. Ca ne peut être qu'elle. Elle doit avoir la cinquantaine, ce qui concorde avec les histoires de Rog'Ka, et puis... Et puis quel charisme, quelle prestance... Quelle présence. Tout comme Bru'Gaf, elle a perdu son œil gauche, qui est recouvert d'un voile blanc, mais c'est visiblement à la suite d'une blessure pour elle, au vu des deux longues taillades qui lui barrent le visage à cet endroit. Son autre œil, perçant, implacable, est noisette, et j'ai l'impression qu'il sonde jusqu'aux tréfonds de mon âme. Sa crinière, jadis châtain, maintenant parcourue de nombreux cheveux blancs, est nouée à l'arrière en une coiffure à la fois stricte et élégante. Son visage est fermé et arbore de nombreuses rides, mais d'un seul regard on devine la magnifique femme qu'elle était. En fait elle est encore très belle, à sa manière. Et son armure métallique parée de fourrure et d'épaulettes à tête de lionne ne fait qu'accentuer son aura... héroïque. En une seconde je suis subjugué, intimidé, effrayé et conquis.
« Tu comptes me dire pourquoi t'es là un jour ou t'as décidé de me reluquer jusqu'à ce que je te foute mon poing dans la gueule ? » fait-elle après quelques secondes de silence.
Je rougis alors que la garzok derrière moi ricane doucement, mais reprends vite contenance : je ne peux pas passer pour le dernier des abrutis devant elle, elle est ma dernière chance de me rendre utile dans la guerre contre Kendra Kâr. Ma dernière chance de tuer de ces connards par dizaines.
« Je viens pour m'engager, » fais-je en relevant la tête.
Sous les coups de la fatigue et du stress, je sens mes jambes trembler doucement, prête à me lâcher à tout instant.
« T'engager ? » répète-t-elle en levant un sourcil.
J'ai l'impression d'avoir déjà vécu cette scène il y a peu. Sauf qu'au lieu de se payer ma tronche comme Rog'Ka quelques jours plus tôt, elle se contente de me foutre un coup de botte dans le tibia, me faisant lamentablement chuter au sol dans un gémissement de douleur.
« Et qu'est-ce que je ferais d'un bon à rien qui tient pas sur ses jambes et qui a les bras moins épais que le manche de nos épées ? »
Je rassemble mes forces pour tenter de me lever de nouveau pour lui faire face, mais voyant mes efforts elle appuie son pied contre mon épaule et me plaque au sol, tout en croisant les bras avec nonchalance.
« A la limite si tu veux vraiment participer à l'effort de guerre je peux te donner à bouffer aux loups. »
Je tente de déloger mon pied de mon torse mais mes forces sont insuffisantes, et elle finit par mettre son poids sur sa jambe pour me mater par la douleur. Je retiens un grognement mais m'avoue vaincu, laissant mes bras retomber le long de mon corps.
« Allez, je vais te faire une fleur, » continue Daëlle. « Si tu te casses maintenant je te les lâche pas au cul. T'as trente secondes pour te décider, sinon tu m'économises un peu de sanglier pour la soirée. »
A cette déclaration, elle retire sa botte de mon torse, me laissant l'occasion de me relever. Elle doit s'attendre à ce que je parte, hein ? Elle se fourre le doigt dans l’œil : je suis venu ici pour m'engager, je repartirai pas comme ça, j'abandonnerai pas à la première menace, merde ! Derrière moi, je croise brièvement le regard de Bru'Gaf. Elle m'adresse un sourire que j'ai du mal à identifier. On dirait que... Qu'elle attend quelque chose de moi.
« Vingt secondes, » fait Daëlle. « Vu le temps que tu fous pour te lever je commencerais dès maintenant si j'étais toi. »
Suivant son conseil, je roule sur moi-même pour me retrouver à plat ventre et mieux m'aider de mes bras et utilise les dernières miettes de force que j'ai en stock pour me remettre sur mes pieds. Au prix d'un effort surhumain, j'arrive à me replanter face à elle alors qu'elle commence le compte à rebours des cinq dernières secondes. Mais je la coupe en plein milieu.
« Je partirai pas, » soufflé-je, exténué.
Elle lève de nouveau un sourcil, visiblement surprise.
« Je viens de la part de Rog'Ka, » continué-je. « Il m'a dit que vous m'écouteriez. »
« Rog'Ka, hein ? » fait-elle, soudain intéressée. « Tu viens de gagner deux minutes. »
Je retiens un soupir de soulagement et tente de me tenir le plus droit possible.
« Mon village s'est fait massacrer par Kendra Kâr, » commencé-je, mais elle me coupe immédiatement.
« Ouin ouin, ta vie est triste, tu veux te venger, c'est génial mais ça manque cruellement d'originalité et je n'en ai strictement rien à foutre, mon grand. Maintenant si tu veux perdre la minute trente qu'il te reste à me raconter ta vie c'est comme tu veux, mais si j'étais toi je commencerais plutôt à chercher des arguments pour me convaincre que tu me seras d'une quelconque utilité. »
J'entrouvre la bouche, ne sachant trop quoi répondre. Elle veut des arguments ? Mais la vérité c'est que je n'ai pas de force, pas d'endurance et que je n'ai jamais tenu d'arme de ma vie. Je... je n'ai pas d'argument. Je baisse le regard, cherchant quelque chose, mais en vain. Les secondes passent, le temps s'écoule, mais je ne trouve rien. Rien qui pourrait faire de moi une recrue de choix.
« Mais, vous avez toujours besoin de plus de soldats, non ? » demandé-je, désemparé.
« De soldats, oui. Mais t'es pas un soldat toi, t'es un gamin qu'a perdu sa môman. On fait la guerre ici, on fait pas orphelinat. »
« Mais je pourrai apprendre ! »
« Très bien, bah vas apprendre dans ton coin et reviens me voir quand tu sauras tenir une arme par le bon bout, » répond-elle, exaspérée.
« Mais... Mais je peux pas apprendre seul, je suis venu ici pour ça... »
« Pas mon problème. Ici on s'entraîne entre personnes qui savent déjà se battre. Un élève à qui il faut apprendre toutes les bases c'est des heures et des heures de temps perdu qu'on pourrait passer à faire autre chose. Tout ça pour que tu aies neuf chances sur dix de claquer à la première bataille. »
Encore une fois j'ouvre la bouche, mais rien ne sort. Je ne trouve juste rien qui puisse la convaincre, rien qui joue en ma faveur, rien qui pourrait faire de moi un bon soldat.
« Et on en revient au point de départ, » reprend-elle. « Tu as quinze secondes pour te barrer de là avant que je décide de te lâcher les loups au cul. »
« Non ! » réponds-je avec véhémence.
« Pardon ? » fait-elle, les yeux écarquillés.
« J'ai dit non ! Je refuse ! Je suis venu ici pour vaincre Kendra Kâr, je repartirai pas tant qu'elle sera encore debout ! »
Mes yeux sont noirs, ma détermination implacable, mes poings serrés et mes sourcils froncés... Pour autant, même si je tâche de garder une expression résolue sur le visage, je ne peux m'empêcher de me demander si j'ai pas fait une connerie. Daëlle s'approche de moi, l'air sévère, et plante son regard dans le mien. Le même jeu de domination que j'ai eu avec Rog'Ka s'installe, mais celui-ci s'avère bien plus long, et la personne devant moi a beau être une femme d'un certain âge et un peu moins grande que moi, il s'avère également nettement bien plus difficile. Pourtant, après de longues secondes à soutenir son regard, son visage reprend sa composition habituelle et elle s'écarte d'un pas.
« Très bien, si tu crois ta résolution si exceptionnelle que ça... »
« Oui », fais-je avec conviction.
« Eh bien alors testons-la, cette conviction. Bru'Gaf ? »
Derrière moi j'entends la garzok qui s'approche, mais je n'ai pas le temps de lui faire face qu'un coup de pied vient faucher mes jambes, me faisant douloureusement chuter, pour la énième fois aujourd'hui.
« Désolée Gringalet, » fait l'orc avec un haussement d'épaules.
Et, l'instant d'après, la voilà à califourchon sur moi, me distribuant des tartes par dizaines alors que je tente sans le moindre succès de m'en défendre de mes bras. Lorsque je les monte devant mon visage, je sens ses poings s'abattre violemment dans mes côtes. Lorsque je les descends sur mon buste, des phalanges viennent me cueillir aux pommettes et au menton. Je sens petit à petit mon visage se tuméfier et mon ventre se parer de nombreux bleus et griffures. Après ce qui semble des heures de coups, cependant, j'arrive à la repousser, la faisant chuter en arrière. Mais je n'ai pas le temps de me redresser qu'elle est elle-même debout et vient coller son pied nu sur ma tête pour la pousser au sol.
« Tu abandonnes ? » demande Daëlle non loin de là.
Mais je l'ignore, tentant de retirer le pied crasseux de Bru'Gaf de mon visage.
« On dirait que non, » répond à ma place l'orc.
« Effectivement, » renchérit la mercenaire. « Passons à la vitesse supérieure, j'ai pas toute la soirée. »
Je sens le membre de la garzok quitter mon nez, mais le soulagement n'est que de courte durée car bientôt c'est celui de Daëlle qui vient frapper avec violence mes côtes, m'arrachant un cri de douleur. Bientôt, un second coup de botte heurte le même endroit, puis un troisième et un quatrième, jusqu'à ce que je sente, et entende, le craquement d'un os. Ca ne l'arrête pas, car bientôt la coque métallique de sa chausse me frappe le visage, provoquant une douleur encore une atroce alors que je sens un liquide chaud couler le long de mon visage et à l'intérieur de ma bouche.
« Si tu abandonnes maintenant tu as droit à un bol de soupe et une tente pour la nuit avant de repartir demain, » me propose la Général.
L'offre est particulièrement tentante, et un nouveau coup dans les côtes manque presque de me convaincre, mais à la place je crache le sang que j'ai dans la bouche au sol et plante de nouveau mon regard dans le sien.
« J'ai dit... » articulé-je, « … que je... partirai pas. »
J'ai du sang qui me coule dans les yeux, des coupures dans les gencives et la langue et une côte fêlée, et elle ne semble pas vouloir s'arrêter pour autant. Mais si j'abandonne maintenant, si je rebrousse chemin... Alors je ne serai jamais capable de faire regretter à ces connards. Je serai jamais capable de tuer le Général responsable pour ce putain d'ordre. Ce putain d'ordre qui a fait tuer toute ma famille, tous mes amis... Tout mon entourage. Alors merde, tant pis, j'en baverai ce soir, j'en baverai sûrement demain, après-demain et tous les jours qui suivront pendant les mois à venir, mais j'abandonnerai pas là. Pas comme ça. Pas après avoir cavalé près de deux cent kilomètres à pied.
« On dirait qu'il supporte bien les chocs, » fait Daëlle en direction de Bru'Gaf. « Reste à voir les coupures. »
Sur ces paroles, je la vois sortir quelque chose de sa ceinture, mais le sang dans mes yeux m'empêchent de bien identifier l'objet. Pas besoin d'être un génie cependant pour deviner, et lorsqu'elle s'accroupit je ne suis pas surpris de sentir une lame se presser contre mon cou.
« C'est deux types de douleur très différents, » explique-t-elle. « Certaines personnes encaissent très bien les chocs mais ne supportent pas les coupures, pour d'autres c'est l'inverse. Tout comme certaines personnes acceptent bien la violence physique mais craque dès qu'on leur fait un peu peur. »
Je sens la dague glisser de mon cou jusqu'à mon buste, et pour une raison qui m'échappe je suis encore plus terrifié que quelques secondes plus tôt, lorsqu'elle me tabassait à coup de botte. Je ne me suis que rarement coupé, et toujours de manière superficielle, aussi j'ignore complètement l'intensité de la douleur qui est sur le point de m'assaillir. La lame passe sous ma chemise, et l'instant d'après je la sens qui découpe ma tunique de haut en bas, laissant mon torse à nu.
« Un peu d'exercice et tu serais à croquer, » fait Bru'Gaf avec son accent guttural.
Etrangement, sa remarque m'attire un léger sourire, mais il est vite coupé par l'arrivée d'une douleur cinglante au-dessus du nombril. Un cri s'échappe de mes lèvres alors qu'un profond sillon est tracé dans ma chair. Elle dessine avec une lenteur sadique une entaille qui remonte le long de mes abdominaux jusqu'à mes pectoraux, me provoquant un hurlement continuel alors que du sang coule d'un flot inquiétant le long de mes côtes.
« Dernière chance pour le bol de soupe, » murmure-t-elle en approchant l'arme, toujours plantée dans ma chair, de mon téton droit.
« Plutôt mourir ! » crié-je dans un rictus de douleur.
Et soudain, elle s'arrête. La douleur est toujours là, mordante, violente, le sang coule toujours, mais l'acier n'est pas dans ma peau. Cependant elle ne semble pas en avoir terminé car un coup de poing vient frapper mon visage. Je crache un nouveau mollard de sang, sonné. Je suis tiraillé de douleurs tout le long de mon corps, mais je rassemble mes forces pour lâcher un ultime affront.
« Je reste ! Je... je re... reste... »
Et un nouveau coup de poing en pleine mâchoire.