J'ai l'impression de sentir mon sang cailler dans mes veines, lorsque je m'engage entre les deux tours sombres qui gardent ce lieu damné. Devant moi, il n'y a que d'impénétrables ténèbres, je ne distingue rien au-delà d'une dizaine de pas, rien que des ombres se mouvant avec une insoutenable lenteur pleine de malignité. Je n'ai guère l'habitude de dégainer mes lames sans avoir une excellente raison de le faire, mais là, bien que je n'aperçoive aucun ennemi, je les extirpe instinctivement de leurs fourreaux en scrutant intensément les brumes occultes dans lesquelles je m'apprête à m'engager. Il n'y a pas un son hormis celui produit par mes bottes sur la pierre humide, il règne un silence cotonneux et pesant qui me fait indiciblement songer à un sépulcre. Je me retourne après avoir fait quelques pas, histoire de surveiller mes arrières mais, déjà, les vapeurs ont englouti tours et paysage d'arrière plan d'un même linceul grisâtre. Je serre les dents et prends une ample inspiration pour me calmer, il n'y a rien ici, rien qu'une foutue brume et une atmosphère de cimetière. Je ne reculerai pas, quels que soient les avertissements pressants de mon instinct.
J'avance inexorablement, pas après pas, sur ce pont qui ne semble pas devoir se terminer un jour. J'ai beau tenter de me raisonner, mon angoisse croît à chaque mètre parcouru sans que je ne puisse en déceler la moindre raison valable. Les volutes ténébreuses semblent vivantes, j'ai le sentiment désagréable qu'elles se referment sur moi, mais ce n'est sans doute qu'un effet du vent. Mais dans ce cas, pourquoi est-ce que je ne sens pas la moindre brise sur mon visage? Je frissonne soudain et adopte nerveusement une posture défensive, en parlant de visage, je crois bien en avoir distingué un dans les sombres formes éthérées qui m'entourent! Pourtant, j'ai beau écouter et observer de tous mes sens après m'être immobilisé, il n'y a pas âme qui vive autour de moi. Allons, ce n'était certainement qu'une illusion du genre de celle qui nous fait voir des formes dans les nuages, vraiment pas de quoi se crisper comme je le fais, pas vrai? Fort de cette précaire conviction, je reprends ma marche en serrant trop fort les poignées de mes lames. Mais par Sithi, pourquoi ne vois-je toujours pas la fin de ce maudit pont?!
J'ai un hoquet de stupeur et un incontrôlable mouvement de recul en apercevant soudainement une forme humanoïde devant moi. Elle ne semble pas vraiment matérielle, il y a quelque chose d'évanescent dans sa posture, comme si elle flottait dans la brume plus qu'elle ne marchait sur le tablier de pierre. D'une voix rendue rauque par l'anxiété je gronde:
"Qui va là? Qui êtes-vous?"
La forme s'avance lentement vers moi et susurre d'un ton si indiciblement triste que je sens mon coeur se serrer dans ma poitrine:
"Tu m'as oubliée...n'était-ce pas assez de m'avoir tuée?"
Dieux! Maintenant qu'elle le dit je ne peux manquer de la reconnaître, comment aurais-je pu l'oublier alors qu'il ne se passe pas de semaine sans que je ne repense à elle?
"Jaëlle?"
Ma question n'est qu'un misérable croassement atterré, par quel nouveau maléfice mon ancienne compagne serait-elle ici? Cela n'a pas le moindre sens, elle est morte voilà des années, tuée par un dévoreur des sables ou, plutôt, assassinée par le plus indigne des Ithilausters! Malgré cette pensée rationnelle, le doute s'immisce en moi, si elle avait vraiment été tuée au Naora, comment se fait-il que je l'aie retrouvée des années plus tard en Imfitil sous la forme odieuse d'une Banshee? Une créature abjecte que j'ai pourfendue grâce à l'aide de la magicienne d'eau Mâne, non sans remords car, dans les yeux de l'ignoble, transparaissait toujours celle que Jaëlle avait été. Je me secoue sans complaisance en me répétant comme un mantra protecteur que ce n'est qu'une illusion, mais sa voix, elle, me parait tout à fait réelle:
"Tu m'as abandonnée, tu les as laissés me torturer pendant des décennies et faire de moi une répugnante chose, Tanaëth. Je croyais en toi, jadis, je leur ai résisté longtemps parce que j'espérais que tu viendrais...mais tu n'es jamais venu. Pour cela je te maudis, puissent les ténèbres ronger ta chair sur tes os et te faire endurer ce que j'ai souffert!"
Je hurle de terreur en sentant ma peau se flétrir sous l'assaut d'une effroyable magie et, lorsque je tente de reprendre mon souffle, j'ai l'atroce impression de respirer des vapeurs de souffre si délétères et corrosives qu'elles me brûlent de l'intérieur! Mon instinct de survie me fait balayer l'espace situé devant moi de mes lames pour anéantir la créature de fumée, un geste pitoyablement vain car mes armes ne font que fendre les airs nauséabonds. Je titube, déséquilibré bien malgré moi par l'absence de résistance de ce corps spectral, sans réaliser que je m'approche dangereusement du précipice sur lequel le pont maléfique est jeté. C'est le cri mental de ma Faëra qui m'en avertit, juste à temps pour m'éviter de faire le grand plongeon. Je m'accroupis vivement en posant un poing fermé sur la poignée de mon Ardente au sol pour retrouver ma stabilité et frémis en découvrant que l'abysse ne semble pas avoir de fond. Mais le vide, si mortellement ensorceleur qu'il soit, n'est rien comparé à ce que j'y vois. Des visages, des centaines de visages, de Sindeldi, d'humains, de Shaakts, de Garzoks et d'autres plus effroyables encore qui ont appartenu à des créatures ignobles sur lesquelles je n'ai aucun problème à mettre un nom. Ces visages, tous sans exception, appartiennent ou plus exactement appartenaient à des êtres que j'ai mis à mort. Ils me dévisagent tous en silence, accusateurs et revanchards, revenus de l'au-delà pour me hanter, me briser s'ils le peuvent.
"Que Sithi te damne pour l'éternité, meurtrier de ton propre sang!"
Mon père, premier d'une cohorte maudite interminable après Jaëlle, me crache sa rancoeur à la face. Mais sa malveillance ne m'atteint pas, contrairement à celle de la jeune Sindel devenue Banshee, mon géniteur m'a trahi, il a lancé sur moi les inquisiteurs Ithilausters pour sauver sa peau et sa position sociale. Il a causé la mort de ma mère, involontairement sans doute, mais le résultat n'en est pas moins là. Je le fixe en retour, froid et dur comme la pierre, pour répliquer entre mes dents serrées:
"Qui es-tu pour me juger, toi qui as trahi ta femme et ton fils par appât du gain et du pouvoir? Tu oses invoquer le Nom de Sithi alors que tu as bafoué tout ce qu'elle représente? Le seul damné ici, c'est toi, pourquoi n'es-tu pas à ses côtés alors que la vie t'a quitté, à ton avis? Retourne dans les limbes purger ton âme de sa perfidie, mettre un terme à ton existence était une nécessité que rien ne me fera regretter."
L'âme en peine gémit et se dissipe dans un fugace tourbillon d'obscurité, impuissante à me troubler. D'autres la remplacent aussitôt, m'accablant de reproches innombrables et m'incitant à me jeter dans le vide en expiation de mes crimes. Tous tentent avec plus ou moins d'habileté de me faire culpabiliser, ils voudraient que j'aie tellement honte de ce que j'ai accompli que le seul salut pour mon esprit torturé soit la mort. Mais je les chasse l'un après l'autre sans éprouver le moindre remords, leurs malédictions et leurs injonctions perdent de leur pouvoir à mesure qu'elles se succèdent, jusqu'à ce que je sois en mesure de chasser les dernières d'un rire cynique qui résonne lugubrement dans le gouffre sans fond. Qu'espériez-vous, âmes perdues, en m'assaillant ainsi de votre amertume d'avoir été vaincus? Je suis un guerrier et je n'ai plus assez d'illusions pour me voiler la face sur le sens véritable de ce terme. Meurtrier, tueur, assassin, tous ces termes définissent aussi bien ce que je suis, cela n'a pas été facile mais j'en suis arrivé à l'accepter, je peux vivre avec ça parce que cette voie, c'est moi qui l'ai choisie, librement. Je n'éprouve nulle fierté, nulle joie à prendre des vies, mais les remords ne me rongent pas pour autant. J'ai longtemps assumé ces meurtres en me persuadant que je ne tuais que pour de bonnes raisons, pour une cause noble et pure, aujourd'hui je ris de ma naïveté.
Il n'y a pas de nobles causes susceptibles de justifier une mort, il n'y a que des intérêts personnels plus ou moins triviaux que chacun défend bec et ongles. Le reste, tout le reste, n'est qu'élucubrations mensongères et fallacieuses. Je tue parce que je veux voir mon peuple acquérir davantage de puissance, de pouvoir, je tue pour lui dégager le chemin et pour que l'Opale reprenne une place prépondérante parmi les Sindeldi, voilà la vérité brute, dénuée de tout ses jolis rubans colorés destinés à rendre les choses plus acceptables pour ceux qui n'assument pas leur vraie nature. La vie est une lutte permanente, aucun être n'y échappe. Végétal ou animal, tous se battent pour leur survie, écrasant qui leur fait de l'ombre, dévorant les plus faibles qu'eux pour se nourrir, il n'y a pas d'exception à ma connaissance. Je fais partie intégrante de cet équilibre perpétuellement instable, tuer ou être tué est le seul choix que nous avons, en définitive, et c'est un choix que j'ai fait le jour où j'ai décidé d'apprendre à manier les armes. Le prédateur c'est moi, jusqu'à preuve du contraire.
Je me relève lentement, il n'y a plus de visages autour de moi, il ne reste qu'une brume un peu plus sombre que d'habitude, ou presque. Presque, parce que, malgré tout, il reste un souvenir plus amer que tous les autres, celui de n'avoir été capable de protéger celle que j'aimais voilà plus de trente ans. Le temps atténue les blessures de l'âme, mais elles ne se referment jamais totalement. Mais ça aussi je peux vivre avec, la seule réaction constructive est de poursuivre sa route et de tendre à une inaccessible perfection afin de limiter les plaies suppurantes qu'inflige la vie.
Une vingtaine de pas plus tard, j'aperçois enfin le terme de cette passerelle infernale, qui débouche sur une grotte d'aspect plus sinistre encore que le chemin qui y mène. Qu'importe, j'affronterai tout ce que l'existence m'infligera sans baisser les bras, mon destin je le fixe droit dans les yeux et je le plie à ma volonté lorsqu'il ne me convient pas.
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