A bout de souffle et sentant ses muscles se raidir seconde après seconde, l’elfe noir arrive en vue d’une colline verdoyante éloignée de l’agitation du
village et vide de la moindre présence visible.
(Tout juste mon vieux Fen’ ! Une minutes de plus et tu te serais retrouver coincé dans une position aussi inconfortable qu’insolite.) Précautionneusement, le shaakt s’assied à même le sol, à l’ombre du seul arbre poussant là, dans la position de celui qui médite profondément.
(De cette façon, si quelqu’un passe, il ne se doutera pas de mon état !) Sans prévenir, la crise amorce sa phase finale : tous les muscles de son corps se contractent. C’est à peine s’il est encore capable de respirer tandis que son rythme cardiaque ralentit inexorablement. Le temps lui-même devient lourd et semble se cristalliser sur un présent permanent.
Après un temps inestimable et infini, un changement s’opère dans l’air : un point particulier de l’espace semble se contracter sur lui-même tout en s’épaississant. Le phénomène dure quelques secondes avant de laisser apparaitre un être minuscule, une huitaine de pouces tout au plus. Il ressemble pourtant trait pour trait au serviteur de Valshabarath et arbore même son légendaire sourire en coin.
(Par le grand Moissonneur de vies, quelle est cette chose ? Il n’a ni les ailes de l’aldryde, ni la vêture ridicule des lutins… Et pourtant, il est trop nabot pour appartenir à aucun autre peuple que je connais…) « La chose est un être vivant ! Capable de t’entendre réfléchir qui plus est ! Alors modère tes pensées car, tout nabot que je suis, je pourrais te les coincer en travers de la gorge ! » La foudre s’abattant de toute sa puissance directement sur la tête du shaakt ne l’aurait pas laissé plus abasourdi. Jamais encore il n’avait rencontré un être capable de s’immiscer dans sa tête… Encore moins contre sa volonté !
(Que les esprits terrifiants à qui les Enfers sont refusés m’emportent ! Que me veux-tu ? Et qui es-tu, petit être ? Comment se fait-il que ta voix résonne dans ma tête depuis ma déchéance ?) « Qui je suis ? Qui je suis ? Je suis le très grand, le très incroyable, le très indestructible Faera ! » (Mes ancêtres m’ont envoyé un minus pour me sauver ?) « Petit, petit, nous ne parlons pas la même langue !... Trêve de billevesées ! Ce ne sont pas tes ancêtres qui m’envoient mais je t’observe depuis longtemps. Sache tu es à la croisée des chemins, shaakt : la décision que tu prendras aujourd’hui façonnera ton destin à jamais. Je suis ici pour t’aider à prendre la bonne voie. » (Comment le pourrais-tu ? Tu ne sais rien de moi : ni qui je suis, ni d’où je viens, ni même ce qui me motive.) « Détrompe-toi, Fenric… Le Naak’Shaakty de Caix Imoros. Je sais tout de toi, de ton père le Déchu, de comment tu as tout perdu, de ton serment par Valshabarath elle-même de te venger de ceux qui ont contribués à ta chute… Je suis l’ensemble des possibilités intelligentes qui s’offrent à toi. Laquelle vas-tu choisir ? » Cette dernière tirade semble cristalliser le temps en un présent permanent. L’état de grâce dure encore et encore dans le silence assourdissant d’une sombre colline abandonnée.
…
Soudain, sans que rien ne le laisse présager, Zewen, le maître de tous les sabliers, reprends ses droits : la stase est levée et le minuscule humanoïde est châtié. L’espace d’un instant, les siècles et les millénaires semblent défiler sur lui à une vitesse folle, le réduisant en poussière.
Se croyant tiré d’affaire, le shaakt esquisse un sourire, hélas de courte durée. En effet, le plus léger des souffles de vent, à peine plus qu’un soupir de plaisir de la pudique Rana, fait son apparition et soulève les débris de ce microscopique importun. Ils sont de quatre couleurs : noir profond, bleu turquoise, brun terreux et blanc glacial. Leur ballet aérien se transforme rapidement en légers tourbillons donnant naissance à quatre micro-Fenric.
Le premier, un sourire cruel aux lèvres, regarde le monde comme s’il lui appartenait déjà. Du deuxième émane une indépendance et une sérénité sans limite. Le troisième, quant à lui, se tient droit et fier comme s’il ignorait le sens des mots peur ou renoncer tandis que le dernier a un regard calculateur dont toute émotion semble absente.
(Par quel miracle !? Ne pense pus, Fen’. Attends de voir la suite.) « Voici ce que tu vas faire, Fenric le Naak’Shaakty : écoute nos proposition et choisis l’un d’entre nous. Ces destins t’apporteront tous la gloire et la puissance que tu recherches de tout cœur. Seule la façon de les obtenir est différente. » Bien que minuscule, sa voix de petit être noir et maléfique ne souffre d’aucune discussion. Elle recèle tant de promesses de souffrance, de menaces, de violence à peine contenue qu’il est impossible de désobéir.
« Tu veux te venger, n’est ce pas ? Mais tu ignores qui est responsable de ta chute… Alors frappe les tous ! Brule leur maison, viole leur femme, torture leurs enfants et réduits en esclavage chacun des commerçants ayant pu refuser de livrer la commande à ton père. Ne t’embarrasse pas de pitié ou de questions. Ils sont tous coupables !
Ensuite, tu pourras te renforcer, partir pour Omyre et jeter la Chienne et ses méprisables généraux à bas ! Libérer Caix la grande de l’emprise des Matriarches traitresses à leur sang qui l’ont servie ! Diriger les armées de l’Altha Ust vers la conquête de Nirtim !
Voici ma proposition : celle du mal et de la domination. » Le silence tombe sur la butte tandis que l’elfe noir réfléchis à la proposition qui lui est faite.
Une autre voix finit pourtant par s’élever. Claire et forte comme les embruns, sauvage et impétueuse comme un ruisseau de montagne.
« La clef de ta survie sera encore et toujours l’adaptation, Fenric ! Comment es-tu arrivé jusqu’ici ? En t’adaptant à chaque situation pour sublimer tes faiblesses et accroitre tes forces.
Ici, tu n’as plus d’allié. Alors, pars. Prends la route ! Retourne dans ta patrie. Trouve l’occasion d’accomplir ce pourquoi tu es né. Pourquoi ne pas t’associer aux rebelles et repousser Omyre hors de tes frontières ? Ensuite, fort de tes exploits dans le nord, craint pour ta force, ta violence et ton implacable désir de sang, reviens ici. Un simple mot de toi et chaque sinaris du village sera prêt à dénoncer père et mère pour que ta vengeance soit accomplie.
Voici ma proposition : celle de l’adaptation et de l’opportunisme. » A nouveau, le silence durant quelques secondes.
La pénultième voix retentit sèche et poussiéreuse comme les déserts de l’Imiftil mais dure et impérissable comme le granit des montagnes de Mertar.
« Pourquoi reculer et fuir cet endroit ? Ton chemin est devant toi. Que tu sois seul contre tous n’y change rien. De plus, c’est le lot de chaque shaakt. Tu pourrais proposer à l’ensemble du village d’élire un champion voire plusieurs. Tu pourrais ainsi les affronter, les vaincre et prouver ta supériorité et ta force. Dès lors, rien ne te retiendra en ces lieux. Tu pourras partir à la recherche d’adversaires plus puissants, devenir toi-même plus redoutable encore.
Attaque-toi aux serviteurs de la Chienne en commençant par la piétaille puis en montant dans les grades pour finir par ses treize minables généraux. Tes exploits inspireront tout yuimen. Ils donneront à tous l’envie de se lever et de se battre pour repousser l’invasion. Caix se soulèvera, chassera les Félonnes et ses fières armées nettoieront l’Altha Ust.
Alors ta vengeance pourra s’accomplir : tu serras assez puissant pour entrer dans Omyre, combattre le dragon noir, l’asservir, retourner toutes ses forces contre elle.
A ce moment, Elle te craindra, se jettera à tes pieds suppliant pour sa survie, te proposant ce que tu possède déjà, marchandant sa vie contre son ancien pouvoir. Même Zewen, l’intemporel, ignore ce que tu décideras alors mais nous savons que la pitié et l’absolution ne font pas partie de la nature des shaakts !
Voici ma proposition : celle de la force et de l’implacabilité. » Le silence encore. Toujours ce silence attentif presque oppressant de curiosité. Après un temps infini, le dernier micro-humanoïde prend la parole. Sa voix charrie plus d’icebergs que les mers entourant Nosvéris. Son visage sans expression n’est guère plus engageant que les plaines couvertes par les neiges éternelles de Yuia.
« Si on analyse calmement la situation, tu n’as guère de raisons de rester ici : personne à Shory ne se soucie de toi, ceux qui t’ont causé du tort n’ont, en fait, que réagi normalement au changement d’allégeance de Caix Imoros.
Il n’y a qu’un chemin qui s’offre à toi : pars pour Tahelta. Les troupes de la Chienne y ont porté la guerre. Les sindelis sont puissants. Tu apprendras beaucoup à leurs côtés. Si tu veux t’attaquer à la Chienne, il te faudra deux choses : des alliés nombreux et robustes ET un champ de bataille où Elle n’est pas en force. Il vous faudra d’abord libérer le Naora. Ensuite, Pohélis me semble le meilleur choix. Quand tu l’auras confinée sur Nirtim, il sera facile de la vaincre mais… Patience… Cela ne se fera pas en un jour, ni même en un an.
Voici ma proposition : celle de la patience et de la réflexion. » Cette fois pas de silence. L’elfe noir ne tient plus.
« Paix ! Taisez-vous ! Cessez ce vacarme ignoble ! Vos paroles sont le pire des poisons : elles éveillent en mon cœur des envies de revanche, de sang, de sadisme et de gloire que je croyais disparues à jamais. Et pour cause, je les en avais bannies. Que me proposez-vous ? De sortir de la foule ? De quitter l’anonymat qui m’a permis de survivre jusqu’ici ? De m’avancer sur seul sur les plaines d’Omyre pour jeter mon défi à la face de la Chienne ? En espérant qu’Elle l’accepte et que je puisse la vaincre ? » Le groupe de lutinoïdes acquiesce bien que n’étant guère convaincu que ce soit la chose à faire.
« Vos propositions ne sont que des condamnations à mort après avoir subi mille tourments et humiliations !
J’ai une autre proposition à faire : celle du changement et de la survie !
Ce village m’a fait découvrir qu’une autre vie est possible. Loin de la peur, loin des menaces, loin des Matriarches et de leur pouvoir corrompu, loin de Valshabarath qui a reçu mon serment et l’a aussitôt jeté aux oubliettes…
Je renie mon existence antérieure. Naak’shaakty je fus décrété. Naak’shaakty je serai et en tant que tel, je n’ai plus à supporter les fluides obscurs qui me souillent et corrompent mon âme ! Je vais de ce pas les anéantir ! » Cette nouvelle retentit comme un tsunami ou un séisme meurtrier au sein d’une nuit glacée sans lune. Tous restent frappés de stupeur. Tous… Ou presque…
« Tu nous rejette donc Fenric ? » L’homoncule noir semble n’être que fureur et violence tandis que les autres sont les visages de la déception, du mépris et de l’horreur.
« Soit, petit shaakt ! Mais sache que la Puissance que nous servons sera très désappointée. En conséquence, je te maudis en son Nom…
Ne fais pas cette tête apeurée, petit shaakt… Reste sur ta décision et tu ne la sentiras même pas. Tu renies tes fluides obscurs, hein ? » Plus son discours avance et plus l’être minuscule semble prendre de l’ampleur, de l’assurance et, c’est bien le plus effrayant, de la puissance.
« Et bien soit, qu’il en soit ainsi ! Mais apprends qu’eux aussi te renient. Ta progression dans la maitrise des ténèbres sera toujours possible mais douloureuse et terrifiante. Chacun de tes pas vers la noirceur sera un pas contre nature qui t’en coutera. Chaque fois un peu plus…
Que tu le veuilles ou non, un grand destin t’attend. Auras-tu le courage de l’affronter comme un shaakt digne de ce nom ou, comme aujourd’hui, vas-tu le fuir comme un lâche ? » Sur ces imprécations, le quatuor minuscule et multicolore disparaît laissant l’elfe noir troublé et effrayé. La vérité de ce qui lui a été révélé vient de frapper son esprit avec force…
Ne dit-on pas que seul la Vérité blesse ?
Après quelques instants d’égarement et de perdition, le Naak’shaakty de Caix Imoros se lève, les yeux révulsés, à demi fou et se lance à travers les rues du village à la recherche d’un
trou des plus étranges.