Je sortis de sous les arcades comme dans un rêve.
Les flammes laissaient échapper un grondement terrifiant, et de longues ombres torturées dansaient de façon chaotique sur les pavés, étendant leurs bras sombres jusqu’à mes pieds. Le bûcher était dressé côté nord, à côté de la fontaine silencieuse, tandis que les sœurs présentes étaient rassemblées de l’autre côté. L’attroupement était composé des mères révérendes et des sœurs qui avaient combattu et souffert aux côtés des défuntes, et toutes étaient pour l’instant parfaitement silencieuses et immobiles. Je me fondis silencieusement dans l’assemblée, un étrange serrement au cœur, comme une sensation d’irréalité, alors que le triste spectacle était on ne peut plus réel. Les défuntes étaient déposées au sommet de la construction de bois, et les flammes, juste allumées, ne les atteignaient pas encore. Leurs corps étaient cachés par de gigantesques boucliers, qui avaient pour fonction de rappeler, jusque dans la mort, la fonction martiale des sœurs ; il n’y avait pas d’individualité, chaque sœur était une infime partie de ces grands boucliers qui défendaient la Sororité. Leurs armes étaient rendues à la forge, et seraient fondues ; Niéran coulerait ensuite le métal pour obtenir de petites perles que l’on jetterait à la rivière. Ainsi toutes les défuntes de la Sororité reposaient symboliquement dans le fleuve, et il n’était pas rare, quand le soleil était fort, de voir au fond des eaux paresseuses, comme des poissons clairs, briller d’innombrables éclats argentés.
Je connaissais tous les détails des cérémonies funéraires, l’enseignement de la Sororité était ferme, mais je n’avais encore jamais eu l’occasion d’y assister –et j’aurais préféré ne jamais l’avoir. Emplie d’une tristesse froide, celle qui étreint le cœur mais qui, étrangement, laisse les yeux secs et fixes, je restai immobile parmi mes sœurs, le regard fixé sur les flammes agiles qui montaient à l’assaut du bois. Je ne pus m’empêcher de remarquer que le spectacle n’était pas dénué d’une certaine beauté insolite. Derrière le bûcher, le soleil disparaissait lentement de l’autre côté des collines, et sa lumière déclinait en même temps que celle des flammes croissait, dans une coordination presque parfaite. Comme exécutant une chorégraphie longtemps répétée, les éléments rendaient, me semblait-il, un dernier hommage aux sœurs.
Les minutes passèrent, pleines et vibrantes, tandis qu’une tension palpable montait parmi les femmes, au fur et à mesure que les flammèches se rapprochaient du sommet où reposaient les mortes. Mon cœur battait si fort que je craignais de troubler le caractère sublime et sacré de l’instant ; une peur un peu superstitieuse, qui avait sans aucun doute un lien avec le fait que, sans aucune preuve tangible, j’avais l’impression d’être responsable de ce désastre. Ce n’était pas une simple honte, celle qui fait rougir, ni la culpabilité de la novice qui prend la part d’une sœur, non, c’était un véritable fauve amer et furieux qui, de ses griffes, me labourait les tripes, la poitrine, le cœur. Ce n’était pas une simple douleur morale, c’était une véritable souffrance physique que je ressentais dans chaque partie de mon corps, jusqu’au plus profond de mes os. Et je n’arrivais pas à me dire que c’était une impression irrationnelle ; pour souffrir autant, ce ne pouvait être que la vérité, ces sœurs étaient mortes à ma place.
Le dernier croissant de soleil que l’on apercevait derrière la courbe douce de la colline, soudain, disparut. La cour fut plongée dans la pénombre, tandis que le feu grandissant projetait des ombres brisées qui courraient de façon anarchique sur les murs des bâtiments alentours. L’air exhalait des relents de bois brûlé, et de minuscules braises rougeoyantes s’échappaient soudainement du bûcher, comme des lucioles, pour s’envoler de façon erratique et furieuse vers le ciel, avant de disparaître tout aussi rapidement. Le monde semblait s’être arrêté, et toute activité avait cessé aux alentours de la cérémonie ; seuls les craquements du bois retentissaient dans le silence.
Enfin, le feu lécha les rebords des boucliers gris ; au même instant, toutes ensembles, les sœurs prirent une grande inspiration qui, après le silence pesant, ressemblait à un étrange râle. Je me rendis compte qu’instinctivement, j’avais également repris mon souffle ; le chant sortit de ma gorge tout seul, soutenu par les voix des autres sœurs. Mes pieds battirent les pavés avec rage, frappant une mesure lente et amère, et la complainte terrible s’éleva vers le ciel comme d’une seule femme, résonnant dans tout le monastère comme elle résonnait dans les poitrines des chanteuses. J’étais bouleversée, une tristesse indicible me serrant le cœur et les entrailles, et, pourtant, j’étais incapable de pleurer. La mélopée, comme accordée sur mes émotions, était pleine d’une rage sauvage, qui dissimulait subtilement une tristesse douloureuse que l’on devait cacher ; la chanson était dénuée de mots, seulement composée de cris et d’exhortations pleines d’une rage affligée, car tout le monde savait à la Sororité que, dans certaines situations, les mots étaient inutiles.
De longues minutes passèrent, ou peut-être des heures, je ne savais pas. Cela importait peu : l’instant ne semblait pas soumis aux contraintes temporelles. Il n’en avait de toute façon pas besoin ; que représentaient quelques minutes de chant, quelques heures ou même plusieurs jours en comparaison de la perte ? Les sœurs étaient mortes, et leur mémoire n’avait pas besoin d’être marchandée, la mauvaise conscience et la tristesse des vivants n’avaient pas à être soulagée par une cérémonie immuable et finalement, bien pratique. Chaque sœur chantait jusqu’à ce qu’elle veuille cesser, les cas de conscience étaient l’affaire de chacune : rendre hommage plus longuement que les autres n’apportait aucune considération particulière.
La nuit avait fini de tomber depuis un moment pensais-je, et l’obscurité recouvrait tout autour de la place de la fontaine, les collines amoureuses, les hauteurs du monastère et le fleuve en contrebas. Seuls quelques carrés parfaitement dessinés, à la lumière vacillante d’une bougie oubliée, laissaient apparaître, sur la toile noire de la nuit, l’encadrement des fenêtres. Les ténèbres étaient si épaisses que je me demande encore comment je pus l’apercevoir aussi clairement.
C’était une petite forme sombre, quelques pas en retrait, appuyée sous les arcades du devant de la bibliothèque, emmitouflée dans une épaisse cape brune. Sur sa capuche rabattue, je pus apercevoir un symbole familier qui attira mon attention, et que pourtant, je ne reconnus pas tout de suite ; c’était le symbole de Selhinae elle-même, que j’avais aperçu si souvent gravé au-dessus des accès au monastère, avec ses entrelacs compliqués et séduisants. Ma voix se tut, tandis que dans mon crâne, l’information se frayait un chemin parmi les montagnes de rage et de tristesse qui l’encombrait. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose, et pourtant, je ne pouvais m’y résoudre. C’était impossible, surtout à cet instant tragique, de telles coïncidences, les évènements ne pouvaient se suivre de façon si fortuite que dans les livres ou les histoires. Mon sang se mit à battre étrangement dans mes tempes, battant une cadence sourde dans tout mon corps, tandis qu’un incompréhensible frisson me parcourut.
L’abbesse.
Il y avait tant de questions, sur mes origines, que je n’avais encore jamais clairement formulé, car l’entité qui pouvait me répondre m’avait toujours apparu comme inaccessible, inatteignable, presque abstraite. Que faisait-elle ici ? C’était trop, tout simplement trop.
L’instant d’après, je perdis le contrôle de mon corps, comme cela arrive quand le cerveau, saturé d’informations, d’impressions, de sensations, semble laisser le pouvoir à une partie obscure de son anatomie incapable de prendre conscience des actes, des effets, et des conséquences.
J’empoignai la petite forme, sûrement trop violemment -j’étais simplement incapable de m’en rendre compte. Sa capuche ne dévoila pas son visage, mais je sentis brièvement son souffle rauque sur mon visage, et l’odeur de son corps envahit mes narines, terriblement familière à une mémoire bien trop lointaine pour que ne se forment des images. Des sensations d’une toute petite enfance, extrêmement lointaine.
-J’avais oublié que tes sens étaient si aiguisés…
Elle reprit une courte inspiration, tandis que je tremblais de rage.
-Tu n’aurais pas dû me voir.
Sa voix était basse, rocailleuse, brisée par le poids d’une multitude d’années, et pourtant, elle était agréable. Terriblement agréable.
-Désolée Ka, ma petite Ka.
Des mains m’empoignèrent, et les larmes m’envahirent à nouveau les yeux. Je fus emmenée loin, incapable de résister.