...PrécédentIl est probable que vous vous demandiez « Pourquoi un masque ? ». Il est vrai qu’autant l’utilité d’une bague avec réceptacle secret semble évidente, autant celle d’un masque peut paraître plus obscure.
Il faut remonter un peu dans le temps, à cette fameuse soirée lors de laquelle j’avais humilié la Gouvernante… bien que ce terme soit un peu trop extrême à mon sens. Je pense qu’elle mérite ce qu’elle a subit.
Cela faisait près de trois semaines que j’étais arrivée au Domaine. Après avoir pris le temps d’observer les occupants des lieux, je devais me présenter aux personnes influentes des duchés voisins. L’idée aurait pu être bonne… mais je n’étais pas encore prête pour la vie en société.
Il est difficile, pour toute personne ne l’ayant vécue, d’imaginer ce que représentent soixante années de solitude. Une solitude qui n’est pas physique, mais mentale ; sans aucun doute pire.
J’étais entourée, mais, à mes yeux, il s’agissait d’un monde superposé au mien. Un monde auquel je n’appartenais pas, bien que mon corps – mon satané corps – en fît partie. La demeure familiale me semblait toujours vide. Mes interrogations, mes craintes, mes joies, mes pleurs, toutes ces choses que l’on peut partager avec autrui, tous ces moments sur lesquels on a besoin de s’appuyer sur une épaule compatissante et encourageante… Tout ceci restait enfermé dans mon âme. Scellé par la laideur, par la honte, par l’incompréhension et, finalement, par l’habitude.
Je m’inventais les discussions, les scènes, j’évoluais parmi ma famille et les domestiques avec la sensation d’assister à une pièce de théâtre. Parfois, je réalisais la tristesse de cette vie et pleurais en silence, la tête perdue dans les draps, le visage caché et l’envie de me l’arracher.
Dans ces moments-là, je me demandais pourquoi fallait-il que cette vie infecte soit vécue. Je me demandais pourquoi je devais subir cette solitude. Je me demandais pourquoi je devais tout garder en moi, pourquoi je n’avais pas le droit, moi aussi, de partager.
Et finalement, je me persuadais que je n’avais pas le choix, que j’étais trop lâche pour me dévoiler, trop lâche, même, pour en finir purement et simplement. Affligeant, n’est-ce pas ?
Imaginez, maintenant, ces phases se répétant soixante années durant et le résultat lors d’une première soirée mondaine en tant que maîtresse de maison.
J’avais bien vu ce genre de soirées, mes parents en faisaient régulièrement ; ma sœur paradait et je regardais. Croyez-le ou non, cela me satisfaisait pleinement. Je participais à la fête à ma manière et, si on ne me voyait pas, tout se passait au mieux. Si par malheur un regard se posait sur moi j’étais, selon les cas, soit prise pour une domestique bâtarde, soit renvoyée séance tenante dans ma chambre.
Recevoir dans ma demeure ne m’apparaissait pas comme une activité pleine de subtilité. De mon expérience d’observatrice, je pensais que je devais simplement sourire, glousser un peu et complimenter mes invités. La dimension politique et commerciale m’avait, bien évidemment, échappée.
Je ne m’étais chargée de rien sauf des invitations. J’avais eu l’occasion de lire les correspondances entre l’ancienne Intendante et nos relations à travers les Duchés. Pour une première rencontre, je n’avais pas invité les comtes et ducs, je m’étais contentée des riches propriétaires terriens, mes équivalents en quelque sorte.
Alors que le soleil commençait sa course descendante, je finissais de m’apprêter du mieux que je le pouvais ; et ce n’était pas chose aisée. Lorsque je sortis de mes appartements pour vérifier l’avancée des préparatifs, je dois avouer que je fus agréablement surprise par l’efficacité de mon personnel. Leur haine ne s’était pas encore développée. Je n’étais, pour eux, qu’une parvenue, une remplaçante un peu étrange mais discrète.
Les premiers invités arrivèrent et saluèrent la Gouvernante qui les attendait devant l’entrée ; elle semblait si à l’aise avec eux. Ils se connaissaient bien, ce n’était pas la première fois qu’ils venaient au Domaine. Chaque convive prenait le temps de parler un peu avec elle, jetant régulièrement des coups d’œil dans ma direction et, finalement, rentrait pour me saluer.
Dans la teneur, les propos tenus ressemblaient à ça :
« Dame Negliits, c’est un plaisir de vous rencontrer. C’est rare de voir de nouvelles personnes ici, surtout à un poste comme le vôtre. »« Fantastique. Cette Gouvernante est terriblement prévenante. »« Elle a toujours su nous émerveiller, c’est une perle que vous avez là. »Je souriais poliment, rendant mon visage un peu plus difforme, et ils partaient discuter entre eux… voire avec cette peste.
Je l’observais passer d’un petit groupe à l’autre, souriante, détendue. J’observais aussi le comportement de mes invités, à leur aise en sa compagnie. Cela m’agaçait mais je ne savais pas comment réagir.
Quand vint le moment de se faire servir, je demandai à cette dernière de rester debout, à mes côtés, afin de veiller au bon déroulement du repas. Ce qu’elle fit admirablement bien, malgré le peu d’enthousiasme donné à la tâche.
Nous devions être une petite quinzaine et les discussions s’enchainaient avec une facilité déconcertante. Je ne suivais pas grand-chose, mais j’aimais véritablement être entourée par autant de personnes. Parfois, l’un ou l’autre semblait se souvenir de ma présence et me demandait mon avis, ce que je faisais gauchement. Irrémédiablement la suite était la même : la Gouvernante se mordait les lèvres tandis que les invités se désintéressaient de moi pendant un moment.
Certes j’avais appris les grandes lignes de géopolitique, mais je ne connaissais rien des usages et des petites affaires. J’avais tant à apprendre, je n’étais pas prête.
Bien que je ne me souvienne plus des convives présents ce jour-là, je me rappelle parfaitement de l’élément qui projeta la soirée dans un tourbillon. Tout commença avec la Slivis servie en fin de repas.
« De la Silvis ? Ça vient bien de Nosvéris ça, vers Pohélis ? »Je n’en savais rien alors, me souvenant de ce que je voyais dans la demeure familiale, je me mis à sourire.
« Dame Negliits en a fait venir. »Je me suis tétanisée sous les regards de l’assistance. Je sentais clairement un voile d’opprobre se déposer sur moi. La Gouvernante, en qui ils avaient toute confiance, venait, en une phrase mensongère, d’insinuer que j’étais une traitresse.
Comment avait-elle osé ? Pourquoi l’avait-elle fait ?
Soit j’avouais mon ignorance sur la provenance de cette liqueur et je passais pour une menteuse ou pour une ignare soit j’attaquais ; Mais comment ?
Mes pensées se bousculaient, je devais répondre, je devais faire quelque chose, et plus je me posais des questions, plus le temps défilait à une vitesse folle. Mes traits se durcirent. Comment pouvaient-ils croire que je puisse faire ça ? Ils ne me connaissaient même pas ! Ils me jugeaient sans doute sur mon apparence, encore et toujours. Je venais d’arriver et déjà on essayait de m’écraser. Finalement, je les fixai tous froidement avant de leur annoncer…
« Je vois à vos mines outrées que vous accordez votre confiance à ma charmante gouvernante, ce que je conçois parfaitement. Cependant j’attire votre attention sur les motivations de ma subordonnée. Je suis arrivée il y a trois semaines pour la remplacer et, il y a quelques jours, un pli est arrivé pour confirme mon rôle dans ce domaine. Les Indartsua ont d’ailleurs précisé qu’au vu de mon éducation j’étais tout à fait apte à remplir mon devoir, ils n’ont cependant rien expliquer des raisons de sa rétrogradation. L’amertume est sans aucun doute présente, il faut la pardonner. »Je leur lançais un sourire compatissant avant de reprendre en levant le doigt impérieusement.
« Ce n’est rien, nous en discuterons plus tard. Maintenant, débarrassez la table et amenez nous quelques infusions et plantes. »Je ne l’ai pas regardée une seule fois. Je l’ai chassée de la main et ai conclu en leur disant :
« Il faut que je lui fasse comprendre sa place désormais, et que je vous prouve mes compétences. Je viens d’arriver et je ne peux, visiblement, pas faire confiance pour le moment à cette hiniönne. Peut-être pourrions-nous profiter de cette rencontre pour affiner mes connaissances sur ce territoire ? »Je voyais bien qu’ils hésitaient ; on ne brise pas plusieurs années de partenariat commercial et d’intrigues avec de simples mots. Je restais de marbre devant eux, attendant leur réaction.
Le ballet des serviteurs vint interrompre le silence glacial pour le remplacer par un cliquetis de tasses, de théières, de petits pots en porcelaine qui conduisit rapidement à un ronronnement de murmures. Je restais toujours immobile, seul mon regard venait se fixer tour à tour sur mes interlocuteurs.
Enfin, lorsque la pièce fut libérée des serviteurs, Gouvernante exceptée, l’un des invités prit la parole. Je ne me souviens plus des termes exacts mais il m’expliquait qu’ils faisaient confiance à la famille Indartsua, plus encore qu’à la Gouvernante. Ils étaient prêts à me faire confiance.
J’aurais pu jubiler intérieurement, mais il n’en était rien. J’étais énervée et, une fois encore, je goûtais à l’humiliation. Ce n’était pas en moi qu’ils faisaient confiance… Mais en mes parents.
La soirée s’acheva par des discussions politiques, commerciales et religieuses. Et, même si je n’avais jamais pratiqué ce genre de rencontres, j’avais tout de même reçu une éducation complète ; le précepteur était présent de toute façon.
Enfin ils prirent congé et me laissèrent seule.
La soirée m’avait agacée. Je n’avais pas pu être celle que j’aurais voulue être. C’est une phrase un peu alambiquée je vous l’accorde, mais c’est véritablement ça. Je voulais prendre le contrôle, être l’objet des attentions mais encore une fois j’avais subi, encore une fois j’avais été jugée hâtivement, encore une fois j’avais dû me cacher.
De toute cette soirée je n’avais apprécié qu’un temps, celui où je dus me justifier de cette accusation fallacieuse. J’avais eu de l’audace, de la verve, je m’étais tenue droite. La colère avait effacé la honte.
J’avais commencé, à partir de cette soirée et plus encore après la première trahison de ma Gouvernante, à comprendre que je devais porter, métaphoriquement, un masque.
La trahison de cette chienne pendant l’offensive ratée contre les Garzocks n’aida en rien mes relations avec les Duchés voisins ou les soldats en faction. Je n’étais conviée à aucune soirée et on continuait de m’éviter au Domaine.
Après l’épisode de la tempête dans mes appartements, je n’avais cessé de ressasser les évènements s’étant déroulés depuis mon arrivée et je pris conscience de deux faits importants : Le premier était que j’avais indubitablement commencé ma vie ici du mauvais pied. Le second était que je ne pouvais plus réparer, je devais donc m’imposer, comme au dîner.