Le jour suivant faillit presque se dérouler pareillement que la veille. J’allai dès le matin aider en cuisine, avec Greya, non sans avoir fait un petit tour sur le pont, pour voir les lueurs de l’aube percer le ciel de la nuit. À l’Est de notre position, je pus admirer les rivages lointains, perdus dans la brume, de Nirtim. Le continent que nous étions en train de contourner. Car Darham, je l’appris lors d’un des diners, se trouvait au nord de ce continent. Il s’agissait d’une ville vérolée par le crime, ce qui n’était pas sans me rappeler Exech, en vérité. La seule différence était dans le type de criminalité. Alors qu’Exech était peuplée de cartels internes se battant pour le pouvoir au sein même de la cité, Darham ressemblait apparemment plus à un immense repaire de pirates, de forbans, de marins déchus. Et c’était sans compter que la ville était sous la coupe d’Oaxaca, la puissante Reine Noire.
Après plusieurs heures passées en cuisine, un cri retentit sur le pont. Greya fronça les sourcils, et me demanda d’aller jeter un coup d’œil, prétextant qu’elle se débrouillerait pour la suite, et qu’un tel cri était si inhabituel que pour changer, on pourrait bien avoir besoin de moi.
Lorsque j’arrivai sur le pont, Garriar était en train de hurler des ordres à tous vents. C’était un véritable branlebas de combat. Et le mot était bien choisi, car je repérai vite la cause de tout cet émoi : un navire inconnu semblait nous avoir pris en fuite. Il avait des voiles noires, et un pavillon rouge marqué d’un crâne. Il ne fallait pas être marin chevronné pour comprendre ce que cela signifiait : nous étions attaqués par des pirates. Poursuivis, tout du moins. Mais je compris vite qu’ils nous rattraperaient sans mal. Car si la Grande Prostituée était rapide, il n’en restait pas moins que ses cales étaient pleines du chargement qu’ils devaient délivrer à Darham. Ce même chargement, sans doute, que le navire pirate réclamerait. Car les cales de ce dernier étaient vides : la ligne de flottaison était haute, et il possédait donc toute sa vitesse. Ce n’était qu’une question de minutes avant l’assaut. Avant l’abordage.
L’adrénaline me percuta, et le roulis des vagues me sembla soudainement bien moins handicapant. Comme si un problème majeur venait d’effacer celui-là. Tout l’équipage s’armait, tout en lâchant le maximum de voilure pour profiter de toute la vitesse. Mais déjà, on pouvait voir les silhouettes encore lointaines des pirates manœuvrer sur leur pont pour diriger une baliste vers le navire. Une baliste armée d’un énorme grappin, qui ne nous laisserait pas la moindre chance de fuite. Ils n’auraient aucune pitié, et nous tueraient tous et toutes. Même si je ne connaissais pas le niveau de combat de mes comparses, je ne doutais pas de celui, chevronné, des assaillants. S’ils avaient choisi un abordage rapide, c’était qu’ils étaient sûrs d’eux.
J’étais paralysée, tétanisée. Je ne savais que faire pour me rendre utile, ni quelle était la solution pour ne pas finir crevée par ces forbans. Par chance, je fus bientôt bousculée par la rouquine, qui était nettement moins souriante qu’à l’embarquement, et qui m’apostropha durement :
« Bouge-toi ! Prends des armes et poste-toi avec nous. On va devoir se battre ! »
Seulement le constat était là : je ne savais pas me battre. Je n’avais jamais manié aucune arme d’aucune sorte, ni participé à aucune bagarre. La seule chose que je savais faire, c’était d’étayer quelques effets pyrotechniques lors de spectacles de magie flamboyante. Le feu…
Et le déclic retentit, presque sonore, dans mon esprit. Le feu était mon arme, et je pouvais m’en servir pour sortir la Grande Prostituée de cette mauvaise passe. Je courus jusqu’à la poupe, sentant s’agiter en moi les fluides de feu. Ils percevaient mon excitation. Je sentis mes mains trembler, lorsque je les levai pour pointer le navire ennemi. Et puis, soudain, la boule de feu qui naissait en leur cœur partit vivement vers leurs voiles noires. Sous mes yeux carmin, je vis le feu percuter le tissus sombre, et celui-ci s’embraser presque aussitôt. Une fumée noire s’éleva vers le ciel, alors que quelques exclamations de surprise naissaient sur le navire. Tous les regards étaient tournés vers le brasier qui naissait. Toute la grande voile était en flammes, et leur vitesse s’en faisait cruellement ressentir. Nous nous éloignions d’eux.
J’étais restée immobile pendant tout ce temps, mains tendues vers l’ennemi. Je ne pouvais plus bouger, trop occupée à admirer les flammes dévorant les voiles. Je ne pus réagir que lorsqu’une main vint me frapper l’épaule. Le capitaine Garriar était là, et nos regards se croisèrent. Dans le sien, je lus de la fierté et de la satisfaction. Ses mots reflétaient les mêmes sentiments.
« Bien joué ! Ton feu aura finalement été utile ! »
S’ensuivit une ovation à mon égard, qui me fit rougir de plaisir. Mais le plaisir de voir flamber ce navire n’était pas égalé. Je me sentais puissante… J’avais évité le combat à moi seule. Car même si ces pirates arrivaient à finalement contenir le feu, privés de leur voile principale, ils ne sauraient jamais nous rattraper.
C’est emprunte de ce sentiment de fierté, rehaussé par les félicitations des membres de l’équipage, que la journée se termina. Greya me serra fort dans ses bras lorsque je lui racontai mon exploit. Et cette gloire me poursuivit jusqu’au lendemain, lorsque nous atteignîmes enfin le port de Darham, vers la fin de l’après-midi. J’étais alors sur le pont, proche de la proue, sur le bastingage, à regarder le spectacle de cette ville inconnue. Un port immense, pour une ville de taille plus réduite que Tulorim et Exech. Le nombre de bateaux présents ici dépassait l’entendement.
Après les manœuvres d’amarrage, lors desquelles je restai immobile, n’y comprenant définitivement rien au maniement d’un bateau, je regardai le déchargement des caisses et tonneaux qui reposaient dans la cale. J’en étais heureusement dispensée, pour mes services de la veille…
J’étais toujours au même endroit lorsqu’un curieux personnage arriva sur le pont. Un homme tigre. Il avait la stature d’un homme, sa bipédie, mais son visage était celui d’un fauve. Garriar l’embarqua à bord en disant devoir le mener sur la « Laide ». Un autre nom de bateau, sans doute… Je rageai intérieurement lorsque je compris qu’il allait être pourvu d’une cabine individuelle, alors que j’étais restée avec l’équipage. Sans doute parce que c’était un mâle. Un gros matou parmi toutes ces femmes, ça n’était sans doute pas du goût du capitaine. Il n’en restait pas moins que cet être dont je n’avais jamais vu les semblables m’intriguait. Et après quelques minutes, lorsque Garriar ressortit pour hurler les ordres de départ, je me dirigeai vers la cabine de ce Mercurio… Et en face d’elle, je donnai trois petits coups sur la porte.
Ce que j’allais lui dire, je n’en savais rien. Mais j’avais envie d’en apprendre plus sur lui.
_________________ Alessia, mage flamboyante
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