Précédemment : iciLa majeure partie du voyage se déroula sans entorse. Bien que la gamine était la seule passagère du bateau qui voguait doucement vers la ville de l'Ouest du continent, elle n'avait pas eu de problème, restant la plupart du temps au bastingage à contempler le paysage qui défilait lentement alors que le bateau suivait la côte, de loin ou de près. Cependant, à partir du troisième jour, la petite se retrouva malade, en proie au mal de mer qu'elle n'avait jamais expérimenté.
Cloîtrée dans la cabine des marins, un seau à côté d'elle et avachie sur son hamac, son teint virait au vert à chaque fois que le bateau bougeait d'un peu. Ce fut le moment que choisit le capitaine - qui était en réalité le second lorsque le véritable capitaine était présent - pour lui demander des espèces sonnantes et trébuchantes supplémentaires afin d'être certain qu'elle s'en sorte vivante. Elle lui vomit sur les pieds “sans faire exprès” puis daigna enfin payer quelques pièces de plus à l'homme qui s'en alla en fulminant.
Et enfin, elle eut la paix.
Elle resta la journée d'après, même si son mal de mer était presque intégralement parti, dans la cabine à écouter le roulement des vagues contre la coque et à somnoler à moitié. Elle observait les marins jouer à quelques jeux de paris, comprenant petit à petit les règles, elle écoutait leurs discussions le soir, concernant des voyages fantastiques et des contrées fabuleuses, souvent contés par les plus âgés, tandis que les plus jeunes restaient admiratifs devant tant d'expérience.
Mais cela ne l'impressionnait pas. Aucun d'entre eux ne semblait avoir souffert au point où elle était allée. C'était peut-être une forme d'égoïsme de sa part de ne pas reconnaître que d'autres aient pu souffrir aussi, mais elle s'en contrefichait. Elle savait qu'Asmodée n'était pas là, que l'Autre ne l'avait pas suivie, et c'était tout ce qui importait pour le moment.
Le troisième jour, elle se leva à nouveau et reprit son poste de grande penseur, à chercher les plus petits détails sur la côte qui se présentait à elle, à chercher en vain des poissons dans l'eau sombre et à attendre qu'un signe lui parvienne. Mais tout était bien trop calme pour ce genre de choses. Lors de ses méditations silencieuses, il arrivait qu'un marin tente de l'interrompre, mais elle le repoussait avec une expression de pur mépris. Et puis, s'il allait se plaindre au “capitaine”, elle haussait les épaules et il était bien obligé de laisser les choses se faire. Elle avait déjà payé pour son voyage et même un peu plus, aussi était-il inutile d'essayer de se plaindre d'elle.
Le soir du quatrième jour, enfin, elle se joignit aux jeux d'argent, paria et gagna. Il fallait admettre qu'elle avait une façon particulière de lancer les dés et qu'elle les manipulait avec une dextérité certaine. De plus, la longue observation taciturne des jours précédents lui avait permis de comprendre ce qui tombait le plus souvent, ce qui lui attira sans doute la rancœur des marins.
Mais cela n'eut pas grande importance : le lendemain, le “capitaine” imposa une dernière taxe à la voyageuse qui paya avec l'argent gagné. Ils avaient passé la pointe omyrienne et se dirigeaient maintenant vers la cité d'Oranan. Ils allaient arriver le lendemain, selon le capitaine...
Le soir même, elle en profita pour raconter des récits incroyables et imaginaires tirés de sa propre expérience. Elle usait d'hyperboles que tous distinguaient, et ils riaient dans leur barbe en écoutant la petite fille se vanter impunément. Elle, avec ses petits bras, elle aurait déjà tué ? Elle n'avait même pas d'arme ! Et ils écoutaient en souriant ce qu'ils croyaient être l'imagination débridée d'une enfant en mal d'aventures : son combat contre un monstre marin dans les égouts de Dahràm, le meurtre d'un Milicien important, les créatures de Xenair et la traque de la Garde, sa rencontre avec un papillon qui parlait - Papillon s'étant rendu invisible et la réprimandant rapidement sur ce point -, son combat contre une nécromancienne de Caix Imoros et le défi que lui avait lancé une créature éthérée, ou encore son entrevue avec une Elfe immortelle aux pouvoirs surpuissants...
Elle en avait eu, des aventures, elle pouvait les en assurer. Ils la remercièrent pour cette distraction et se mirent à leur tour à raconter des histoires, plus terribles, afin d'essayer de lui faire peur cette fois. Mais elle écoutait radieuse, tapant dans ses mains lorsque la tension montait à son comble, puis éclatait de rire à chaque fois qu'il y avait une situation horrible qui était décrite. Non, cette réaction n'était pas normale, et elle décida finalement d'aller dormir, baillant et s'étirant, souhaitant une agréable nuit à ceux qui la regardaient déjà comme une bien étrange enfant.
Et le lendemain, elle monta et s'adossa à nouveau au bastingage pour observer l'arrivée à Oranan.
Alors qu'ils furent au port, le capitaine osa demander à nouveau de l'argent pour le remercier de l'avoir menée à bon port. Elle haussa les épaules et avança : lorsqu'il dégaina sa lame pour essayer de lui faire peur, elle prit une expression faussement effrayée, s'approcha, puis lui fit un croche-patte qui le fit s'étaler au sol.
Rigolant doucement, elle courut jusqu'aux quais et s'enfuit dans les ruelles. Sa mine était redevenue sombre et grave. N'était-ce pas la milice qui recherchait des gens pour se rendre à ce curieux endroit, Aliaénon ?
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