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Le portLe pont du Continenta était vide. Quelques cordages et autres équipements nécessaires à la navigation traînaient ça et là, abandonnés par l'équipage qui devait encore dormir d'un profond sommeil. Le navire tanguait doucement au rythme des douces vagues. Bab fit quelques pas sur le pont, faisant grincer les planches de bois humide. Je lui fis signe d'avancer doucement pour faire le minimum de bruit. Il leva les paumes vers le ciel, haussant les épaules pour s'excuser. Avançant à pas de loup, nous explorâmes le navire en quête du chemin qui nous mènerait à la salle de stockage.
Deux petites portes étaient visibles de là où nous nous tenions. Une, encastrée dans la paroi du pont de proue semblait donner sur un escalier descendant dans la coque. De l'autre côté, dans la paroi sous le pont de poupe, une porte similaire devait également être un chemin pour descendre. L'espace situé à l'intérieur de la coque devait être divisé en deux parties : une servant à stocker les marchandises et une autre servant de quartiers à l'équipage.
Bab me montra la porte du côté avant du bateau tandis qu'il se dirigeait vers l'autre. Je m'avançai, faisant attention à chaque pas tandis que l'alchimiste titubait d'un pas lourd. Je secouai la tête en espérant que le bruit ne réveille pas les habitants du navire, puis passai la porte. Un petit escalier en bois descendait dans les ténèbres, je ne pouvais distinguer quoique ce soit en bas des marches de bois. Je descendis tout de même, faisant très attention où je mettais mes pieds.
Mes yeux s'habituèrent rapidement aux ténèbres, et au bout d'un petit moment je pus apercevoir quelque-chose. La pièce était petite et l'espace était en grande partie occupé par de petits lits superposés placés le long des murs. De longs ronflements s'élevaient dans la pièce, et une odeur de transpiration emplissait l'air. Tous les lits ou presque étaient occupés par des marins à moitié nus, couchés sur le dos, certains avec une bouteille à la main. Au fond, une fine porte de bois devait mener à une chambre personnelle, sûrement celle du capitaine. Mauvaise porte, j'étais tombé dans les quartiers de l'équipage !
Ne voulant pas m'attarder plus longtemps dans cette pièce au risque de réveiller quelqu'un, j'entrepris de sortir. Je montai les marches une à une serrant les dents et en priant pour que personne ne m'entende. Mon pied se posa sur une des planches et un long grincement sonore se fit entendre (du moins, il me parut sonore dans le calme de la nuit). Un des hommes endormis grommela, se retournant dans son sommeil, mais garda les yeux fermés. Je soupirai, soulagé, puis finis mon ascension jusqu'au pont du navire. Une fois en haut, je traversai le pont jusqu'à la porte en face, toujours sur la pointe des pieds, priant une fois de plus pour que Bab ne se soit pas créé d'ennuis.
Dans la cale, une bougie était allumée et des bruits de verre brisé et d'objets chutant s'élevaient. La pièce était emplie d'objets divers, de tonneaux et de caisses. Dans un coin, de longs rouleaux de corde étaient accrochés au mur et des rallonges de voile traînaient au sol. Quelques étagères s'élevaient sur un pan de mur, accueillant de grands fûts d'eau potable. Sur les caisses du fond, un lutin éméché grognait. Il avait la tête plongé dans un coffre ouvert et farfouillait à l'intérieur.
"Pfff ... Y'a rien du tout ici." "Chhuut !" soufflai-je
"Ils pourraient t'entendre, ces murs ne sont pas épais !" Le lutin tourna soudainement la tête vers moi, étonné de ma présence. Il se releva et se tint en équilibre sur le rebord du coffre de bois. Celui-ci se balançait dangereusement sous son poids, mais l'alchimiste ne semblait pas y faire attention.
"Gnagnagna gnagnagna ! Bleblebleble !" émit-il en me tirant une longue langue.
Je haussai les sourcils, surpris de cette réaction. Ça y est, il était retombé à un stade proche de l'enfance. Soudain, l'alchimiste émit un énorme rot et gonfla soudainement les joues, devenant tout blanc. Il se précipita sur un seau qui avait été abandonné là et y rendit la bouteille de rhum en de longs jets liquides. Je fronçai le nez, dégoûté et détournai le regard. Voir des gens vomir me donnait souvent l'envie d'en faire de même ...
Bab releva la tête tout en s'essuyant le coin des lèvres d'un revers de la main. Il fit quelques pas en arrière et se heurta contre le mur.
"Excusez-moi" dit-il au panneau de bois.
Il se courba, une main sur le coeur, son nez touchant presque le sol, pour couronner ses excuses. C'est alors que je fus le témoin de la chose la plus surprenante et la plus délirante que je n'ai jamais vu de ma vie. Alors qu'il faisait sa courbette, le postérieur de l'alchimiste cogna contre une coupe vide posée sur une étagère proche. Ladite coupe chuta et roula de l'autre coté de la pièce pour finir sa course contre une planche de bois posée contre un mur. La planche qui tenait d'un équilibre instable vacilla dangereusement avant de s'étaler sur le sol, poussant par la même occasion un boulet de canon abandonné là. Le boulet roula à une vitesse impressionnante jusqu'à l'étagère emplie de fûts et cogna violemment contre l'un des pieds. Le choc renversa l'un des contenants qui déversa une fontaine d'eau sur le sol, jusqu'au pieds de Bab. Celui-ci, voulant se retourner pour observer le massacre qu'il avait engendré, glissa sur le sol humide et se vautra littéralement, son postérieur atterrissant pile-poil sur sa besace qu'il avait mise de côté, dans un affreux bruit de verre brisé.
Je riais de bon coeur et le lutin râlait, se massant les fesses et se demandant pourquoi il était à terre tandis qu'une étrange et épaisse fumée verte émanait de sous son fondement. Le gaz emplit rapidement l'air de la pièce. C'est alors que je me rappelais de la fiole qui avait permis d'endormir le marin saoul quelques heures plus tôt, elle était encore sûrement dans la besace !
Je me précipitai vers Bab pour le faire sortir, mais celui-ci refusa de bouger, prétextant qu'il n'avait pas encore trouvé les bouteilles qu'il cherchait. Je réfléchis le plus vite possible et mes yeux s'attardèrent un moment sur les rallonges de voile. Me frayant un chemin à travers le nuage de fumée verdâtre toujours plus grossissant, j'attrapai alors un morceau de voile découpé. Puis agrippant Bab par le bras, je le traînai dans le coin le plus éloigné de la pièce, nous recouvrant du tissu blanc qui nous servirai d'abri de fortune.
"Pourvu que ça marche !" me murmurai-je à moi même tandis que mon compère s'amusait de la situation, jouant avec la toile.
Un tant soit peu énervé et frustré d'en être arrivé là, je lui tapai violemment sur la main et le grondai comme un enfant, lui faisant remarquer que c'était de sa faute si on en était là. L'alchimiste me fixa, les yeux humides et une moue tremblotante affichée sur son visage, puis plongea dans des sanglots silencieux. Je soupirai, maintenant, je devais m'occuper d'un lutin dépourvu de toute conscience adulte ...
"Roh ... Ça va, arrête de pleurer, tu nous mets toujours dans des situations comme celle-là aussi, faut pas t'étonner si je m'énerve au bout d'un moment, je ... je ...."Soudain, je ressentis comme une soudaine envie de m'allonger. Mes paupières me semblaient très lourdes et mes membres s'engourdissaient. Je regardai autour de moi, la fumée s'était engouffrée dans de petits trous déchirés dans la toile. Ma tête devenait de plus en plus difficile à porter et ma vue se troublait, tout autour de moi sombrait dans les ténèbres. Doucement, je m’allongeai sur le sol, ne pouvant lutter plus longtemps. La toile ondulait au-dessus de ma tête et je ne sentais plus mon corps, comme si seul mon esprit subsistait. Lentement, ma vue me quitta elle aussi, laissant la place au noir complet. Avant que je ne sombre complètement dans les méandres du sommeil, ma dernière pensée fut pour le chocolat. J'avais une envie furieuse de manger des fondants au chocolat.