Le corps de mon père finit par arriver au château un soir. Je suis cloisonnée dans ma chambre, mon futur Seigneur se trouvant parmi la troupe qui ramène mon père auprès de ses sujets, de sa femme et de son fils. Comme tous les jours depuis la terrible annonce, je suis déchirée entre la tristesse de la mort de mon père, la colère envers ce mariage trop rapide et l'enthousiasme de ce jour de fête malgré tout. C'est depuis ma fenêtre que j'observe le groupe démonter et pénétrer dans le manoir, réorganisé pour l'occasion.
Il y a parmi eux de jeunes hommes parfaitement séduisant, certains ne sont que des pauvres soldats allant à pied, n'ayant manifestement hâte que de retourner dans leurs foyers pour étreindre leurs femmes et leurs enfants. Je reconnais d'ailleurs Maric, le tailleur de pierre et bâtisseur du village et Raëlrin, le propriétaire du champ de fleur proche de l'autel de Yuia. Ce dernier a pour l'instant la mine grave, et je le plains car il va devoir porter le deuil de Neyri, sa petite dernière, née l'été dernier et morte de fièvre il y a quelques semaines de ça. D'autres jeunes du village ou fils de Seigneurs voisins sont là aussi, mieux vêtus et à cheval. Je remarque d'ailleurs que Perran, le fils du forgeron est revenu. Bien qu'ayant perdu une main à la bataille, il reste un jeune homme magnifique. C'est un parti qui me suffirait ma foi fort bien, avec moi, nous aurons trois mains, cela devrait nous suffire. Aon fils d'Eran de Gramefeux, le neveu donc de Sirgil de Gramefeux, le duc de Gamerian est là aussi, reconnaissable avec ses yeux bleus comme la glace et ses cheveux roux comme le feu. Sa noblesse en fait un candidat idéal, et sa beauté sans être stupéfiante me satisferait bien assez. Oui, de tous ceux réunis en bas, parvenu au manoir avec la dépouille de mon père, il est mon favori pour ce mariage.
C’est donc la tête pleine de rêve de beaux jeunes hommes que je m’endors. Cependant, je passe une nuit absolument atroce, peuplée de cauchemar. L'essentiel de mes rêves sombres depuis le départ de mon père me parlent de la guerre, de cadavres démembrés et carbonisés par la foudre et le feu, d'ombres géantes me poursuivant et moi, courant nue vers une silhouette trop lointaine pour ne serait-ce qu'espérer en distinguer réellement la taille ou l'allure. Mais celui de cette nuit a quelque chose de plus effrayant et surtout bien plus oppressant. Je suis dans l'obscurité totale, mais elle m'écrase, elle m'absorbe, colorant ma peau de taches noires, comme celles de la peste dont parlent les vieux ouvrages de médecine. Je me sens étouffée, ne pouvant plus respirer, quand un homme semblant aussi vieux que le monde s'approche de moi, m'arrache les lambeaux de ténèbres, me dépouillant totalement, me laissant nue ou plutôt transparente. Sous les ombres, je n'ai plus rien, je suis totalement vide comme s'il avait rejeté mon âme avec ce qui me souillait. Il s'approche de moi, me serre, m'étreint, m'étouffe. Je ne parviens à me réveiller qu'au moment précis où, après avoir écarté mes cuisses, il fait de moi une femme...
Je me retrouve tremblante dans mon lit, avec pour seule compagne Lénya, ma chaufferette et servante. Elle s'éveille brusquement et dans un demi-sommeil me conseille de me rendormir. Me blottissant dans ses bras qui ont tant de fois remplacé ceux de ma mère après un cauchemar, je lui raconte celui que je viens de vivre. Sentant que je ne parviendrais pas à me rendormir, et le soleil étant quasiment levée, elle m'invite à venir avec elle près du feu, les flammes chassant les terreurs nocturnes.
"Ma Dame n'a pas à s'inquiéter de ses cauchemars, nombreux sont les femmes qui en ont avant leur mariage." "Je suis trop jeune pour me marier, Lénya." "Nous le sommes toutes, ma Dame. Et vous le serez aussi quand sera venu le temps de donner la vie, ma Dame. Mais telle est la place que les Dieux ont choisi pour les femmes." "Les Dieux ont beau dos. Chez les elfes, les femmes ne se marient qu'après avoir un métier. Et elles ont le temps d'être belle avant d'être mère. C'est Iraën qui me l'a dit." "Mais vous êtes humaine, et point elfe." "Cela je ne le sais que trop. Que n'aurais-je point donné pour avoir leur longue vie et pouvoir saisir le coeur d'Iraën." "Vous l'aimez, n'est-ce pas, Dame Naya ?" "Si je pouvais choisir mon Seigneur, ça serait lui, en effet. Mais je n'ai pas le choix, et lui ne me voudrait pas." "Il est votre lige, faites de lui votre amant, comme dans les chansons; qu'il devienne votre Elyan, soyez sa Florenne." "Un elfe ne pourrait jamais m'aimer, je ne suis qu'une enfant." "Cette nuit, vous serez une femme, plus une enfant. Soyez une épouse pour votre Seigneur, et devenez une amante pour votre Lige. Nombreuses sont les femmes de la Cour qui font de même raconte-t-on. La mère de votre mère était elle-même la femme de son chevalier plus que de son époux, dit-on dans les cuisines. Il paraît même que son époux n'auraient pas eu son pucelage, mais que c'était son Lige qui avait eu cet honneur." "Que dis-tu ?" "Les cuisinières aiment raconter l'histoire. Le père de votre mère était tellement ivre le jour du mariage qu'il s'est endormi alors que sa toute jeune épouse ôtait encore ses robes. Elle aurait alors perdu sa virginité avec son Lige tandis que son époux ronflait dans le lit de noce." "Mais, et son serment, son mariage..." "Ma mère disait toujours que les hommes ont reçu des Dieux deux faiblesses : leur queue, et leur honneur. Les femmes deux forces : leurs larmes et leurs seins. Vous êtes une jolie femme, apprenez à vous jouer des hommes et de leurs serments."
Je vais pour répliquer, choquée par les termes crus, quand nous sommes interrompues par la camériste, qui vient m'habiller pour le matin. J'enfile sans discuter ma robe noire.
"Voilà votre déjeuner, ma chère nièce. On viendra te chercher pour la cérémonie. En attendant, interdiction de quitter ta chambre, ta camériste m'a dit que tu n'avais point fini ton ouvrage, il te faut l'avoir fini ce soir !" "Oui, oncle." soupiré-je.
Je n'ai vraiment pas le coeur à me disputer avec mon oncle au sujet de ses interdictions et de mes obligations ce matin; pas plus que je ne l'ai à me mettre à ouvrage, ni à déjeuner d'ailleurs. Cette robe noire me gratte, comme souvent le lin quand il est neuf, et me rappelle le cadavre de mon père que je n'ai pas eu le droit de voir.
"Il vous faut manger, Dame." "Vous êtes là, Iraën, quel plaisir de vous voir." "Je ne suis jamais bien loin, le devoir d'un lige est d'être comme une ombre." "Ne me parlez point d'ombre ce matin, Iraën. La journée est déjà bien assez sombre à mon goût." "Allons, ma Dame. Ce soir vous serez une véritable Dame et une épouse comblée, j'en suis sûr." "Et ce matin, je ne suis qu'une orpheline." soupiré-je tristement, les larmes au bord des yeux.
Je déjeune malgré tout, profitant du bouillon où nagent quelques morceaux de lièvre fins et goutus, tout en regrettant les brioches chaudes au miel qui embaument l'air du manoir depuis la fin de la nuit. Cela fait, je m'installe près de ma fenêtre et retourne bon gré mal gré à mon ouvrage, il me faut le finir et j'en ai encore pour quelques heures de travail. La nappe de l'autel des fiançailles m'aura pris quasiment la semaine pour être achevée, mais je voulais un décor reflétant mes ambitions. La superstition veut que plus la nappe de fiançailles est travaillée et détaillée, plus le mariage sera riche et heureux. Si le tissu est tâché au cours de la cérémonie, le mariage se finira par un décès brutal. Le pire pouvant arriver est que la fine étoffe soit déchirée, signifiant que le mariage est maudit par les dieux.
"Tu as entendus, les prêtres noirs ne sont pas arrivés hier soir." "Mais... et les préparatifs en bas ?" "Les fiançailles sont maintenus d'après ce que m'a dit le fils de la cuisinière. Il y aura du faisan et même un cygne que le jeune Aon a chassé en arrivant ici." "Le neveu de notre suzerain est un excellent chasseur, nos ventres le remercieront encore demain matin !"
"Iraën, ferme cette porte !"
Ma voix est emprunte d'une colère aiguë mâtinée de rage et d'une sourde tristesse; cependant elle reste la voix fluette d'une gamine. Iraën obéit malgré tout avant de se tourner vers moi. Je le dévisage de mes grands yeux bleus emplis de larmes qui ne veulent même plus couler.
"Est-ce vrai, Iraën ?" Ma voix est blanche, brisée par l'émotion. "Je l'ignore ma Dame. Voulez-vous que j'aille me renseigner ?" "Nul besoin, Sire Neyraën. Tout le monde le sait dans le château, sauf vous deux." "Que dites-vous donc, Lénya ?" "Rien d'autre que la vérité, Chevalier Lige. C'est la raison pour laquelle vous n'avez pas été autorisé à quitter votre chambre, Dame. Dame Nareys a ordonné à tout le monde de se taire et a promis le fouet à ceux qui parleraient."
Je me tais, que pourrais-je donc dire après une telle nouvelle ? Je suis littéralement sous le choc et préfère retourner à ma broderie, pour oublier le monde, la cérémonie de ce soir et surtout mes deux derniers parents. La journée passe ainsi, sans qu'aucun de nous trois n'aborde le sujet, je suis en colère et cela se sent sur la qualité de mes points, mais j'essaye cependant de me calmer et de faire au mieux; pour qu'au moins mes prochaines années soient heureuses pour mieux oublier mon présent.
A midi, la fille de la cuisinière vient nous apporter nos deux repas, à Iraën et à moi, la gamine est muette de naissance, rusée ma tante, au moins celle-là nous ne pourrions pas l'interroger. C'est d'ailleurs la seule visite que nous recevons avant le coucher du soleil, même Lénya a trouvé à s'occuper ailleurs, nous laissant seuls.
"Iraën, je n'ai pas oubliée ma promesse aux Dieux. Si celui qui m'a été choisi pour époux ne me convient pas, je m'enfuirais." "Et que ferez-vous ensuite ?"
Je sens un soupçon de moquerie dans sa voix, comme s'il parlait encore à la petite fille qu'il a élevée et non à sa Dame, d'autant qu'il n'a, ne serait-ce que tourner la tête vers moi. Il réagit comme le fait un adulte face à un caprice d'enfant, comme le prêtre l'a fait envers moi d'ailleurs quand j’ai murmuré cette prière, il y a une dizaine de jours. Hors cette décision est mûrement réfléchie, cela fait déjà plus d'une semaine que j'y pense et là, je ne cherche pas un avis ou quelqu'un qui me détournerait de mon idée, mais un soutien si je dois en arriver à cette extrémité. C'est de mon chevalier-lige dont j'ai besoin, pas de mon précepteur.
"Je ne suis plus votre élève, c'est votre Dame qui parle."
Je tente de prendre une expression sérieuse, la même que quand mon père a annoncé à ses gardes qu'ils partaient à la guerre pour le Roi. Et cette fois-ci, cela semble marcher, Iraën se retourne vers moi et après un instant d'hésitation, il plante un genou à terre et baisse la tête.
"Pardonnez-moi, ma Dame. Je voulais dire où irons-nous et que voulez-vous que je fasse ?"
Je souris, rassurée et lui explique ce que j'ai en tête pour la suite...
_________________ Naya, fille du chevalier Cyrial de Rougeaigues, seigneur de Melicera
|