Il faisait sombre dans la pièce, uniquement éclairée par des bougies, les volets ayant été refermés. Les multiples plantes disposées dans la pièce réfléchissaient des ombres mouvantes et inquiétantes. La table avait été poussée contre un mur. Seule une chaise trônait au centre. Une chaise sur laquelle était installé Alfort, mains dans le dos, ligoté solidement et toujours inconscient. Un vent frais filtrait à travers le trou d'une des fenêtres, laissant passer un courant d'air qui faisait vaciller les flammes des bougies. Ezekiel était assis sur la table, sa jambe endolorie tendue et bandée. Le sang sur son visage avait seché et laissé quelques croûtes autour de son nez qui lui, miraculeusement, n'était pas cassé. Borri attendait, bras croisés, face à l'évanoui. Il n'y avait qu'eux dans la pièce. Harolt avait méchamment dérouillé durant le combat. Il avait certes réussi à prendre le dessus sur son adversaire, mais uniquement grâce à l'intervention salvatrice de Kevron et au prix de multiples hématomes, dont l'un assez sévère, son flanc ayant été transpercé. Ezekiel devait lui aussi son semblant de victoire à la magie tellurique de l'Errant. Le voleur se faisait soigner dans la pièce d'à côté par Kevron et sa connaissance pointue des plantes et remèdes. Les cadavres des deux gardes avaient été dissimulés, personne ne semblait avoir vu ou entendu l'escarmouche s'étant déroulée antérieurement. Tant mieux.
Leur plan s'était finalement déroulé positivement, malgré les quelques accrocs qu'ils durent subir. Restait maintenant à obtenir une information précieuse. Une information vitale, qui cesserait cette traque dont le trio était victime depuis maintenant trop longtemps. La position de Manfred. Sa cache. La clé de cette primordiale indication se trouvait inconsciente au beau milieu de ce qui se trouvait désormais être une salle d'interrogatoire. La tension était palpable. Borri trouvait certainement le temps long, car il se dirigea vers la table où était juché le rôdeur. Il plongea un petit bol dans le seau d'eau ayant viré au rouge suite au soin des blessures consécutives à l'échauffourée passée et s'approcha d'Alfort. Il le contempla un court instant d'un visage dépité, puis versa le contenu du bol sur la nuque du vieux soldat. Cela eut l'effet escompté. En un sursaut, Alfort reprit connaissance, se débattant inutilement jusqu'à respirer plus lentement.
- Bande d'enfoirés...Comme simple réponse, Borri lui adressa un coup bien senti dans la joue.
- J'ai une première question pour toi, mon vieil ami... Éprouves-tu le moindre regret ?Le ton était donné. Alfort savait bien que les réponses qu'il fournirait l'épargnerons ou non des coups.
- Tu veux dire maintenant que je suis sanglé à une chaise avec ma vie entre tes mains ?Borri ricana doucement.
- Toi et tes réponses à la con... Ça m'avait manqué.Cette fois ci, ce sont les côtes du vieux soldat qui firent la rencontre des phalanges de Borri, lui arrachant un cri de douleur.
- Ah, Borrislav maudis sois-tu !! Non, je ne regrette rien ! Cela fait des années que je fais ce travail de merde, pour un salaire de merde, qui me permet à peine de nourrir ma famille et me regarder dignement dans une glace !
- Parce que maintenant que tu es un traître et un corrompu, tu penses augmenter ton estime de toi ? Vieux con... Tu n'as aucune dignité.Ce fut au tour d'Alfort de rire. Un ricanement désabusé et jaune. Borri avait toujours été ainsi. Dans la confrontation. Le vieux soldat avait toujours rêvé de le surpasser, pouvoir lui accorder à son tour ce regard plein de condescendance et d'audace. Il n'avait que trop longtemps vécu dans l'ombre de cet homme, le jalousant intérieurement.
- Borrislav le preux. Tu as toujours des leçons à donner à tout le monde, ça ne change pas. Tu vaux tellement mieux que nous tous. Toi, le saint d'esprit, le droit, le...Nouvel impact. Nouveau cri. Du sang commençait à couler finement de la bouche d'Alfort.
- Où est Manfred ? Combien sont-ils ? Réponds.
- Va te faire enculer.Borri se déchaîna, les coups se déversèrent en même temps que sa frustration, sa fatigue, son impatience. Ezekiel se redressa vivement, non sans froncer des sourcils. Sa jambe lui faisait mal. Il empêcha Borri d'ajouter une nouvelle ecchymose sur le visage tuméfié d'Alfort en lui saisissant le bras.
- Bravo. Il s'est évanoui. Plus qu'à attendre.Alfort ouvrit péniblement les yeux. L'un d'entre eux refusait de se déployer entièrement. Il n'entendait qu'un sifflement, ainsi que sa respiration. Difficile, saccadée. Mutilée. Sa vision était floue. Il ne voyait quasiment rien. Hormis une silhouette, assise sur ce qui semblait être une table, bras croisés. La lumière était faible. Ou était-ce sa vie qui l'abandonnait ? La silhouette se redressa, parla. Il n'était pas sûr de tout comprendre, la voix résonnant tel un écho à travers son crâne martyrisé.
- Borri. Il s'est réveillé.
Un bruit. Une porte venait de s'ouvrir. Des pas. Il avait le goût du sang dans la bouche, sentait sa lèvre gonfler. Il n'avait plus aucun repère. Un nouveau bruit, quelque chose qu'on traîne. Une nouvelle silhouette fit son apparition. Assise face au dossier d'une chaise, posée toute proche de lui.
- Bien dormi ? On peut reprendre ?Le vieux soldat ne savait que faire. D'une certaine façon, oui, il en avait des regrets. Le regret de n'avoir pu les capturer lors de leur visite à la taverne la veille. Le regret de n'avoir pas compris qu'Abraham s'était totalement joué de lui en lui communiquant de manière innocente que Borri et ses compagnons logaient chez un ami commun dans une maison isolée du village. Que lui restait-il maintenant ? Il était à leur merci, avec pour seul espoir de s'en sortir vivant le fait d'avouer où se trouvait ce fameux Manfred. Cet homme qui l'avait approché quelques jours auparavant pour lui proposer un marché, récupérer et lui livrer trois vagabonds en échange d'une coquette somme. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il vit que Borri se trouvait parmi ses cibles. Mais il ne voulait certainement pas être la cible des représailles de cet esclavagiste. Il avait senti la cruauté dont cet homme était capable. Finalement, c'était bien lui le grand perdant de toute cette histoire.
- Ils... Sont tapis dans une grotte aux abords... De la forêt. Celle où se trouvait l'ancienne mine, désaffectée depuis bien... Des années. Tu vois très bien celle dont je parle...
Les mots lui venaient difficilement, une côte ou deux de cassées, très certainement. Ses forces s'étaient presque toutes envolées.
- Leur nombre.- Six ou sept, pas plus... Qu'est-ce... Qu'-est ce que vous espérez ? Vous êtes salement amochés, vous ne faites pas le poids contre eux...
- Non. On ne fait pas le poids. Mais écoute ce qu'il va se passer. On va te dorloter toute la journée durant et demain, tu vas prendre ton plus beau sourire et nous "livrer" à eux.Ils étaient fous. Que cherchaient-ils à prouver ? Il n'y a pas mort plus stupide qu'en jouant aux héros au lieu de rester à sa place. Alfort était à bout, mais il puisa dans ses réserves pour laisser échapper un ricanement moqueur.
- Et qui te dis que... Que je vais rentrer dans ton jeu... ?Borri sourit. Il n'attendait que ça.
-J'ai mes arguments. Ezekiel. Le rôdeur ne bougea pas. Il n'acceptait pas ce que son aîné lui demandait. C'était tout simplement contraire à ses principes, à son credo.
- Fais le, toi.Borri soupira longuement. Leur crédibilité venait d'en prendre un coup. Il n'avait pas envie de lancer ainsi un débat au beau milieu de la pièce avec leur captif comme spectateur. Cela n'aurait fait qu'encorner encore plus leur pouvoir de persuasion.
- Bon... Puisque c'est ainsi. Tiens, dis moi, Alfort ? Comment va Magda ?En un instant, la lucidité du vieux soldat rejaillit.
- Non... Borrislav, tu n'oserais pas.Le vétéran se releva, sans un mot. Il quitta la pièce. S'absenta un court instant.
- Toi, là, continua Alfort en désignant Ezekiel d'un chétif mouvement du menton.
Tu cautionnes ça ?Ezekiel resta de marbre. Il devinait parfaitement ce qu'Alfort tentait actuellement de faire. Il voulait le faire douter, les diviser. Ça ne prendrait pas. Bien qu'il objectait entièrement l'idée de se servir d'un innocent en guise de moyen de pression, d'autant plus en jouant sur la corde sentimentale, il ne trahirait pas ses compagnons. Il se remémora ce que Borri lui avait dit juste avant, alors qu'Alfort était encore dans les vapes et que Kevron lui soignait sa jambe. Que c'est ainsi que l'on doit réagir lorsque notre vie est en danger. Mettre au placard ses idéaux et calculer uniquement en fonction de ses intérêts. Peser le pour et le contre. La vie de ses compagnons, ceux avec qui il commençait à tisser des liens, ou la gêne d'avoir effrayé un vieil homme en menaçant sa femme devant lui. Vu comme ça, il était clair que le choix était vite fait. Ce sont ces décisions qui font grandir. Elles marquent plus que d'autres. Définiront des années durant quel genre de personne on est. Il devait se résoudre à l'évidence. Ce n'était que chimère que de pouvoir prétendre agir uniquement dans de dignes finalités.
Borri refit son apparition dans la pièce, une femme à la chevelure blonde et grisonnante et à la mine défaite à son côté. Il la fit s'asseoir sur la chaise, à distance respectable d'Alfort, une main sur son épaule. Voir son mari dans un état pareil fit monter les larmes aux yeux à la pauvre femme qui n'avait rien demandé mais se retrouvait bien malgré elle impliquée dans cette terrible affaire. Elle était pourtant silencieuse, ayant sans doute reçu des instructions de la part du vieux loup pour que tout se passe le plus calmement possible.
- C'est très simple. Je ne vais pas la menacer devant toi, ça ne nous avancerait en rien et ne ferait qu'attiser la tension. Tu vas tout simplement et gentillement me dire que tu vas coopérer avec nous et nous conduire demain auprès de ce fils de chienne de Manfred, sans faire d'histoires. Alors un de mes gars la laissera partir tranquillement demain soir. Considère bien ce que je viens de dire.C'était gagné. Le vieux soldat se résigna, à bout aussi bien physiquement que mentalement. Il ne voulait maintenant plus qu'une chose, que tout cela cesse. Cette histoire avait prit des tournures bien trop disproportionnées. Il était temps de remettre un peu d'ordre.
- C'est bon, j'abdique... Je ferai selon vos conditions.Du repos et de l'organisation étaient maintenant nécessaires.
La suite s'annonçait bien tourmentée..