La pénombre dans la pièce qu'elle vient de pénétrer est presque totale. Ignorant les cris, interpellations et autres bruits témoignant du tumulte régnant dans la salle d'à-côté, Shara reste accroupie, immobile, la respiration profonde et la tête froide. La belle entreprend sans attendre d'observer l'endroit où elle s'est réfugiée, grâce aux quelques rais de lumières qui filtrent des planches de bois placardées sur la fenêtre. De la présence de trois lits simples et en piteux état, elle déduit qu'elle se trouve dans une chambre, fait supplémentaire corroborant l'hypothèse selon laquelle leur lieu d'apparition serait une ancienne auberge. De son coin cependant, elle ne distingue rien de plus : les murs de bois n'ont rien de spécial sinon leur ancienneté, et elle n'aperçoit aucun autre élément de mobilier dans la pièce. Elle semble seule, et momentanément à l'abri de la folie de ses « compagnons ».

Elle prend un instant pour rassembler ses idées. Combien sont-ils dans l'autre pièce déjà ? Dix, peut-être quinze ? Quelles sont les chances pour qu'ils soient prisonniers de la corneille, eux-aussi ? Est-elle simplement victime d'une illusion ? Dans ce cas, les autres personnages sont-ils réels, peuvent-ils ressentir des sentiments, ressentir de la douleur ? Songeant au potentiel destructeur de ses fluides sombres, Shara se fait la réflexion que leur infliger une blessure quelconque pourrait être un bon moyen de démêler le réel de l'illusion. Mais qu'en sait-elle réellement après tout ? N'est-elle pas piégée dans un livre ?! Devant l'incongruité la plus totale de sa situation, la belle s'autorise un soupir d'agacement. Si jamais elle vient à croiser l'oiseau de malheur qui a ainsi osé la contraindre, elle n'hésitera pas une seconde à le plumer. Ou au moins lui casser une aile.

Au travers des parois de bois, elle entend soudain de longues plaintes féminines, sanglots et hurlements à faire pleurer une pierre. Quand le silence revient enfin, ce n'est malheureusement que pour un court instant : de nombreux chuchotements, des voix de femmes qui semblent venir de tous les recoins de la pièce à la fois, parviennent aux oreilles attentives de la belle, qui malheureusement ne parvient pas à saisir un traître mot de leur baragouinage. L'instant d'après, les voix se sont tues. Une manifestation magique à n'en pas douter, et ce n'est pas pour contenter Shara. Des forces sont à l'oeuvre ici, des forces qui la dépassent très probablement. Et la belle n'aime pas du tout cela.

Très lentement, silencieusement, Shara se relève et laisse retomber sa cape d'ombre. D'un pas qu'elle s'applique à rendre léger, elle commence à faire le tour de la pièce, caressant du bout des doigts les murs, regardant sous les lits, tapotant les matelas, inspectant les moindres recoins du cube de bois où elle se retrouve enfermée. Elle ne sait pas vraiment ce qu'elle cherche ; son instinct de préservation lui dicte cependant de s'assurer d'être bel et bien seule dans cette pièce. Et si la chance lui sourit, de tomber sur un quelconque objet qui pourrait lui servir d'arme. Après tout, elle venait de voir un homme se faire tuer à coups de pelle, alors pourquoi ne pas s'armer d'un pied de lit !

Quelles que soient les choses qu'elle trouve, elle décide de terminer son tour d'inspection en jetant un coup d'oeil au travers des interstices entre les planches de bois qui condamnent la fenêtre. Loin d'elle l'idée de s'enfuir par là pour l'instant ; elle ignore pourquoi la fenêtre a été barricadée de la sorte, et elle n'aimerait pas en découvrir la raison à cause d'une initiative stupide. Zewen sait que Shara Sa'sara abhorre la stupidité.

Du coup d'oeil que Shara a jeté à l'extérieur, au travers des rugueuses planches de bois obstruant la fenêtre, il n'y a pas grand chose à retenir. Une clarté diffuse, quelques ombres mouvantes, à peine quelques frémissements de vent. Pour une raison qui lui échappe, il lui est impossible d'apercevoir clairement l'extérieur. Les vitres sont-elles simplement fumées, ou bien la magie est à nouveau à l'oeuvre ? Elle ne saurait le dire, mais la belle commence à trouver exaspérante l'accumulation des broutilles qui se mettent en travers de son chemin conquérant.

En revanche, son inspection de la chambre se révèle bien plus fructueuse, puisque lorsqu'elle se penche pour regarder sous l'un des lits, son regard croise soudain celui d'un petit garçon. Ce n'est pas par hasard que Shara s'est dirigée vers ce lit en particulier : quelques secondes auparavant, elle avait distingué des sanglots étouffés semblant provenir du sol.

Tableau typique de la détresse enfantine, le gamin n'est que grands yeux humides et lèvres tremblotantes. Accompagné en prime par un chaton, ils forment à eux deux une paire capable de faire chavirer n'importe quelle créature dotée d'un tant soit peu d'instinct maternel. Inutile de préciser, donc, que leur petit numéro laisse la belle de marbre. C'est la première fois que Shara voit un petit garçon, a fortiori un petit garçon pleurer, mais elle décrète bien vite qu'il s'agit d'un spectacle aussi déplaisant et méprisable que de voir une petite fille fondre en larmes. Shara n'a elle-même jamais pleuré. Dès son plus jeune âge, elle s'est imposé une discipline personnelle de fer, encore plus rude que celle des Soeurs. Elle n'a jamais éprouvé le besoin de pleurer, d'une part parce qu'elle était en général trop détachée pour se laisser aller à une telle manifestation, d'autre part parce que lorsqu'un événement parvenait à l'affecter, elle préférait mobiliser son énergie pour éliminer son problème plutôt que de s'apitoyer sur son sort.

Pour le dire très clairement, ce gamin n'a pas eu beaucoup de chance de tomber sur Shara Sa'sara. Ou plutôt si, il aurait pu tomber sur un tueur en puissance, un sadique qui se serait empressé de passer outre sa supplication et de lui régler douloureusement son compte. Mais ce n'est pas le genre de la belle. Elle n'a absolument aucun intérêt à se préoccuper du sort du garçon. D'ailleurs, sa première intention est de le laisser terré dans son trou, lorsqu'elle remarque l'éclat d'une lame, serrée dans sa petite main.

(« Voici peut-être l'arme que je cherchais. Viens voir Tata Shara, mon petit. »)

Changeant aussi radicalement d'idée que d'expression, elle plaque sur son visage un sourire rassurant et, s'agenouillant pour pouvoir regarder plus confortablement le gamin, elle l'interpelle d'une voix qu'elle s'applique à rendre douce :

« Bonjour, toi ! N'aie pas peur, tu peux sortir, je ne vais rien te faire. »

Pour lui montrer sa bonne foi, elle agite sous son nez ses deux mains vides. Elle reprend :

« Que fais-tu caché ici ? Comment t'appelles-tu ? Moi, c'est Shara. »

L'intrépide Shara n'a pas pour habitude qu'on lui désobéisse, ou simplement qu'on soit en désaccord avec elle. Lorsqu'elle prend la peine de vous adresser la parole, elle se fait la voix indiscutable du bon sens et de la raison – ou du moins prend-elle soin de vous le faire croire –. La belle choisit toujours ses mots avec le plus grand soin ; elle sait quel pouvoir ils peuvent receler s'ils sont habilement maniés. De manière générale, elle exècre les bavardages sans queue ni tête et hisse le laconisme au rang de principe de vie. Oh, elle pourrait très bien jouer le rôle d'une pipelette écervelée s'il le fallait. Mais il lui en coûterait beaucoup ; non pas parce qu'elle aurait peur qu'on la juge idiote (elle sait parfaitement à quoi s'en tenir, et ce que vous pourriez penser ne l'intéresse de toute façon pas le moins du monde), mais tout simplement parce que l'idée de s'abaisser un instant au niveau de la lie humaine la répugne. Shara est une femme sans concessions, pour les autres comme pour elle-même ; et si elle accepte de dévier de sa ligne de conduite dès que les circonstances l'exigent, c'est uniquement parce qu'elle sait que les rôles qu'elle joue sont temporaires et n'auront aucune conséquence sur sa perfection.

Ainsi donc, la belle n'est guère surprise lorsque le petit pleurnichard se décide à ramper hors de son trou pour la rejoindre. Elle note dans un coin de son esprit qu'il cesse aussitôt de geindre. Peut-être n'est-il pas si indigne d'attention que cela, finalement. Tandis que la boule de poils qui leur tient compagnie part se réfugier sous un autre lit, le garçon se présente sous le nom de Marcus. Il lui raconte qu'il s'est retrouvé dans l'auberge de la même manière qu'elle, à savoir à cause du livre de cette fichue corneille, et qu'il a décidé de se cacher ici parce qu'Aram lui fait peur. La belle remarque immédiatement cependant que Marcus passe sous silence la vraie raison de sa retraite dans la chambre. Elle mettrait sa main à couper qu'il a été témoin d'une scène importante avant leur arrivée à tous, une scène assez effrayante pour le faire déguerpir dans le coin sombre le plus proche.

Shara résout de tirer cette histoire au clair en regardant le petit garçon attacher maladroitement sa dague à sa ceinture. Elle n'oublie pas qu'il s'agit de cette lame son véritable objectif, mais elle doit d'abord gagner la confiance de Marcus pour qu'il lui livre ses informations. Laissant transparaître un nouveau sourire rassurant (ses zygomatiques ne sont guère habitués à faire tant d'exercice), elle s'assoit sur le lit et tapote la matelas à côté d'elle, invitant l'enfant à prendre place à ses côtés. Puis, tâchant de reproduire le ton que sa mère d'adoption, Ylira, utilisait pour l'amadouer, elle lui répond :

« C'est moi qui suis chanceuse d'être tombée sur un brave petit garçon comme toi. Nous allons veiller l'un sur l'autre. » ajoute-t-elle en tapotant de l'index le bout du nez du gamin. Elle reprend :

« Je suis venue ici parce que c'est le bazar dans la salle commune, histoire d'attendre tranquillement que les choses se calment. Mais dis-moi, Marcus, qu'as-tu vu en arrivant ici, dans la salle avec le vieux monsieur ? Je ne suis pas dupe tu sais, je sais bien que tu ne m'as pas tout dit.  »

Nulle réprimande dans la voix de la belle, transformée pour l'occasion en l'image-même de la mère compréhensive. Une simple curiosité bienveillante, enveloppée dans une belle couche de gentillesse.

Pendant ce temps-là, les pensées de la belle ne sont focalisées que sur une chose : la manière de se débarrasser du gamin dès qu'il ne lui serait plus utile.

Gardant soigneusement son masque de jeune fille bienveillante, Shara accueille la proposition de Marcus avec un éclat triomphant dans le regard : la dague était à elle ; elle est arrivée une fois de plus à ses fins. L'on pourrait croire que la belle, aussi froide et détachée qu'elle est, ne ferait pas grand cas de sa petite victoire sur la volonté malléable du jeune garçon – d'autant plus qu'elle manipule son entourage presque machinalement – . Cependant Shara est assoiffée de pouvoir et n'a jamais su étouffer les étincelles de satisfaction qui crépitent dans son ventre lorsqu'elle mène autrui par le bout du nez. Ce n'est guère plus qu'un chatouillis triomphant, auquel elle n'accorde finalement que très peu de valeur. Mais tout de même, après toutes ces années, le crépitement est toujours là et la satisfaction aussi.

En réaction à la déclaration du jeune Marcus sur sa capacité à les protéger, l'intrépide esquisse un sourire qui se veut timide, et tend délicatement une main en direction du petit garçon pour récupérer l'inestimable lame. Alors qu'elle est sur le point de s'en saisir, et qu'elle est persuadée d'avoir Marcus dans sa poche, ses yeux innocents s'écarquillent soudain de terreur et il lâche la dague qui tombe bruyamment au sol, brisant d'un tintement métallique funeste la bulle de silence et de confiance qu'ils avaient, certes faussement, déployé autour d'eux. Etouffant la pointe d'irritation qu'elle ressent devant ce soudain revirement de situation, elle ramasse calmement la dague tandis que le gamin file se terrer sous un lit. Il était impossible que Marcus ait compris le peu d'intérêt qu'elle portait à sa sécurité, impossible qu'il ait percé à jour son double-jeu. Très logiquement, donc, elle pivote lentement sur elle-même pour faire face à ce qui a terrifié le garçon.

(« Par Zewen, quelle est cette chose ? »)

Tandis qu'elle observe l'immatérielle créature à l'aura menaçante, elle ne peut s'empêcher de lever un sourcil perplexe. Les ombres étaient pourtant son affaire : elle y évoluait depuis de nombreuses années déjà, et était capable de leur commander. L'imposante silhouette noire s'étalant sur le mur devant elle, cependant, relevait d'une magie qui lui était inconnue (ce qui, une fois de plus, l'exaspère au plus haut point). D'une tête de plus qu'elle, se trouve sous ses yeux l'ombre d'un homme armé d'une massive hache d'armes. D'une noirceur telle qu'elle scintille dans la pièce pourtant chichement éclairée, la forme est imposante, menaçante, et surtout sans propriétaire. Car nul guerrier en chair et en os dans la petite chambre : simplement un gamin terrifié et son petit chat, une ombre au mur, et la belle, la main serrée sur sa dague, une froide détermination dans le regard.

Du premier coup d'oeil, elle devine que la chose n'est pas là pour décorer les murs. Quelle que soit sa mission, l'ombre a l'intention d'attaquer Shara. La malveillance se lit dans sa posture et sa simple présence semble avoir fait chuter la température de la petite pièce de quelques degrés. Shara se fait la réflexion que cette auberge est décidément pleine à craquer -disons-le clairement- d'emmerdes. Habituée cependant à la discipline de fer de soeurs de Selhinae, elle écarte toute pensée importune de son esprit et se concentre pleinement sur le combat qui va suivre. D'une voix claire, sans émotion, presque métallique, elle lance au petit garçon :

« Reste caché, Marcus. Je vais m'occuper de cette créature. »

Non pas qu'elle s'inquiète pour la sécurité du gamin ; elle s'assure simplement qu'il ne l'encombrera pas pendant l'affrontement imminent.

Shara Sa'sara, princesse de la nuit, contre une ombre. La partie est tellement inégale qu'elle en sourirait presque.

La tête froide et la respiration presque paisible, la belle resserre sa prise sur sa lame nouvellement acquise et mobilise méthodiquement ses connaissances pour établir une première stratégie de combat. S'agissant d'un adversaire de nature magique, elle se doute que ses fluides lui seront plus qu'utiles, et elle n'hésitera pas à en user s'il le faut. Cependant, elle sait parfaitement aussi que son pouvoir d'imposer sa volonté aux ombres lui coûte beaucoup d'énergie, tant et si bien qu'elle ne peut s'en servir que de façon parcimonieuse et réfléchie. La dague fera parfaitement l'affaire, décrète-t-elle pour le moment.

D'un mouvement circulaire de la tête, Shara jette un coup d'oeil dans la petite chambre, à la recherche du porteur de l'ombre. Si ses noires servantes cachent les mêmes secrets que son adversaire, un objet ou un corps, tangible, bien réel, est nécessaire à la matérialisation de l'ombre, à son ancrage dans notre réalité. Malheureusement, elle ne remarque rien qui pourrait servir d'hôte, dans la pénombre ambiante de cette chambre dénudée. Le guerrier semble tout droit surgir de dessous l'un des lits, sans raison, de façon presque absurde.

Se fiant à ses connaissances magiques, Shara se pense pour l'instant à l'abri de toute attaque ; le guerrier et elle ne partageant pas le même plan de réalité, elle est persuadée que la seule façon pour lui de l'atteindre est de frapper l'ombre de l'intrépide, qui se trouve par chance sur un autre mur, hors de portée. Ses pensées filent à la vitesse de la lumière ; à peine une seconde s'est écoulée depuis qu'elle s'est retournée pour faire face au guerrier noir. Shara pense d'ailleurs avoir à disposition quelques précieuses secondes supplémentaires, le temps que l'ombre glisse jusqu'à la sienne pour la frapper ; secondes qu'elle compte employer à la recherche de l'ancrage du guerrier.

Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'un bras vaporeux d'obsidienne surgit du mur, lançant en sa direction la morsure macabre d'une lame de noirceur. Prise au dépourvue, la hache de son adversaire la traverse de part en part, tandis qu'elle étouffe un cri de stupeur. Alors qu'une arme normale l'aurait purement et simplement coupée en deux, la blessure causée par l'ombre est d'une nature bien plus insidieuse. Avec presque une seconde de retard, une vague de froid absolu la traverse, la jetant à genoux, le souffle court. Shara a l'impression d'avoir été griffée par la main de Phaïtos elle-même : un douleur lancinante explose dans sa plaie fictive tandis qu'une souillure, atroce, tenace, révoltante, semble imprégner sa chair et infecter son âme. Aussi silencieuse qu'une statue, la belle aurait souhaité être proprement découpée en deux, plutôt que de subir pareil supplice.

Une étincelle de rage puis très vite un brasier s'allume et envahit son regard. Personne, absolument personne, qu'il soit humain, elfe, ou même Dieu, ne peut espérer survivre au courroux vengeur de la belle. Personne n'a le droit de l'atteindre. Personne. Quelle que soit la magie qui anime ce guerrier, Shara compte l'anéantir. Seul le néant est une réparation suffisante pour un affront fait à Shara Sa'Sara. Que ceux qui l'ignore encore se le tiennent pour dit.

Décrivant un funeste arc de cercle, les lames de la hache pivotent pour viser à nouveau la jeune fille. Hors de question de se laisser toucher une nouvelle fois, et Shara se jette promptement par terre, évitant de justesse la guillotine d'ombre. Presque par hasard, son regard croise celui lumineux du chat de Marcus, caché sous le lit juste en face d'elle. Elle remarque alors qu'une aura sombre flotte autour du félin, comme une brume noire et scintillante, et comprend tout de suite que l'hôte qu'elle cherchait se trouve sous ses yeux.

Evitant un nouveau coup de hache qui traverse le sol sans faire le moindre bruit, elle roule sous le lit et attrape sans ménagement le chaton et le lance à découvert, en direction du mur le plus proche. Le petit chat atterrit sans problèmes sur ses pattes, et lance un furieux feulement à son encontre. L'ombre quant à elle, ne semble pas affectée le moins du monde par son intervention, et entreprend de faire surgir du mur un second bras, scintillant, noir de jais, vapeur menaçante. Ne préférant pas penser à ce que pourrait donner l'intégralité du guerrier en trois dimensions planté au milieu de la pièce, elle se faufile en dehors de sa cachette, se relève, et donne sans ménagement un violent coup de pied au chat, ignorant les sanglots indignés de Marcus.

Le félin lâche un couinement suraigüe et file s'écraser contre un mur, à la grande satisfaction de Shara. Persuadée d'avoir déstabilisé le guerrier d'ombre, elle se retourne vivement en sa direction pour être cueillie par un violent coup du plat de la lame en pleine figure. Bien que ne subissant pas de réel choc, la belle en est projetée par terre, et bien que ce ne soit guère digne d'elle, reste prostrée par terre, estourbie par le choc, effarée par l'invulnérabilité de l'ombre. Le chat quant à lui est mystérieusement indemne.

Pour la première fois de sa vie, tandis que l'ombre s'extirpe tout à fait du mur et glisse lentement dans sa direction, prête à lui asséner à nouveau un formidable coup de hache, Shara sent son coeur chuter dans sa poitrine. Plus tard, quelqu'un lui dira que c'est ce qu'on ressent lorsqu'on a peur.

Titubante, Shara se relève pour faire à nouveau face au guerrier, qui la domine d'une bonne tête, tout de vapeur sombre constitué. Pour la première fois de son existence, elle ignore quelle est la solution. Le chat derrière elle est invulnérable. Quant à tenter d'attaquer l'ombre avec sa lame, cela lui paraît aussi absurde que de mettre un coup d'épée dans l'eau. Loin d'elle l'idée, cependant, de laisser apparaître son trouble. Maîtresse d'elle-même en toutes circonstances, elle arbore un regard froid et hautain, défiant la Mort d'oser venir la chercher. Shara Sa'Sara est dans une situation désespérée, mais le désespoir n'est pas grand chose devant sa volonté.

Posant délicatement sa main libre sur son coeur, elle plonge en elle-même à la recherche de ses propres ombres. Qu'elles s'affrontent donc, et nous verrons bien qui l'emportera. Ignorant le flux tumultueux de ses pensées, celui un peu plus paisible de ses émotions, elle parvient jusqu'à la source de sa magie : ses fluides d'ombre. D'un effort de volonté familier, elle commande à ses ombres de jaillir hors de son corps. Une noirceur mi-liquide mi-vapeur commence alors à suinter de tous les pores de sa peau,, en de gracieuses circonvolutions, la rendant un instant aussi noire et scintillante que le guerrier qui lui fait face, mais surtout, plus belle et mortelle que jamais. Puis, d'un mouvement de la main empreint de toute l'autorité que la belle possède, elle lance ses servantes à l'assaut du guerrier. Les volutes de brume noire brisent leur paresseuse chorégraphie et convergent d'un coup vers leur cible, plus glacées que le plus impitoyable des blizzards.

La belle comprend tout de suite que son sortilège a atteint sa cible. Pour une raison qui lui échappe, ses propres ombres sont parvenues à absorber un peu de l'énergie qui anime le guerrier. Tandis qu'elle ressent une légère vague de soulagement, les contours de l'ombre adverse se brouillent un court instant. Un rictus vindicatif s'esquisse progressivement sur son visage parfait : son adversaire peut être vaincu, et le sera.

A son grand damn cependant, l'inexorable fatigue causée par l'utilisation de sa magie vient s'ajouter à sa douleur et sa confusion, et elle échoue à commander une nouvelle fois à ses ombres. Serrant les dents de rage, contre elle-même, contre cette maudite corneille, contre cette magie dont elle ignore tout, elle se prépare à bondir pour esquiver un nouveau coup de hache, bien qu'elle soit déjà assez sérieusement atteinte.

Aussi stupéfiant que cela puisse être pour Shara, l'issue du combat fut déterminée par Marcus. Alors que le guerrier lève sa hache en vue d'amocher encore plus la belle, il sort soudain de sa cachette et à l'aide d'un petit lance-pierre, lance un caillou sur la tête du guerrier, en criant d'une voix tremblotante : « Laisse-la tranquille ! »

Lorsqu'elle voit le caillou heurter l'ombre, et non pas la traverser, Shara comprend soudain son erreur et se maudit d'avoir pêché par orgueil. Le guerrier peut être blessé physiquement, et c'est grâce au petit pleurnichard qu'elle a pu le découvrir. Elle remettra son jugement le concernant à plus tard. Sans plus hésiter, elle assure sa prise sur dague et la plante violemment dans la poitrine du guerrier d'ombre. Tandis que retentit un miaulement déchirant auquel elle ne prête aucune attention, elle dégage son arme du nuage de vapeur étrangement solide, et plante à nouveau avec toute sa hargne sa lame dans l'abdomen de son adversaire. Et elle recommence, encore et encore, avec un acharnement à la hauteur de sa rage et de sa soif de vengeance. Elle recommence, encore et encore, jusqu'à ce que les bruyantes souffrances du chat s'arrêtent. Elle recommence, encore et encore, jusqu'à ce que les volutes maléfiques se dispersent et disparaissent tout à fait, la laissant haletante, en sueur, les jambes tremblantes et prête à tourner de l'oeil.

Alors, tout doucement, elle s'assied sur un lit et attire le petit garçon dans une longue étreinte.

Sentant contre son corps pantelant palpiter le coeur affolé du petit garçon, Shara se sent troublée. Jamais ô grand jamais elle ne s'est laissée dominer par ses sentiments : c'est la marque des faibles. Pourtant, malgré les pleurnicheries du gamin, malgré son caractère encombrant, malgré l'intention première de Shara de l'abandonner à son sort une fois l'arme en poche, la belle se sent liée à ce petit être de chair et de sang, vulnérable, et éprouve le besoin irrationnel de garder dans son étreinte protectrice la petite frimousse de Marcus. Songeant avec une ironie amère que ses hormones doivent la travailler, elle prolonge leur embrassade jusqu'à ce que leurs respirations se synchronisent et s'apaisent à l'unisson. Avant d'être tout à fait calmé, le petit garçon a balbutié des excuses et une réflexion à propos de sa mère ; c'est à présent que le calme est revenu dans la pièce sombre que Shara prend la parole pour lui répondre :

« Tu es tout excusé, Marcus. Sans toi, je ne sais pas si j'aurais pu venir à bout de cette créature. »

Réfléchissant à deux fois au sens de ses paroles, Shara se tait brusquement, comme surprise. Elle a sans aucun doute prononcé ces paroles avec l'intention de le réconforter et de prévenir une nouvelle crise de larmes. Mais à présent que des images du combat défilent dans son esprit, elle prend conscience de la véracité inattendue de ses paroles : si Marcus n'avait pas utilisé son lance-pierres contre l'ombre, elle aurait très bien pu succomber. N'avait-elle pas ressenti pour la première fois le doute et la peur pendant l'affrontement ? Voilà une révélation capable d'ébranler le monde jusque là imperturbable de Shara. Elle, l'intrépide, l'affûtée, la dangereuse, à la merci d'une ombre (qui plus est) et sauvée par un enfant ?

Elle doit reconnaître qu'elle a un faible pour ce petit, bien que le terme lui arrache la bouche. Si elle était fidèle à elle-même, elle trancherait la gorge du bambin sans autre forme de procès, et sortirait de l'auberge la dague à la ceinture, scellant à tout jamais le sort du gamin malchanceux. Et pourtant, la triste vérité est qu'à l'idée de faire du mal à cette créature innocente, blottie dans ses bras, elle se dégoûte purement et simplement.

Pour faire cesser l'infernal tourbillon de ses pensées, la belle rompt l'étreinte avec Marcus et le tient à bout de bras devant lui pour lui dire :

« Oublions cette histoire et sortons d'ici. Je garde la dague, et tu me couvres avec ton lance-pierres, d'accord ? »

Une nouvelle fois, elle ponctue son dernier mot d'un petit tapotement d'index sur le nez du garçon. Puis, précautionneusement, elle se lève. Agacée, elle constate qu'elle est mal assurée sur ses jambes. Elle ignore quel sortilège a façonné le guerrier d'ombre, mais une chose est sure : cette puissance serait un jour sienne. D'une démarche lente et silencieuse, la belle se rend à la porte de la chambre et colle l'oreille au panneau de bois : selon ce qu'elle entendrait, elle déciderait de passer par la salle commune ou la fenêtre.