Le gouverneur sur l’épaule, Sirius derrière moi, les gardes à notre suite, j’avisai de grands vitraux en enfilade et me jetai sur le premier venu, le sifflet à la main. Tandis que mes coudes fracassaient le verre et que je basculai au-dehors, j’eu une pensée pour les merveilleux dessins que je venais de briser. Teruki laissa échapper un hurlement terrorisé et tenta de toutes ses forces de s’arracher à mon étreinte. Nous étions bien au troisième étage au moins. Je soufflai à plein poumon dans le sifflet magique, des éclats brillants sur les phalanges, priant pour que le cheval ailé ait le temps de nous sauver. Trop téméraire Sinaëthin, beaucoup trop téméraire… De précieuses secondes passèrent et je me recroquevillai sur l’enfant, me préparant à l’impact avec un goût de sang et d’amertume dans la bouche. Foutus canassons. La neige allait peut-être amortir le choc. Dame, et par tous les dieux... Je fermai les yeux, puis les rouvris sur l’étendue blanche et aveuglante de la neige. Je laissai à mon tour échapper un son, comme un sanglot étranglé, de celui ou celle qui voit sa vie défiler devant soi et fait un compte peu glorieux de ces longues années.
Tout ceci n’avait duré que le temps de trois ou quatre battements de cœur. Au dernier battement, tout disparu.
Je mis quelques instants à relâcher mes muscles et rouvrir les yeux que j’avais fermés au dernier moment. Je ne voyais plus rien. Une vague de désespoir m’envahit. Ma première pensée ne fût pas que j’étais morte, mais que j’étais aveugle. Cette vieille angoisse m’étreignait encore le cœur. Puis je vis mes mains, mon corps, comme au travers du brouillard du sommeil, au milieu d’un néant lumineux grisâtre qui avait également englouti le jeune Teruki. Nous flottions tous deux dans les airs, comme dans une eau invisible, qui nous laissait pourtant libres de respirer. Mes cheveux flottaient autour de moi, de même que mes vêtements, et ceux du jeune garçon. Etait-ce un rêve ? Un sort ? Ou étions-nous morts ? Ceci ne ressemblait pas tout à fait à ce que j’avais déjà vécu, au contact de la pierre de glace, mais je n’étais jamais vraiment morte alors qui saurait dire à quoi cela ressemblait. Je ne sentais plus rien. Ni chaleur, ni fraîcheur, ni douleur, ni faim, ni même le contact de mes doigts sur ma propre peau couverte de coupures. M’étais-je tuée et avais-je emporté le gouverneur avec moi ?
Les remords menaçaient de m’étrangler quand une voix inconnue et éthérée résonna dans cet espace indéfini.
- Pardonne-moi ce petit enlèvement. Une connaissance a fait appel à moi pour te mener à elle…
Je retins mon souffle. L’éclat de ce qui m’entourait se fit plus brillant, jusqu’à sa lumière me fit fermer les yeux à nouveau. Je la percevais même au travers de mes paupières. Et j’attendis. J’eusse voulu compter les battements de mon cœur pour me raccrocher à quelque chose mais je ne les sentais plus et tout son était absorbé par le brouillard de ce monde.
Lentement, je sentis la température baisser, et le monde peser plus lourd sur mes épaules. Je courbai la tête, ramenai mes bras autour de moi et grimaçai de douleur à ce mouvement. Je dû faire de plus en plus d’efforts pour respirer, prenant de grandes inspirations sifflantes. Dans un vertige, je pris conscience des morceaux de verres plantés dans mes poignets, mes coudes et mes épaules, et du liquide épais et chaud qui glissait sur mes avant-bras. Je ravalai ma nausée et tentai de me redresser pour éviter que ces bris n’entament plus profondément ma chair et m’en débarrasser.
Un vent glacial se leva, j’eu l’impression de tomber, et plissai davantage les yeux, craignant de ne découvrir un gouffre béant ou la terre loin au-dessous de moi. Le vent se mit à hurler, faisant fouetter mes cheveux épars et mes vêtements en piètre état. Je sentis bientôt de gros flocons s’écraser maladroitement sur moi et me brûler de leur morsure et j’ouvris grand les yeux, déboussolée.
Le ciel s’étirait, sombre et tourbillonnant, à perte de vue. Sous mes pas, une roche translucide couleur de glace et de ténèbres, balayée par la neige et des lambeaux de brumes. Dans un nouveau vertige je compris que ce n’étaient pas des lambeaux de brume mais de nuage et que l’altitude expliquait la force du vent et la vue imprenable sur l’immensité du ciel. Je ne doutais pas qu’en m’approchant du vide, j’aurais constaté que l’édifice sur lequel je me trouvais était perché sur la cime d’une montagne, perdue au milieu des nuages.
- Par la dame.
Là, au milieu de l'étendue de la tour, flottait une orbe bleutée veinée de noir et de blanc, dont les volutes tournoyaient autant que le ciel.
- Viens, murmurait-elle.
Et il me sembla reconnaître cette voix. J’étais émue au plus profond de mon être et pris une profonde inspiration. J'étais entièrement absorbée par cette vision et de toute mon âme j'aspirai à m'y plonger. J'approchai.
- Viens, murmurait-elle encore, plus douce, et plus impérieuse à la fois.
Des larmes se mirent à rouler sur mes joues. Et je touchai l'orbe.
Le hurlement du vent s’estompa, de même que la douleur du verre, la morsure du froid et la tiédeur du sang. Comme si un immense oiseau m’avait enveloppé de ses ailes protectrices et faisait rempart aux affres du monde. Comme un baiser salvateur déposé sur le front d’un enfant.
Frémissante, je me retournai. Derrière moi, d’immenses piliers taillés dans cette glace étrange et coupant le vent soutenaient un fabuleux chapiteau aux volutes sculptées de mille êtres fantastiques et érigés à la gloire d’un seul être, dont le colossal trône de glace se trouvait à présent devant moi. Des perles de gel s’accrochaient à ses cils et au fil de sa chevelure de soie blanche. Mille pierres ornaient son front, son cou, des bijoux à ses oreilles délicates et le reste de sa parure. Des écailles lumineuses l’habillaient de peu tandis que sa peau à la couleur surnaturelle luisait de givre. Mon regard s’accrochait à tous les détails de cet être tandis que ma conscience luttait pour parvenir à la contempler dans sa globalité. Je n’osai regarder ses yeux, je n’osai me dresser devant elle et pourtant tout en moi réclamait de lui faire front, me dresser fièrement et réclamer ses faveurs. Nul ne peut être préparé à rencontrer Yuia en personne.
Je la regardai enfin. Elle me toisa en silence. Je posai un genou un terre et m’inclinai devant elle.
Dans le silence de cette tour perdue aux confins du ciel, que seul brisait le froissement et le claquement des étoffes dans la bise, elle resta muette.
Soudain pleine de rancœur, de questions et d’espoir, je redressai le menton pour planter mon regard dans ses yeux d’un turquoise hypnotisant et pris la parole.
- J'ai répondu à votre appel, Ô Dame des Monts Eternels, déesse des immaculés et reine des Hiniöns. J'ai parcouru le monde, pour vous ma Dame, j'ai mené des batailles, j'ai lutté contre les ténèbres, je me suis dressée contre Oaxaca, j’ai suivi vos signes, et quand je venais à douter de vous, mon cœur et mon âme se rappelaient vôtres.
Je levai la main gauche, au creux de laquelle un Y avait marqué ma chair, comme on marque vulgairement le bétail.
- Mais toujours vous me demeurez muette, soufflai-je.
Ses yeux ne cillaient pas et elle ne faisait pas mine de répondre. Un instant, je me demandais si mon esprit ne m’avait pas joué des tours et si je ne faisais pas face à une simple, bien que merveilleuse, statut de la déesse Yuia.
- Ô déesse parmi les déesses, qui règne sur les monts éternels et confond les mortels. Votre étreinte immaculée est ma tombe et mon destin. Par trois fois à présent j’ai rejoint les limbes de l’oubli éternel et trois fois vous m’avez menée à vous et avez insufflé à nouveau la vie à ce corps meurtri. Vous avez fait de moi une élue. Aujourd'hui, vous m’appelez de nouveau auprès de vous. Répondez à mon oraison, déesse, pardonnez-moi l'imperfection de ma chair et guidez-moi, je vous en prie. Vos desseins me demeurent sibyllins.
- Tu as longtemps cherché.
Je sursautai presque.
- J'ai cherché la voie, Dame, votre voie. J'ai cherché vos signes, attendu vos invocations. Je n’ai jamais rien désiré tant que vous servir et vous rendre les honneurs de cette dette qui habite chacun de mes souffles.
Je parlais trop. Je tremblais presque.
- Il n’existe nulle dette que tu saurais réparer.
Je me pétrifiai.
- Tu es mienne à présent et depuis le premier jour où mon souffle t’a habitée. Elle semblait lasse. Tu m'as juré fidélité, tout en le regrettant. Tu t'es battue pour moi, sans le comprendre. Tu as suivi une ombre, et ignoré sa source. Son ton se durcit. Il est temps à présent pour toi de prendre ta place.
- Que voulez-vous ? soufflai-je avec peine.
- Tu ne saurais te battre, songer, aimer et pleurer pour une autre cause que la mienne. La colère la fit frissonner. Les armées sont en marche, les Dieux s'agitent. Oaxaca, cracha-t-elle, ne saurait restée impunie de ses actes. Elle viole toutes nos lois, les unes après les autres. Un jour les cieux eux-même se fendront de notre colère et la véritable guerre, celle des Dieux, éclatera. Le monde sombrera dans le chaos. Nous en souffrirons tous. Vous mourrez tous, pauvres mortels que vous êtes. Et nous devrons tout rebâtir. Même si Oaxaca est détruite, elle aura semé le chaos sur nos enfants et demeurera éternelle dans le chaos qui aura mis fin à notre œuvre. Vous êtes imparfaits, à l'image de vos créateurs. Vous ne sauriez exister sans une part de chaos. Mais l'équilibre est ce qui vous unit tous. Oaxaca doit être anéantie.
Elle se redressa sur son trône.
- Des gardiens s'éveillent, des champions s'élèvent parmi les leurs. D'autres viendront. Yuimen a besoin de protecteurs. Son ton se fit plus solennel. Je ne te demande pas de me servir, elfe. Ta vie est mienne comme elle dépend de ce monde. Et nul ne saurait échapper à son destin.
Elle se leva et me fit signe d’approcher d’un faible mouvement de tête. Je me relevai et m’approchai, me raccrochant à sa splendeur pour ne pas me perdre dans le néant qu’elle évoquait, repoussant aux limites de mon esprit les guerres qui faisaient rage et l’imminence d’une telle prophétie, de même que les plaintes de mon corps au supplice.
- Que tous les dieux m’en soient témoin, déclara-t-elle à l’immensité qui nous entourait, j'ai élu en mon sein cette mortelle et par trois fois l’ai faite mienne, car nul ne saurait cueillir cette vie qui m’est vouée.
Elle s’adressa à moi, avec une certaine douceur.
- Tu n’as ni passé ni avenir qui ne soient miens. Dis-moi ton nom, mortelle.
- Sinaëthin Al'Enëthan.
Elle se pencha sur le sol et du bout d’un de ces délicats doigts, grava ce nom dans les glaces éternelles de cette tour. Mon regard glissa sur l’étrange roche et remarquai ce que j’avais pris jusque lors pour des motifs. Des lettres, des noms, dans d’obscures écritures polies par les ans. Dans une rafale qui se fraya un chemin jusque-là, l'inscription disparue, comme si elle n'avait jamais existé. Elle était pourtant bien là, mais si étrange à mon regard que je ne parvenais plus à la déchiffrer. Que signifiait l'inscription ? Déjà, j'oubliais ce qu'elle avait représenté. Déjà, ces mots m'étaient devenus étrangers.
- Aujourd'hui, tu deviens gardienne. Ne crains que le chaos. Ne crains que les ténèbres.
L’obscurité s’étendit sur nous et je perdis tout repère. Il n’y avait plus ni vent, ni tour, ni inscription. Mais elle était là. Beauté incarnée, flottant au milieu des chaudes ombres, elle émettait une douce lueur bleutée et mon cœur s’envola d’allégresse et de nostalgie à retrouver les bras du silence dans cet instant privilégié, isolé du monde. Elle me sourit, et je su que je n’avais besoin de rien d’autre en ces terres pour reprendre les armes et donner ma vie à nouveau pour elle. Une brise agita mes cheveux, courut sous mes fourrures. Un contact glacé sur mon front me fit sursauter. Elle avait retiré mon heaume.
- Et lorsque les ténèbres s'emparent du monde, reprit la voix grave de Yuia, fonds-toi en elles et guette ceux qui apportent la lumière.
Ses doigts glissèrent sur mes joues et il me sembla perdre toute sensation dans mon visage.
- Une seule vie ne peut rétablir l'équilibre.
Elle retira ses doigts de mon visage et clos ses paupières.
- Dans l'ombre vous vous déploierez, murmura-t-elle. De l'ombre vous vous révélerez. Vous serez alors légions et chasserez ces ténèbres.
La lumière réapparut doucement. Le sifflement du vent reprit non loin et de la neige s’écrasa dans mon dos. Mes chausses avaient commencé à geler sur moi.
- Défais-toi de ces limailles. Tu n'auras plu froid. Tu n'auras plus peur.
Humblement, j'inclinai la tête et entrepris d'ôter tout ce que j'avais. Dans un état second, je ne sentis ni la morsure du vent ni le baiser de la glace sous moi. Je me débarrassai de tout ce qui avait été mien. Pas un instant je ne songeai à ôter mon collier.
Elle lança un dernier regard plein d’affection pour la pièce de métal fourrée et finement ouvragée en forme de tête de chouette et me remit le heaume. Elle frémit subrepticement de satisfaction.
- La liberté ne s'offre pas. Elle se prend. Vas. Vois ce que tu es. Et prends ton envol.
Guidée par une force inconnue, je m’approchai du bord de la plateforme. Le vent y était assourdissant. D’un geste plein de ferveur, je posai la main droite sur le pilier le plus proche et bénis la fraîcheur bienfaisante que je sentais sous ma paume. Dans la glace, un reflet étrange me rendit un regard. Une silhouette pâle comme la mort, élancée et frêle, et d’une beauté incommensurable. J’esquissai un mouvement de la tête, et le reflet en fit autant. Mon cœur se mit à battre la chamade. Je savais ce qu’il me restait à faire. Je pris mon élan et soudain, m’élançai dans la vapeur glacée du vide nuageux.
* * *
Le vent sifflait à mes oreilles, s’engouffrait dans mon casque, frappait mon corps exposé aux éléments dans toute sa nudité. L’ivresse des hauteurs gonflait mon cœur de joie et mes yeux de larmes. L’excitation montait en moi et je m’imaginais voler comme en oiseau, glissant le long des courants et fendant les cieux comme un parangon de Rana. Je me sentais plus libre et plus vivante que jamais. Je poussai un rugissement d’allégresse, qui se perdit dans le gris et le blanc des nuées, résonnant comme le cri d’un oiseau de proie. Ma vue se fit plus précise et ma posture pris plus d’assurance. Habilement, je modifiai ma trajectoire en un large virage pour remonter vers ma gauche et vers les hauteurs. Je sentais à présent l’air filer entre chacune de mes plumes et savourait avec une incommensurable langueur cette nouvelle sensation. Je virai sur la droite, remontai, fondis en piqué avant de remonter à nouveau en battant des ailes avec autant de puissance que je pouvais tout en me laissant guider par les différentes courants. Un instant en suspens entre deux courants contraires, je manquai de peu me faire emporter et jeter vers à bas, les ailes brisées, mais me rétablis à temps pour reprendre en vigueur et hauteur avec plus de précaution. Le goût de l’air changeait, le froid devenait plus intense et plus sec à la fois, j’y étais presque… Une violente bourrasque me mis à mal et je me retrouvai à nouveau perdue, à moitié aveuglée par la neige et sonnée par le mugissement de la tempête. Au loin, de vagues lumières annonçaient l’orage. Je décidai de retourner à la tour.
* * *
Un éclair blanc et argenté fendit le ciel.
La tempête me recracha béate de liberté, épuisée, choquée et égarée. Lentement, je repris forme humaine. Ne restait plus de mon épopée que quelque plumes blanches, perdues dans la bataille. Je tentais encore de comprendre plus totalement ce qui venait de se passer.
- Quel est ton nom, enfant de ce monde et héraut de Yuia ?
Mes cheveux battaient dans le vent et j’étais encore nue comme la pierre.
- Mon nom est Silma, soufflai-je, pleine d’une certitude souveraine.
- Tu es Silma.
C'était désormais une vérité absolue. De la bouche de la déesse elle-même. Plus jamais elle n'en penserait autrement.
- A présent vas, Silma. Et lorsque les ténèbres s'emparent du monde, répéta-t-elle, fonds-toi en elles et guette ceux qui apportent la lumière. Dans l'ombre vous vous déploierez. De l'ombre vous vous révélerez. Vous serez alors légions et alors vous ch00FF40z ces ténèbres.
- Oui, déesse.
Tout était trop confus, et trop sacré à la fois.
- Ta vie est mienne mais, à mon image, tu es un être libre. Nul ne saurait empêcher la nuit de tomber et le vent de glapir. Un temps viendra où le clairon sonnera et à mon nom tu répondras.
- Nous serons alors légions et alors nous chasserons ces ténèbres, répondis-je par automatisme.
- Oui, héraut. Un jour viendra où de l'oubli je renaîtrai et où ceux qui m'ont autrefois bafouée paieront. Vas. Oaxaca attend.
_________________ Sinaëthin Al'Enëthan, alias Silma, Héraut de Yuia, hiniön lvl 21
Dernière édition par Siiwih le Dim 22 Mai 2016 16:56, édité 1 fois.
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