Mes considérations à propos de la situation politique d'Elysian n'ébranlent nullement la Shaakte qui se contente de sourire en me rétorquant, pour l'essentiel, que les changements qui pourraient en découler n'auront pas d'impact sur sa vie ou celles de ses concitoyens. Mon avis sur la question demeure cependant différent, malgré l'assurance dont elle fait preuve. Si toutes les cités humaines venaient à être rassemblées en un empire, que ce dernier soit dirigé par un conquérant comme cela semble bien être en passe de devenir le cas, combien de temps tolérera-t'il un rival pour la domination des mers d'Elysian? Combien de temps faudra-t'il, une fois cet empire solidement établi, pour que l'ambition de son dirigeant le pousse à conquérir l'archipel indépendant de Kanteros? J'ai suffisamment côtoyé les puissants pour savoir que, puissants, la plupart ne le sont jamais assez à leur goût. Mais, une fois encore, cela n'est pas ma préoccupation immédiate, toutes ces histoires politiques ne seront que roupie de sansonnet si ce monde connaît un nouveau Crépuscule, si bien que je ne prends pas la peine d'argumenter plus avant sur ce sujet.
La Capitaine émet un léger reniflement lorsque je lui suggère de ne pas trop miser sur ma candeur, avant de me rétorquer avec une ironie non dissimulée que je finirais sans doute par apprendre le cynisme et le sarcasme d'ici un ou deux siècles. Cette répartie moqueuse me fait légèrement sourire, elle n'est certes pas dénuée de fondements et je l'ai sans doute méritée, l'auto-dérision n'ayant jamais été l'une de mes qualités pour ce que j'en sais. Au delà de l'ironie palpable que manifeste l'Elfe Noire, cette réplique m'éclaire passablement sur la manière dont elle me perçoit, un renseignement qui pourrait s'avérer fort utile pour la suite de la discussion. Mes nombreuses cicatrices et ma rude apparence physique forgée par des conditions de vie implacables rendent bien peu crédible l'histoire de l'amoureux transi prêt à sacrifier sa vie pour sauver le monde de sa dulcinée. Tous détails dont la sagace Elfe Noire n'a évidemment pas manqué de tirer les conclusions qui s'imposaient. Et pourtant, ironiquement, cette assertion n'était pas totalement fausse, mais ça, c'est un autre détail sur lequel je ne tiens pas particulièrement à insister.
Sa réaction ou, plus exactement, son manque de réaction lorsque je lui dévoile mes tatouages de fluides me fait tiquer intérieurement, ce qui ne se traduit fort heureusement que par un infime plissement de paupières sur ma physionomie. Soit elle possède une maîtrise d'elle-même stupéfiante, soit elle a déjà eu contact avec de la magie, encore que l'un n'empêche pas vraiment l'autre à bien y songer. Je me souviens avoir entendu lors des premières discussions à Illmatar qu'il y avait eu autrefois quelques conflits entre les habitants de Kanteros et les Aigails, peut-être est-ce dans ce contexte qu'elle a eu affaire aux fluides? Néanmoins, le fait qu'un être autre qu'un élémentaire possède de telles forces aurait dû la surprendre assez pour qu'elle manifeste au moins un léger étonnement, mais de surprise je ne vois pas l'ombre sur ses traits ou dans son regard. De quoi se poser quelques questions sur la véracité de cette absolue exclusivité réservée aux élémentaires, d'autant plus que ces derniers m'avaient affirmé qu'aucun Sindel n'avait survécu, ce qui s'avère finalement inexact. Une hypothèse troublante s'insinue à cet instant en mon esprit en ébullition: selon Kahena, je devrais plutôt dire Shill dans ce cas précis mais qu'importe, l'artefact que nous cherchons a la propriété d'être dissimulé aux perceptions de ceux possédant des fluides. Se pourrait-il dès lors qu'il dissimule également les pouvoirs de certains êtres ayant un lien avec lui? Auquel cas ses "serviteurs" pourraient posséder des fluides, éventuellement tirés de cet artefact, sans être repérables pour autant. En admettant qu'il se trouve toujours à Kanteros, cela pourrait expliquer à la fois l'assurance des élémentaires à être les seuls à détenir des fluides et l'absence de surprise de cette Shaakte. Pour aller plus loin dans mon raisonnement, si les détenteurs de cet artefact étaient des Sindeldi, leur existence pourrait avoir été ainsi dissimulée, ce qui expliquerait également que les élémentaires soient persuadés qu'ils ont disparu. Voilà quelques suppositions qu'il me tarde de creuser mais, pour l'heure, je concentre mon attention sur l'Elfe sombre en train d'évoquer les légendes entourant la cause du précédent Crépuscule.
Shar'Ith me parle d'une autre version de l'histoire, dans laquelle Ankh Onaka aurait été la source des troubles qui ravagèrent Elysian en causant la mort d'une autre divinité. Il serait mort peu après, en représailles de la mort de cette première divinité si je comprends bien, ce qui entraîna le cycle destructeur tant de fois évoqué depuis que j'arpente ce monde. La Capitaine me fait part de sa fascination pour cette histoire et avoue qu'elle donnerait cher pour en connaître les détails, non sans regretter qu'ils soient probablement perdus à jamais. Elle me demande finalement d'imaginer ce qui aurait pu être sauvé si, au lieu de s’entre tuer jusqu'au dernier, les Dieux s'étaient unis pour réparer les dégâts. Je hausse les épaules en signe d'ignorance à cette dernière question, avec des "si" je pourrais mettre Tahelta en bouteille et je n'ai jamais perdu mon temps à imaginer ce qui aurait pu être si les choses avaient été différentes. Le passé est écrit et nul n'a le pouvoir de le changer pour ce que j'en sais, à quoi bon le remettre en question, excepté s'il s'agit d'en tirer les leçons? Quoi qu'il en soit, je réponds pensivement à la Shaakte en repensant au récit du Gardien de l'Oeil de Shill:
"Le nom d'Aesha, Demi-Déesse, fille d'Araguesha et d'un mortel, vous dit-il quelque chose? Et le nom de la fille d'Aesha, fille dont le père n'était autre qu'Ankh Onaka bien que ce dernier ait été l'époux de Caelès, sans doute en avez-vous entendu parler? Les hommes du Désert s'en souviennent fort bien, puisque son nom est aussi celui de leur désert et de leur capitale, encore qu'il soit écrit un peu différemment."
Je plante un regard calme et assuré dans celui de la Shaakte en ajoutant:
"Je vous l'affirme, Capitaine: la connaissance de ce passé n'est pas perdue, il suffit de savoir où la chercher."
Mon sourire se teinte d'un discret amusement lorsque je précise:
"Les légendes du désert disent cependant que c'est elle qui vous trouve, elles évoquent à ce propos un lieu mystérieux nommé l'Oeil de Shill, gardé par un non moins mystérieux pèlerin. Allez savoir, peut-être y a't'il un fond de vérité dans cette histoire?"
Shar'ith me lance un regard en coin, clairement méfiant.
"Araguesha est la déesse tuée par Ankh Onaka, j'ai entendu parler de la fille qui en est née, mais il paraît qu'elle a été perdue ensuite dans le désert."
Son regard se plisse encore plus:
"Vous en savez clairement plus que vous ne l'admettez. A quoi jouez-vous ?"
Je soutiens sans ciller le regard de l'Elfe Noire, longuement, avant de répondre doucement:
"Mais au même jeu que vous, Capitaine. Je protège mes arrières et définis la confiance que je puis avoir en vous. Je ne vous ai pas caché en savoir davantage, je vous ai même proposé de partager ces connaissances."
Je marque une pause, brève, et reprends:
"La fille d'Araguesha a survécu, assez longtemps pour qu'Ankh Onaka s'en éprenne et la mette enceinte. Malheureusement, la jeune Aesha avait davantage hérité de son père mortel que de sa mère divine, si bien que cette grossesse la vida de toutes ses forces. Quand vint pour elle le temps d'enfanter, il apparut qu'elle y laisserait la vie et Ankh Onaka alla supplier Caelès, la seule à en avoir le pouvoir, de supprimer sa part mortelle afin qu'elle vive. Caèles refusa, par jalousie ou pour préserver l'équilibre, je ne sais, et Aesha mourut dans de terribles souffrances en donnant le jour à sa fille. Ankh Onaka en fut brisé et Araguesha en conçut une rage folle, considérant que le Dieu de la Magie et son épouse étaient responsables de la mort de sa fille.
Ainsi débuta le Crépuscule des Dieux, dans l'ignorance de l'enfant qui venait de naître: Shill. Cette dernière fut confiée aux hommes et élevée par eux au sein d'un lieu qui prit le nom d'Oeil de Shill mais, alors qu'elle grandissait, il devint évident qu'elle était d'essence divine. Devenue adulte, elle décida de faire cesser la guerre déchirant ses parents divins et ce monde. Elle assista à la mort de son père puis des autres dieux, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'elle et Caelès, toutes deux fortement affaiblies par cette longue guerre. Shill mourut la première, mais il est dit qu'elle avait entrevu le futur, pressenti qu'Elysian connaîtrait tôt ou tard une nouvelle ère de destruction. Avant de disparaître, elle fit tout ce qui était en son pouvoir pour préparer ce monde à y survivre, mais elle périt avant d'avoir achevé son oeuvre et emporta ses secrets dans sa tombe."
Je souris farouchement à Shar'Ith et achève posément:
"Cette dernière assertion, toutefois, n'est pas tout à fait exacte. Shill était prévoyante, apparemment. Si elle était capable d'entrevoir le futur, peut-être a-t'elle vu aussi qu'elle ne survivrait pas assez longtemps pour achever sa tâche? Quoi qu'il en soit, ses secrets ont été préservés et transmis, raison pour laquelle je vous ai affirmé voilà quelques instants qu'il était possible d'épargner un nouveau Crépuscule à ce monde. Ceci dit, le temps nous est compté et votre aide pourrait nous être précieuse pour mener à bien cette tâche. A vous de décider si vous voulez agir pour préserver Eysian, ou pas. En attendant, si vous me parliez un peu de ce compatriote vers lequel vous avez accepté de nous conduire?"
Elle reste silencieuse, réfléchissant manifestement à mes paroles, mais choisit de ne pas y répondre pour l'instant. Quant à ma dernière question, elle se contente de répliquer:
"Il ne m'appartient pas de révéler des secrets que je ne possède pas. Vous verrez en faisant sa rencontre."
Je n'en attendais pas moins d'elle à dire vrai, à mon discours l'incitant à nous rejoindre pour tenter de préserver ce monde aussi elle n'a répondu que par un demi-sourire complété par un "nous verrons cela" qui ne l'engage à rien. Elle n'occuperait pas la place qui est la sienne si elle ne savait attendre de percevoir le sens du vent avant de prendre une décision ferme. En parlant de vent, elle m'incite d'ailleurs à rejoindre "mon humaine" et à nous accrocher car un fameux orage se prépare, qui durera jusqu'à notre arrivée à Kanteros. Elle nous conseille de ne pas traîner dans leurs pattes et d'éviter de passer par dessus bord car nul ne viendrait nous y repêcher, ce à quoi j'opine d'un simple geste de la main signifiant que tout ceci relève de l'évidence. Je n'ai rien d'un marin, ayant bien plus fréquemment voyagé à bord d'un Cynore ou d'un Aynore qu'à bord d'un navire, mais cette tempête ne sera tout de même pas la première que j'affronterai sur le pont d'un bateau. Ce dernier commence à tanguer sous la violence des bourrasques et la Shaakte beugle à son second de faire monter l'équipage sur le pont et d'affaler la grande voile, à quoi l'orc répond laconiquement en arborant tout comme elle un sourire jubilatoire et féroce. En voilà deux qui ne craignent pas de faire face à l'orage, ce qui est plutôt bon signe sachant que nos vies vont dépendre d'eux durant ces prochaines heures.
Quant à Kahena, ce n'est pas l'inquiétude à son propos qui me fait la rejoindre mais plutôt le plaisir de sa compagnie. Je n'ai pas le moindre doute sur son sens pratique ou sa vivacité d'esprit, elle n'a que faire de tels conseils et je m'accoude à ses côtés pour observer la mer qui commence à se creuser sérieusement avec un léger sourire au coin des lèvres et remarquer sur un ton faussement dépité:
"Tous mes beaux projets viennent de tomber à l'eau, la Capitaine nous déconseille le bain de minuit, ce soir. Il paraît que cela va secouer un peu jusqu'à notre arrivée à Kanteros."
Je l'observe en silence et sans ostentation durant quelques instants, puis je reprends, songeur:
"Shar'Ith devrait nous conduire à un survivant de mon peuple lorsque nous serons arrivés. J'ai appris qu'elle faisait partie des Amiraux de Kanteros, son aide pourrait nous être précieuse dans notre quête et je me suis efforcé de la convaincre de nous l'accorder mais...il y a quelques détails qui me chiffonnent. Je lui ai montré mes tatouages afin de susciter son intérêt et sa curiosité, seulement si elle a été surprise elle n'en a rien laissé paraître. Je me demande si elle n'a pas déjà rencontré quelqu'un possédant des fluides, quelqu'un d'autre que les élémentaires, j'entends. Je trouve aussi étonnant que les Élémentaires, leur reine en particulier, soient convaincus qu'aucun Sindel n'a survécu au Crépuscule. Mon peuple n'a pas coutume de se cacher, nous sommes des explorateurs invétérés et ne manquons ni d'ambition ni d'arrogance, alors comment se fait-il que les survivants ou leurs descendants soient restés aussi discrets durant tant de temps? Mon instinct me souffle qu'il y a quelque chose qui cloche dans tout ça."
"Je l'ignore. Je suppose que nous en aurons la réponse auprès de cet elfe de la lune. Mais la mort subite de tout un peuple peut rendre ses survivants méfiants et craintifs, qui sait ce qu'il peut se passer dans leur tête ?"
"Pas moi, mais... Méfiants, sans doute, craintifs...non. S'ils se sont dissimulés, je pense plutôt que c'est qu'il y avait une bonne raison à cela, une raison autre que la crainte j'entends. Nous avons détruit notre monde d'origine et perdu un nombre incalculable des nôtres dans l'affaire d'après les récits auxquels j'ai eu accès, ce qui n'a nullement empêché les survivants de recréer un puissant royaume et de conquérir plusieurs mondes. Mais tu as raison, rien ne sert d'extrapoler, nous aurons des réponses lorsque nous rencontrerons l'un de ces survivants."
Je marque un silence tout en tâchant de me remémorer tout ce que j'ai entendu et appris au fil de ma quête, plus j'y pense plus la trame d'ensemble me paraît confuse, il y a de nombreux éléments mais je ne discerne pas le lien entre eux, ce qui me déplaît souverainement. Quel rapport entre ce drainage et le fait que des créatures inconnues hantent désormais les Crocs du Monde? Quel rapport entre ce drainage et les soudaines ambitions conquérantes de Sihle et de Valmarin? Avec les troubles politiques qui agitent Illyria? Ou encore, quel lien entre cet artefact que nous cherchons et le drainage à proprement parler? Qu'il soit la cause du déséquilibre général d'Elysian c'est une chose, qu'il soit directement responsable de ce qui affaiblit les élémentaires, c'en est une toute autre. Mais si cet objet n'est pas la cause directe, alors quoi, ou qui? Et si nous le trouvons, qu'en ferons-nous ou, plus exactement, que nous sera-t'il possible d'en faire? Quel lien entre l'épais secret entourant les survivants Sindeldi et tout ça? Quel est le rôle de Shar'Ith par rapport à tout ceci, en admettant qu'elle en ait un? Je ne parviens pas à croire qu'elle ait simplement dissimulé sa surprise en découvrant que je possédais des fluides magiques, je suis placé pour savoir qu'on a beau maîtriser ses émotions, une surprise intense provoque malgré tout un étrécissement ou une dilatation des pupilles. Or je n'ai rien vu de tel, absolument pas le moindre signe indicateur dans le regard de cette Elfe.
Autre sujet de questionnement, qu'en est-il vraiment des Dieux? Kahena et moi avons fait revenir Shill, soit, mais la Déesse n'a plus aucun pouvoir apparemment. Avait-elle prévu ça? Je pourrais évidemment lui poser la question mais ce serait sans doute retourner le couteau dans la plaie et cette information ne me servirait pas à grand chose, telle quelle. Plus intéressant serait de savoir si d'autres divinités ont pris les mêmes précautions, allons-nous assister à la résurrection de tout un panthéon de Dieux dépourvus de tout pouvoir? L'idée a quelque chose de drôle, en soi, mais je doute fortement qu'ils partagent ma vision des choses à ce sujet. A quoi seraient-ils prêts, dès lors, pour retrouver leur puissance? Voilà une question que je trouve pour le moins...inquiétante. Quant à la poser à Kahena, j'ai comme l'impression que ce ne serait pas vraiment une bonne idée. Je commençais à peine à connaître l'humaine, de la déesse je ne sais rien, strictement rien si ce n'est qu'elle possède des connaissances d'un autre temps et qu'elle a aimé un être autrefois. Un Dieu? Un Mortel? Même cela je l'ignore et, une fois de plus, l'interroger à ce propos ne me semble guère avisé, elle m'en parlera un jour ou l'autre si elle en éprouve l'envie ou le besoin.
Dernière préoccupation qui me traverse l'esprit, où en sont les autres aventuriers venus de Yuimen? La poiscaille décérébrée doit être en train de pouponner l'héritier d'Arden du côté d'Illyria, oublieux sans doute de notre objectif principal. Cromax tente d'influencer la politique des différentes cités humaines, ce qui signifie indirectement qu'il ne se concentre pas non plus sur le drainage. Et les autres? S'ils avaient découvert quelque chose de crucial, n'en auraient-ils pas informé Aaria, qui nous en aurait alors fait part au moyen des pendants d'Uraj? Je soupire discrètement en chassant de mes pensées toutes les questions auxquelles je ne peux obtenir de réponses dans l'immédiat et je me tourne vers l'Astre du Désert qui m'accompagne pour lui poser celles qui me semblent pertinentes:
"Dis-moi, cet objet que nous cherchons, pourrait-il constituer une source de pouvoir magique pour certains êtres? Pourrait-il dissimuler un tel pouvoir, issu de lui ou pas, si des êtres en étaient pourvus? Autre interrogation, pourrait-il être la cause directe du drainage qui affaiblit les élémentaires, ou son "rôle" est-il plus indirect que cela? Enfin, la question peut sembler bête mais...qu'en ferons-nous lorsque nous l'aurons trouvé? J'imagine que tu ne nous as pas lancé dans cette quête sans avoir une idée en tête, une solution pour neutraliser ses effets néfastes?"
Elle réfléchit un peu avant de dire :
"J'ignore la nature exacte de cet artefact et ce dont il serait capable entre les mains d'un mortel. Entre les mains des dieux... il était capable de beaucoup de choses."
Elle hésite un instant, comme si ce dont elle allait parler était difficile à évoquer, pour elle :
"En vérité... cet artefact de Kanteros, le premier, a été celui qui a servi à ôter les pouvoirs de mon père, à le détruire. Je ne pense pas que les autres dieux savaient ce qui allait se passer ensuite. S'il est capable d'une telle chose, peut-être est-il capable de drainer les fluides."
Elle marque un temps de pause avant de poursuivre :
"Je ne sais pas exactement ce que l'on va faire de lui une fois qu'on l'aura trouvé. Tout dépendra de ce qu'il est et de ce qu'il fait réellement, des conditions... Il y a beaucoup trop d'inconnues pour que je puisse me prononcer."
J'incline le visage en guise d'assentiment et, impulsivement, m'empare de ses mains pour les presser avec douceur entre les miennes, le regard rivé au sien. Je n'ai que trop conscience que si pour moi ces événements remontent à des millénaires, ils sont encore frais et douloureux pour elle. Je ne peux chasser sa tristesse d'un geste, encore moins faire revenir ceux qu'elle a aimé, mais je peux au moins lui affirmer par ce simple geste qu'elle n'est pas seule, qu'il y a auprès d'elle quelqu'un qui l'aime et qui se soucie de ce qu'elle traverse. Je préférerais bien sûr éviter de raviver ses blessures par mes questions, mais ce qui est en jeu dépasse de loin mes états d'âme et je me contrains à poursuivre mes interrogations après un temps de réflexion:
"Autre chose que j'aimerais savoir, désolé d'avance si cela t'est désagréable mais...j'ai besoin d'y voir un peu plus clair dans ce fatras. Tu as fait le nécessaire pour être en mesure de revenir arpenter ce monde au moment critique, d'autres Dieux en ont-il fait autant? Et ce pouvoir qui était tien autrefois, as-tu espoir de le retrouver, le souhaiterais-tu seulement?"
Elle secoue la tête et me répond:
"J'ai toujours eu un statut particulier parmi les dieux, parce que j'étais au fond plus humaine que déesse, c'est ce qui m'a ancré à Elysian, aux corps de ma descendance jusqu'à ce que je m'incarne dans celui de Kahena. Il m'a fallu un réceptacle et les pouvoirs d'une autre déesse pour y parvenir, même là rien n'était joué. Je ne pense pas que les autres Dieux en soient capables, leur essence est beaucoup plus éthérée, moins liée au monde physique. Ils pourraient peut-être revêtir des formes spirituelles temporaires, mais leur essence n'est plus assez concentrée pour les incarner."
La jeune femme marque une nouvelle pause avant de poursuivre:
"Quant à mes pouvoirs... Si tu perdais un membre, ne souhaiterais-tu pas en retrouver l'usage ? Je ne nierai pas souhaiter retrouver la puissance que je possédais autrefois, ne pas me sentir aussi... vulnérable et inutile dans cette chape. Mais si tu perdais un membre, serais-tu capable de tout pour le retrouver ? Je ne pense pas, et moi non plus. Tout dépendra du prix à payer, si jamais occasion il y a."
J'écoute avec la plus absolue attention les réponses de ma compagne, cette femme que je commençais à peine à découvrir et qui est devenue autre avec le retour de Shill. Ce qu'elle me dit à propos des autres dieux me rassure, d'une certaine manière. Quant à ses derniers mots, ils confortent la confiance que je lui voue, l'amour que je lui porte aussi car elle me dévoile son âme en avouant son sentiment de vulnérabilité, d'inutilité. Je lui souris avec douceur et repousse tendrement une mèche rebelle de sa chevelure flamboyante en murmurant:
"Sans toi je ne serais pas là, je n'aurais pas la plus petite piste pour essayer de préserver ce monde. Tu nous as apporté l'espoir et c'est le plus inestimable des présents. Inutile, dis-tu? Je ne connais personne qui ait fait plus que toi pour qu'Elysian connaisse un futur heureux, qui en fasse plus aujourd'hui encore. Ne sous-estime pas ton pouvoir actuel, Aimée, il est considérable, bien que différent de celui que tu possédais autrefois."
Résistant non sans mal à l'envie furieuse de la serrer contre moi, je me contente de presser une fois de plus ses mains avant de les lâcher lentement, pensif, le regard perdu dans les vagues qui se dressent tels des murs devant l'étrave de l'Alcyon:
"Pour te répondre, non, je ne serais pas prêt à tout pour récupérer une part de moi que j'aurais perdue. Plus. Je l'étais autrefois, j'ai accompli le pire pour récupérer mon identité de Sindel, la reconnaissance de cet état par mes semblables. J'ai haï parce que l'on m'avait ordonné de haïr, j'ai exterminé des femmes et des enfants, des vieillards, tant d'êtres que j'en ai perdu le compte il y a bien longtemps. Je ne réalisais pas, alors, qu'à chaque meurtre je perdais un peu de mon âme. Il aura fallu que je vienne sur Elysian pour commencer à le comprendre, que je te rencontre pour commencer à croire vraiment que je pouvais changer, et vivre avec ça. Je me suis senti vulnérable comme jamais en me trouvant face à toi. Tout mon "pouvoir" reposait sur ma capacité à rester indifférent à tout, et voilà qu'une jeune humaine jetait à bas mes plus puissantes murailles comme si elles n'étaient faites que de...sable. Et puis, au fil des jours, cette vulnérabilité est devenue une force, qui n'a pas tardé à surpasser de beaucoup celle que je possédais avant."
Je tourne le visage de manière à faire face à la jeune femme pour partager la suite de ma pensée:
"Ce que je veux dire par là, c'est que ta vulnérabilité est aussi une porte grande ouverte vers le coeur des mortels. Une déesse immortelle et toute puissante, on la vénère, on l'adore, on la craint, on la jalouse peut-être mais, sauf exception, jamais on ne la considère comme une soeur, une amie, une proche en somme. Tu as consacré ta précédente incarnation à préserver l'existence de ces mortels, celle-ci t'offre l'opportunité de partager véritablement leurs existences, des les approcher et de les comprendre comme nulle divinité n'a pu le faire avant toi, pour ce que j'en sais du moins. Lorsque tu retrouveras tes pouvoirs, tu auras vécu comme une mortelle et tu connaîtras leurs doutes, leurs peurs, leurs espoirs, ils ne t'en respecteront et ne t'en aimeront que davantage. Tu seras plus proche d'eux qu'aucun autre dieu, les mortels sauront qu'ils peuvent avoir confiance en toi pour les comprendre et les guider. Tu ne seras pas une déité inaccessible et supérieure, incompréhensible, mais une Mère, une Soeur, une Amie, comme l'est Sithi pour nous d'une certaine manière. Cela fait vingt millénaires qu'aucun Sindel de Yuimen ne l'a vue et pourtant, aucun de nous ne l'a oubliée, nous pensons à elle chaque fois que la lune apparaît dans le ciel."
Je frôle sa joue d'une caresse aussi légère qu'une plume en achevant:
"Ceci dit, je ne te posais pas cette question parce que je doutais de tes intentions, mais parce que je pensais à des informations auxquelles j'ai eu accès jadis. Les dieux de Yuimen vivent sur une île volante, je n'y suis jamais allé personnellement mais je connais quelqu'un qui y a été et qui sait comment s'y rendre. Si nous n'avons pas trouvé le moyen pour que tu retrouves tes pouvoirs d'ici la fin de notre quête actuelle, peut-être qu'eux connaîtront une solution? Enfin, musique d'avenir, mais penses-y et garde espoir quoi qu'il arrive. Ce qui me fait penser à un "détail" qui peut avoir son importance: comment veux-tu être présentée? Veux-tu afficher ta nature divine, ou préfères-tu passer pour une "simple" humaine aux yeux de la plupart de ceux que nous rencontrerons?"
Ses yeux s’emplissent d’une profonde tristesse et, posant doucement sa main sur ma joue, elle me dessille aussitôt:
"Oh, Kerenn… mais les Dieux d’Elysian n’appartiennent qu’à ce monde, leur essence, leurs pouvoir, leur vie y est liée et ils ne peuvent s’en éloigner sans périr. Nous sommes ce qui fait vivre Elysian, mais Elysian est ce qui nous fait vivre."
Elle laisse un petit silence afin de me laisser assimiler la conséquence de la nature des Dieux avant de laisser sa main retomber dans une caresse.
"Si je retrouve mon pouvoir, je redeviendrai Déesse, mais s’il est à jamais perdu… Cela voudra dire que je resterai dans cette enveloppe mortelle, soumise au temps, à la vieillesse."
Replongeant ses yeux vers l’océan, elle poursuit :
"Quand bien même je retrouverais mes pouvoirs, est-ce que ce monde aurait vraiment besoin de moi ? Regarde, deux mille années se sont écoulées au cours desquelles ils ont appris à se construire sans Dieux, à reconstruire le monde en ruine que nous leur avons laissé comme héritage. Ai-je moi-même envie de m’asseoir, enchaînée à un trône pour écouter leurs incessantes doléances, les litanies de leurs peines et leurs craintes ? Ces êtres exigeant de moi que je sois la solution à leurs problèmes. Nous avons rencontré une souveraine, penses-tu qu’Aaria’Weïla soit une personne libre?"
Nouveau silence avant de se tourner vers moi et de prendre à son tour mes mains, gigantesques à côté des siennes, minuscules.
"Pour le moment, tant que je n’ai pas accès à mes pouvoirs, je resterai Kahena. Après tout, qui croirait que je suis une déesse si ce ne sont des yeux dépourvus d’objectivité ?" poursuit-elle avec un sourire taquin avant de reprendre son sérieux. "Je suis heureuse que tu sois ici, malgré le souvenir de…"
Elle secoue la tête, comme pour chasser des pensées qui n’ont pour le moment rien à faire dans son esprit, et ajoute:
"Enfin, tu représentais aux yeux de Kahena l’espoir de quelque chose de bien, une force qui outrepassait tout ce qu’on lui avait imposé, et ceci subsiste en moi."
Profondément songeur, je presse tendrement ses mains si fines entre les miennes, gardant le silence quelques instants pour assimiler ce que je viens d'entendre et l'intégrer à mes réflexions. J'aimerais lui demander qui était cet être qu'elle a aimé jadis, savoir s'il était un dieu, un humain, à quoi il ressemblait, mais mes lèvres restent obstinément scellées. Elle m'en parlera peut-être un jour si elle le souhaite, mais je ne la presserai jamais de questions à ce propos. Finalement je reprends la parole, choisissant mes mots avec soin, mes prunelles d'ambre rivées aux siennes:
"Je t'ai promis de t'aider à réaliser tes rêves, quels qu'ils soient, lorsque tu n'étais encore "que" Kahena. Aujourd'hui tu es aussi Shill, une Déesse des temps anciens revenue pour le bien de ce monde. Je devrais sans doute me l'enfoncer dans le crâne et rester sagement à ma petite place de mortel, mais..."
Une moue légèrement ironique retrousse mes lèvres lorsque j'achève ma phrase:
"Je n'ai jamais été très sage, ni très respectueux des lois ou autres convenances."
Je lui souris malicieusement avant la serrer contre mon coeur, une étreinte des plus chastes, la seule que je puis me permettre, et murmure au creux de son oreille:
"Que tu sois une humaine mortelle ou une déesse sur un trône céleste ne change rien pour moi, je verrai toujours en toi la femme forte et généreuse, sensible aussi, que tu es. En cela tu n'as pas changé, Astre du Désert, et ma promesse non plus n'a pas varié. Là où tu ne peux aller j'irai, s'il y a la moindre chance que cela te rapproche de tes aspirations, c'est aussi simple que ça."
Je me détache d'elle en douceur afin d'accrocher à nouveau son regard de feu et ajoute en frôlant sa joue d'une caresse:
"Ce monde a besoin de toi, Shill. Pas forcément des pouvoirs qui étaient les tiens, ça je n'en sais fichtre rien, mais de toi. Et puis, piètre consolation sans doute, mais moi je suis heureux que tu sois revenue, heureux d'avoir le privilège de faire ta connaissance et de voyager en ta compagnie."
J'observe ensuite durant un bon moment la mer de plus en plus démontée, savourant ce déchaînement des éléments qui me donne la sensation d'être incroyablement vivant, confronté ainsi à la puissance phénoménale de la nature. J'admire aussi l'efficacité de l'équipage, dirigé de main de maître par Shar-Ith et son second, tout en gardant un oeil sur Kahena à tout hasard et en m'arrangeant pour ne pas traîner dans leurs pattes. Loin de n'être qu'une bourrasque passagère, c'est une vraie tempête qui nous brinquebale de crêtes monstrueuses en creux abyssaux, qui fait craquer le navire de toutes ses membrures lorsque son étrave percute les impressionnants murs liquides ou qu'une vague heurte ses flancs. Les heures passent lentement, éprouvant durement les matelots sans cesse aspergés d'embruns qui déferlent par dessus le pont, trempant jusqu'aux os tous ceux qui s'y tiennent. Difficile de trouver le sommeil dans ces conditions, à plus forte raison dans un hamac qui danse une gigue infernale au gré des lames, mais je n'ai guère besoin de dormir et, à condition de bien me caler quelque part, je parviens tout de même à méditer ici et là pour me reposer un peu. Quant à ma compagne, elle a besoin de plus de sommeil que moi et je m'arrange pour stabiliser de mon mieux son hamac lorsqu'elle s'assoupit, quitte à récolter quelques regards noirs lorsqu'elle s'en aperçoit.
La tempête dure deux jours et une nuit, ce n'est qu'au crépuscule du second jour qu'elle s'apaise enfin et que nous voyons filer au loin les nuées sombres et menaçantes, veinées d'éclairs aveuglants. C'est avec plaisir que je revois les étoiles, si exaltante qu'ait été cette lutte contre la mer et les vents, je ne suis pas fâché que le calme revienne enfin. L'équipage est harassé, leurs visages sont livides et creusés mais leurs yeux flamboient d'une fierté bien légitime à mon sens. Sarod nous informe alors que nous voguons dorénavant sur les mers de Kanteros et que nous verrons son port en milieu de matinée, ce qui ne tarde guère à se révéler exact car dès l'aube suivante nous pouvons apercevoir tout un archipel au sein duquel manoeuvre habilement l'Alcyon. L'air est presque aussi chaud que celui du désert de Sihle, quoique largement plus humide, et nous distinguons bientôt dans le lointain de nombreux panaches de fumée qui s'y dessinent. Ainsi que nous l'avait annoncé le second, la matinée est à moitié écoulée lorsque les bâtiments de la cité se dévoilent à nous. Kanteros, notre destination, cité de Shaakts, d'Orcs et peut-être même de quelques Sindeldi si Shar'Ith a dit vrai. Bien étrange destin que celui qui me conduit en tel lieu, sans la moindre haine malgré mon passé. J'ai hâte de découvrir ce que cette ville nous réserve, hâte d'en apprendre plus sur les survivants de mon peuple et sur ce mystérieux artefact que nous sommes venus chercher. Quelle joie ce serait de pouvoir aller annoncer aux élémentaires que c'en est fini de la menace qui pèse sur eux, qu'ils vont vivre! Je soupire doucement en chassant sans complaisance cette pensée qui revient à vendre la peau du dévoreur des sables avant de l'avoir tué, rien n'est encore terminé, loin s'en faut.
(env. 5000 mots hors réponses PNJS)
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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