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Les Alentours.La démarcation était franche. Comme taillée par l’arme extrêmement affûtée d’un géant. Au moins, n’était-ce pas une illusion ? Il tendit le pied et éprouva la surface. La sensation était étrange. Il avait l’impression que son corps était scindé, déchiré entre deux mondes. Contact tendre et moussu, impression dure et rugueuse.
(Allez. Quelque part, matérialiser la transition, ça devrait m’aider, non ?) Il expira, longuement. Ferma les yeux. Serra les poings. Son deuxième pied rejoignit le premier. Il trembla, nerveusement, de haut en bas, comme pris de spasmes. C’était officiel. Il venait de quitter le cocon. C’était terrifiant. Il tournait le dos à son ancienne vie, tant physiquement que psychiquement. Il lui restait à affronter l’avenir, surmonter ses obstacles qui se dresseraient devant lui, comme ces montagnes qui les symbolisaient, et à profiter de ses moments plus calmes, délicieux, à l’image de ces cascades...
(Bon, assez intellectualisé la chose. C’est un cul-de-sac, apparemment, alors autant en profiter pour s’y reposer.)Le fracas de l’eau l’attirait, indéniablement. Les reflets de la douce lumière argentée lui murmuraient de s’approcher… L’écume duveteuse était une promesse de douceur… Les remous s’engageaient à être mille et un massages pour son écorce endolorie… Alors, que fichait-il encore là ? Tel un conquérant, il marcha droit à la chute la plus proche, cala son bâton debout dans une anfractuosité à proximité et se glissa avec volupté dans le bassin.
(Qu’est-ce que… ?)L’Homme-Arbre tenta de stopper sa pénétration dans la coupe, mais dérapa et se retrouva à barboter pathétiquement. Il fit une moue dégoutée.
(Imbécile.)Ça oui, il pouvait le dire ! Il venait de gâcher le plaisir de l’onde vous ceinturant, vous prenant délicatement, telle une maîtresse aimante, s’insinuant dans les moindres recoins avec une lenteur exquise… Tout ça à cause d’un morceau de tissu ! Eh bien, il allait falloir qu’il s’habitue à porter des vêtements… Et surtout qu’il n’oublie pas de les enlever. Il dénoua rapidement les cordons qui maintenaient le sarouel à sa taille et, avec une dextérité qu’il ne se soupçonnait pas, l’enleva en un tournemain et le lança sur son bâton, sur lequel il pendit misérablement, fanion dégouttant.
Maintenant libéré, Jacaranda s’immergea, assis sur une pierre boueuse au centre de courants contraires, se détendit et se laissa revigorer par le transparent fluide à la fraîcheur plus qu’appréciable. Il y avait longtemps qu’il ne s’était baigné en ressentant un tel bien-être. Sous la surface, il s’amusa à déplier et replier ses orteils, durement éprouvés par son périple, à tracer des signes incompréhensibles dans le sol boueux, à faire le poisson avec ses mains... Oui, bon, chacun se divertit comme il le peut ! Mais même cet amusement avait ses limites. L’Oudio mourait d’envie de sentir une multitude de gouttelettes se fracasser avec force sur sa ramure, et il fit de l’œil, de plus en plus souvent, à la cataracte en elle-même… Finalement, n’y tenant plus, il se leva et, luttant contre la répulsion de la cascade, qui semblait vouloir, fille pudibonde, le rejeter, il força et s’introduisit sous la légère jupe de cristal liquide… Et quelle ne fut pas sa surprise de se retrouver nez-à-nez avec une grotte, alors qu’il s’était voûté pour amortir le choc contre une paroi de roc compact !
(Ouais, enfin, nez-à-nez, c’est pas vraiment le mot. Grotte non plus, d’ailleurs.)La roche semblait lisse, comme patinée par des milliers de pas, et iridescente… Pensant d’abord que ce phénomène était dû à l’humidité ambiante, le jeune curieux s’aperçut que cette luminosité colorée émanait aussi de fins éclats de cristaux incrustés dans les parois. Et que la source de cette clarté si particulière émanait de l’autre côté du… Tunnel, donc ? Il allait pousser plus avant ses recherches, quand il repensa à son sommaire équipement. Aussi basique fut-il, il ne pouvait décemment pas le laisser à l’abandon, nul ne savait jusqu’où pourrait l’emmener son exploration. Il rebroussa donc rapidement chemin, et, à la lumière pâlissante de l’aurore, rassembla ses affaires. Il leva la tête pour jauger les montagnes, se demandant quels secrets pouvaient bien se tapir derrière elles… Et son cœur manqua un battement.
(Non. Non, ça ne devait être qu’une ombre.)Il secoua la tête pour se débarrasser de cette idée saugrenue. Il lui avait semblé apercevoir une silhouette au faîte d’un amas de roches. Mais à cette heure-ci, il était aisé de confondre de la caillasse avec… N’importe quoi, en fait. Et puis quelqu’un aurait laissé des traces. Non? Dans le doute...
« Ohé? Y'a quelqu'un?»(Oui, c'est moi, c'est la montagne qui te parle... Dis donc, mon petit Jac', tu as encore mangé des champignons à pois, toi, non?)Enfin, qu’importe ! Il entortilla le vêtement autour de son précieux jalon, et refit le chemin avec plus d’aisance, cette fois. Par chance, la galerie n’allait pas en étrécissant, ce qui aurait été un sérieux problème, et elle semblait solide, ce qui était double chance : il ne se voyait pas finir en étai pour couloir croulant. Ses pas, martelés, se répercutaient à l’envi contre les aspérités, musique rythmique, battements de tambour accompagnés du craquement de son déplacement et du susurrement de son bâton chantant. Tout n’était que mélodie pour qui savait écouter, comme le disait si bien Argy !
Bien. Combien pouvait mesurer ce trou… Plusieurs enjambées de long, c’était déjà une certitude, mais l’aspect neutre et répété des parois donnait la dérangeante impression de faire du sur-place. Heureusement, il existait un indice tangible. A en juger par le souffle d’air, qui, d’une timide brise, avait évolué en bourrasques plus soutenues, la sortie ne devait pas être loin. Peut-être après ce coude ?
« Halte ! »(Ah bah oui.)Jacaranda, ébloui, tenta de distinguer qui l’apostrophait de la sorte. Les yeux entrouverts, couverts de sa main aux doigts à peine écartés, il habituait sa vue à la débauche de lumière. Devant lui, se dressaient deux formes, arcs bandés tendus en sa direction. Leur carnation verdâtre, leurs oreilles pointues et leurs yeux en amande ne laissaient aucun doute sur leur origine.
« Euh… Salut ? »« Yuimen tout-puissant… »Leurs flèches pointèrent vers le sol. Ils avaient l’air… Comment qualifiait-on cette expression, déjà ? Ah oui. Ebahis. L’Homme-Arbre se retourna. Il n’y avait pourtant rien d’extraordinaire derrière lui. Ni où que ce soit, d’ailleurs. Alors, quoi ? Il avança d’un pas. En réponse, les sentinelles, car c’en étaient à n’en point douter, amorcèrent un mouvement de recul.
« N'approchez pas!»La fêlure dans leur voix dénotait une peur par trop évidente. Mais peur de quoi? Ils étaient là, à se jauger… Evidemment. Et le protocole, alors ?
« Excusez-moi. » Une main sur le cœur, il s’inclina respectueusement.
« Je suis Jacaranda, issu de la lignée des Flamboyants Bleus. Moi, Oudio de la treizième génération, sollicite un passage en votre territoire. Je fais serment de ne fouler votre terre qu’avec déférence et m’engage à retourner leurs sentiments à ses habitants. »La formule était pompeuse, soit. Mais elle avait quelques siècles d’existence derrière elle, et la fréquence des contacts des Oudios avec les autres peuplades la rendait presque obsolète… Cependant, c’était la seule qu’il connaissait. Etait-elle encore efficace ? Le doute, cet infect poison, s’instilla, goutte à goutte, dans son cœur. Et s’il avait fait erreur ? Bah, s’il ne s’agissait que de confusion entre telle et telle phrase, ce ne serait pas un drame. Il était de bonne foi, il n’était pas là pour ravager leur vie, alors, aussi longtemps que cela prenne, ils finiraient par lui accorder droit de passage. Chacun campait sur ses positions. Les dards étaient encore braqués en sa direction, et, entre les mains peu assurées qui les tenaient, ils risquaient de partir à tout instant. Et avaient de grandes chances de passer à côté de lui. Qu’importe. Zewen pouvait bien avoir suspendu l’envol du temps dans l’épaisse lumière ambrée…
(J'suis pas pressé, moi. Et en plus, j'suis pas trop sujet aux crampes.)« Que se passe-t-il, ici ? »Un homme grand, élancé, plus mûr que les autres, s’approchait. Il hélait avec fermeté le binôme. Ses habits étaient frappés d'une de ces choses qu'il avait vues aux bras des guetteurs, quand ils faisaient leur ronde. son père lui avait expliqué que c'était leur manière de se présenter entre eux, et qu'ils l'affichaient sur tout ce qui constituait leur armement. Cependant, c'était la première fois qu'il en voyait à cette image... Hache et flèche croisées. Le raidissement de ses vis-à-vis montrait avec évidence qu'il leur était supérieur. Peut-être était-il l'équivalent d'un Ancien, ici?
« Alors? J'attends! »Conscient du malaise de deux jeunes gens, Jacaranda s'inclina en direction du nouveau venu et répéta la phrase rituelle. L'homme au viasage buriné et aux longs cheveux perle lui sourit et prit la parole. Sa voix était chaude et douce, un tapis de mousse sous un soleil d'été...
« Voilà bien longtemps que je n'avais entendu ces mots... Soit le bienvenu, Enfant de la Forêt. Sois libre de circuler parmi nous aussi longtemps que tu respecteras ton serment. Sache que cette Cité ne perdure que par sa discrétion. Aussi, quand tu seras sur le point de la quitter, te prions-nous de ne dévoiler son chemin à personne. Va, maintenant, et découvre. Je te retrouverai plus tard, si besoin est. Et vous, pleutres! C'est ça que vous appelez monter la garde!? Que se serait-il passé si je n'étais pas venu voir comment se débrouillaient les nouveaux miliciens? »L'Oudio sentit que la partie le concernant était terminée; alors, d'une courte révérence, il remercia et salua le vieil homme, qui lui rendit un signe de tête, et commença à avancer. Le jour levant nimbait chaque bâtiment d'une lumière rose, qui allait s'éclater sur les moindres enjolivures de chaque balustrade ornementée, soulignait chaque interstice entre deux pierres d'un blanc marmoréen... Tant de beauté...
(Bon. Il ne me reste plus qu'à me balader, je finirai bien par trouver quelque chose qui m'attirera...)