Les rues de la cité

Pohélis est connue pour ses esclaves, ses pierres précieuses et semi-précieuses. La richesse de certaines familles est connue jusqu'à Tahelta. Les maisons ont poussé sur l'ancienne cité Naine dans le roc, après sa prise par les humains, créant ainsi la ville actuelle. Les rues sont tortueuses et pavées, la foule dense.

Ce fut la seconde fois qu'on réveillait Hrist à grand renfort de seau d'eau. Sauf que celle-ci était glacée. Elle se réveilla brutalement en reprenant sa respiration, arrachée à ce que son cerveau assimila à une noyade tandis qu'elle gisait inconsciente.

Le grand garzok devant elle observa silencieusement la femme reprendre ses esprits avant de jeter le seau de bois plus loin. Il s'assit en tailleur devant elle. La jeune Sindel inspectait sa tenue et vérifiait qu'on ne lui avait rien enlevé depuis son arrivée. Les runes au fond de la bourse, il ne semblait pas lui manquer d'argent ni même ses armes, le collier de Belle était toujours à son cou. Sa main droite était douloureuse mais ses doigts avaient de nouveau une forme normale, bien qu'ils soient enflés et rougis.
" Combien de temps je suis restée évanouie ? "

Ses poignets avaient été suturés et bandés, le linge était sec et relativement propre.

" Juste assez pour qu'on répare tout ça. Il vous attend dans la milice. Allez faire votre rapport. Vous avez assez perdu de temps. "

Elle se redressa maladroitement comme un jeune cerf essayant de se remettre sur ses pattes. Un léger vertige lui fit tourner la tête mais dans l'ensemble, les soins lui avaient été salvateurs. Elle se rassurait même d'avoir été inconsciente à en juger la carrure des deux orques qui s'étaient occupés d'elle, ils semblaient peu enclin à un traitement délicat.

Un gobelin distribuait de la nourriture aux soldats en poste. Les orques tendaient leurs auges de bois ou de laiton et recevaient une soupe pâteuse servie à la louche. Hrist se rendit alors compte que la fatigue était aussi causée par sa faim et du fait qu'elle ne s'était pas alimentée depuis voilà un bout de temps, un jour avant la mort de Norel. Elle ramassa le brouet d'un soldat garzok endormi et piocha à bout de doigts les morceaux qui flottaient pour les porter à sa bouche.

" ... Tu sais ce que tu es en train d'avaler, là ? Cancrelat et vermine en tout genre. "

Hrist s'arrêta sur le champ et tira de sa bouche une patte d'insecte. Elle leva un sourcil et estima que " M'en fiche... " avant de continuer à avaler sa ration.

Une fois le ventre plein, elle essaya de se montrer un rien présentable et épousseta sa tenue et ses cheveux, quant au sang qui maculait la totalité de sa tenue, elle préféra ne pas y penser, de toutes façons ses doigts la faisaient trop souffrir et le garzok avait bien précisé qu'elle était en retard.

Hrist parcouru au jugé les ruelles avant de trouver le panneau de milice. Se frayant un chemin entre les soldats en garnison et les transports de vivres, elle arriva enfin devant la porte de la milice de Pohélis.

Dopée par la nouvelle, la tueuse avait récupéré sa hargne. La fatigue se dissipait à mesure que son sang bouillonnant envoyait l'adrénaline dans son corps gorger ses muscles d'une nouvelle rage. Elle s'arrêta un instant au beau milieu de la rue. La Sindel observa son entourage bleuté et glacé. L'air du nord décoiffait ses mèches éparses et face à l'étonnement général, Hrist se déshabilla.

Quelques garzoks s'esclaffèrent et des ombres encapuchonnées s'arrêtaient, croyant que la jeune femme avait perdu la tête et qu'ils pourraient peut être s'offrir un butin facile. La tueuse quant à elle glissa sa main dans un abreuvoir dont la surface n'était qu'une pellicule de glace et commença à se nettoyer. L'eau froide coulait le long de ses membres et de son corps et lava sa peau de la poussière des sentiers et de la boue mêlée de sang, du sien ou d'Adèle, aucune importance - songea-t-elle - en observant l'eau virer au rouge à ses pieds.

Ses dents commencèrent à claquer et ses doigts à se raidir mais il lui restait une dernière chose, la tête. Elle plongea le visage et les cheveux dans l'eau glacée qui lui envoya un mal de tête aussi vif que soudain. Elle s'arracha aux eaux froides prendre immédiatement, coiffant ses cheveux trempés de ses doigts en arrière.

" Hey mais... C'est quoi ça ? C'est pas les bains publiques ici ! Dégage de là où j'te fais bouffer tes loques sale morue ! "

Hrist jeta un regard étonné au Garzok massif en armure cloutée qui s'approcha d'elle en beuglant. Il avait les veines sur le front qui se gonflaient et son teint verdâtre commençait à virer aux notes de pivoine.

Hrist se rhabilla tandis qu'il l'abreuvait d'insultes dans sa langue barbare et une fois qu'elle eut terminé, elle s'approcha de lui, plongeant ses yeux délavés aussi vides que la mort dans les siens, injectés de sang.

" As-tu de la corde à me donner ? "

Le Garzok se stoppa net. Un léger clignement de l'oeil nerveux tant il était surpris. Il bégaya en cherchant ses mots.
" Qu.. De la cord... ? C'pour quoi donc y faire ? Tu m'as entendu ? Fiche le camp ou bien je te démembre. "

" Tu as très bien compris. De la corde. Corde à arc de préférence. J'ai laissé mon arme de service à Xenair pour lui prouver que je suis capable de tuer tous ceux qui se dressent sur mon chemin sans aucune lame. "

L'orque ne répondit rien. Son expression se tordit davantage. Dans sa tête, il se maudissait d'être intervenu et commençait à croire que la jeune femme devant lui avait le cerveau gelé. " Xenair.. C'est... Corde. J'dois avoir ça. Mais après tu dégages. " Il fit un geste brutal de la main pour inviter Hrist à le suivre.

C'est dans un vieil établi débordant d'armes cassées ou trop cabossées non loin de la forge qu'il pointa du doigt crochu quelques arcs brisés. Hrist observa un peu le matériel.

" C'est des conneries tout ça. En combat, rien ne vaut une bonne arme. J't'y foutrai du métal entre les côtelettes que ta corde te s'ra pas utile. "

Hrist dénoua la corde noire d'un arc court. Le bois avait été brisé par un coup d'épée ou de hache si on en croyait la coupure fine et profonde qui restait sur la fibre. " Et moi, je dis que je pourrais te tuer avant que tu ne puisse prendre ton arme. "

Un éclat de rire général.
Le Garzok victime de cette moquerie ne l'entendit pas de cette façon et comme toute personne de son peuple, il y vit une menace et s'approcha vindicatif de la jeune femme dos tourné.

Il posa une main lourde et noueuse sur l'épaule de la femme et serra fort sa clavicule.
" Je mets dix pièces sur ta défaite. Au premier sang ou au forfait. "

Hrist tira doucement la corde entre ses doigts, écoutant le bruit du fil qui se tendait et d'un air ravi répondit :
" Je suis tellement heureuse que tu dises ça. "

Aussi vive qu'une murène défendant son trou, Hrist attrapa le petit doigt du Garzok et le tordit, arrachant un cri de douleur à son adversaire. D'un volte face rapide, elle se plaça rapidement derrière lui et frappa l'arrière de son genou du talon pour le déséquilibrer. Lorsqu'il fut tombé à sa hauteur, elle enroula la corde raide autour de son cou et tira brusquement en arrière, le faisant chuter. Il essaya de se retenir mais entraîné sous son poids, le Garzok comprit que la tueuse qu'il venait de défier n'avait même pas à exercer de pression pour le mettre à mal, elle profitait de son poids pour le laisser tendre lui même la corde. Gêné par son armure, il battait l'air de ses bras avant de s'avouer vaincu, à quelques secondes d'étouffer.

Hrist le laissa tomber. Il roula à terre en dé-serrant la corde noire autour de sa gorge. La respiration sifflante et difficile, il observa la femme d'un oeil mauvais avant qu'un autre Garzok n'envoie une grande tape sur le dos de la femme en rigolant. Deux autres relevèrent le vaincu en lui massant les épaules.

" C'pas grave, Thur. Heureusement pour toi qu'elle n'avait pas d'armes. " Ils s'esclaffèrent ravis. Même Thur qui venait de perdre reconnu sa défaite et presque bon joueur, glissa dans la main de la jeune tueuse les pièces du pari.

" T'paies pas de mine, mais je reconnais que t'es plutôt féroce pour une gamine. "

Hrist regarda au sol, c'est vrai qu'elle ne payait pas de mine. Elle n'avait rien pour se protéger du froid et ses chaussures de servante étaient complètement usées et trouées par son voyage. De plus, elle n'avait rien pour se protéger du froid et c'était bien le plus grand danger.

" J'ai eu une aventure difficile. Où est-ce que je peux me procurer un équipement fiable et solide ? "

D'une voix d'une seule, ils répondirent : La forge juste derrière toi.

Hrist quitta l'échoppe nouvellement parée. Les bottes étaient froides et encore dures, mais au moins, elle avait une véritable protection contre la glace et ne souffrirait plus des morsures du gel. Un des garzoks qui avait assisté à son tour de force s'approcha d'elle et tandis qu'ils allaient se croiser, lui attrapa le bras.

" Dis moi, gamine. Tu dois t'rendre à Lebher ? Une tempête de neige risque de venir du nord. M'demande pas comment j'sais ça. Si tu sors de la ville sans être prête, tu reviendras jamais. Qu'est-ce que tu dois y faire ? "

" Trois fois rien. Traquer un lieutenant de Kendra Kâr, le torturer jusqu'à ce que mort s'en suive et tuer sa seconde dans la foulée. Mais avant, il faudra disperser les gardes Kendrans qui assurent leur protection. "

Il lâcha le bras de la femme.
" Toute seule ? " Il croisa les bras et se recula, examinant la jeune femme en plissant les yeux. " Z'avez l'air de savoir ce que vous faites, mais croyez moi, si c'est pas une épée, c'est la tempête qui aura votre peau. J'dois aller fournir un avant poste en nourriture. Grimpez avec moi. "

Il la conduisit jusqu'à un vieux chariot retapé un nombre incroyable de fois. Un bœuf tirait la charge, tout en muscle, l'animal était certes plus lent qu'un cheval mais selon le garzok, incroyablement plus résistant.

" Et meilleur à bouffer en cas de coup dur. Alors, elle grimpe la tueuse ? "

Hrist accepta, elle n'avait pas le coeur à marcher jusque là bas, au moins, elle pourrait se réchauffer sous les fourrures et s'endormir. La hargne laissa passer la raison et elle se fit à l'idée qu'il n'était pas bon de progresser sans avoir récupéré de ses mésaventures.

" Qu'est ce que c'est ? "
" C'pourtant évident. " Dit-il en claquant les rennes. Des fourrures pour tenir les soldats au chaud.

Hrist glissa dans une de ces fourrures blanche tachée de noir. " Le manteau en capuche de vache, qu'il pèse un veau, c'est exprès ? "
" Ça, gamine, c'est pour les journées de gel et les vents hurlants. Les gars m'remercieront plus tard, crois moi. "

Ils passèrent les portes dans un roulis et un grincement de bois et de métal régulier." J'fais la route plusieurs fois par mois, jamais été emmerdé mais toi, t'arrives et tu te fais pourchasser par un loup dressé. "

Hrist qui venait se d'enfoncer confortablement dans la fourrure répondit d'une voix distraite, déjà assaillie par le sommeil.
" Comment t'es au courant ? Et puis c'est quoi ton nom ? "
" Une oreille pointue qui débarque et qui clame être un assassin d'Omyre devant impérativement s'entretenir avec Xenair, c'est pas tous les jours, qu'ça arrive. T'as à bouffer sur toi ? "

Hrist se rongeait les ongles et attendit un temps avant de répondre.
" Rien. Pas un rat mais je suis sûre que je chasse mieux que toi. "

Hrist fut réveillée par Gral qui lui secouait l'épaule sans la moindre once de délicatesse. La bouche pâteuse et l'air abruti, elle décolla ses yeux en se frottant le visage et essaya de les ouvrir en retenant le flot d'insultes qui tentait de dépasser ses lèvres.

" T'as intérêt d'avoir une bonne raison de me réveiller... "
Gral se grattait la tête, il avait déposé pendant le sommeil de la femme le matériel qu'elle avait demandé à la milice et l'avait cherchée pendant une bonne heure avant de revenir sur ses pas et de tomber sur son corps endormi sous les capuches et vestes de fourrure du chariot.

" Les deux héros pourrissent dans les geôles de la milice. Tu comptes commencer quand ? D'ailleurs, pourquoi avoir rapporté la donzelle ? J'croyais qu'il fallait truander uniquement l'garçon ? "

Hrist se redressa et se dégourdit les jambes et les bras. Elle avait encore cette envie de dormir et mettait ça sur la faute du froid ambiant qui lui glaçait les os et sapait son énergie.
Les yeux brillants et mouillés, elle reconnut :
" J'crois bien qu'ils sont liés l'un et l'autre. Peut-être même sont ils amants. Je ne risque rien à essayer, je crois même que ça aura plus d'effet sur lui que de voir cette femme se faire tuer sous ses yeux, et si il ne ressent rien pour elle, et bien je me serais échauffée. "

Gral s'assit sur l'arrière du chariot et ensembles, ils regardèrent les trolls, les garzoks et les humains encapuchonnés qui traversaient la ville, enfonçant leurs bottes dans la boue et se protégeant de la lourde neige qui chutait du ciel.
" Tu as déjà torturé quelqu'un ? "
" Jamais. C'est pas tellement notre genre de faire des prisonniers ici, tu as remarqué que les geôles étaient toutes vides ? "
" C'est poétique. Je vais aller tourmenter quelques âmes... Mon sommeil attendra et je ne suis déjà plus capable d'attendre. "

Gral tapa sur ses cuisses d'un air satisfait. " Et bien, j'suppose que c'est ici que nos ch'mins se croisent, gamine. "
" T'en fais pas, j'ai ton nom et je me souviens de ta sale gueule, si j'ai besoin d'un partenaire, je saurais te retrouver."
" C'est ça, tu vas me manquer, au moins autant qu'une chiasse collante. "

Il lui envoya une tape dans le dos et la jeune femme s'en alla traverser la rue, rejoignant elle aussi le flux incessant d'ombres et de bottes qui labouraient le sol trempé.

Elle tendit la main et, allant chercher son arme dans celle de Xenair, Hrist se sentit de nouveau entière. Son arme retrouvée, elle était de nouveau apte à accomplir les noirs desseins de la milice, de plus, elle était honorée de la bénédiction du Maître Assassin, le Fauconnier qui, laissant au creux de sa paume une plume dorée aux reflets rouges dont la lueur était digne des plus belles aubes, lui avait conféré le droit de tuer en son nom et d'être reconnue en tant qu'Assassin.

Elle quitta la milice après avoir reçu ses directives, les avants bras encore croutés et rouges de sang, elle descendit presque absente les ruelles qu'elle arpentait depuis des jours déjà. Pohélis avait quelque chose de poétique, différent d'Omyre. Ces ruelles droites et linéaires ensevelies sous un épais manteau blanc qui maculait les toitures d'un duvet brillant contrastant avec la neige mêlée à la boue dans une mélasse informe et malodorante que des centaines de bottes martelaient sans cesse, de jour comme de nuit.

Gral n'était plus là, il suffisait de voir que son chariot avait disparu et elle sentit alors un petit vide. Certes, un compagnon d'armes que le temps avait rendu proche qui s'en allait, c'était une chose commune mais Hrist l'avait trouvé bien utile et désespérait de retrouver un garzok capable de tenir son rythme.

C'est dans une petite contre-allée que Hrist trouva ce qu'elle cherchait, à savoir, un tonneau d'eau que le temps n'avait pas croupi et qui n'abritait pas des larves de sangsues pour se laver.

La toilette s'arrêta lorsque la surface de l'eau était rougie du sang de Nael. Répugnée, Hrist se frotta encore les lèvres, là où l'impudent avait osé l'embrasser.
Après avoir maudit sa dernière victime elle rassembla ses esprits et inspecta son équipement humide, tirant de sa bourse quelques pièces d'or et des runes, dont deux qu'elle avait pu identifier auprès d'un érudit à Lebher, les autres, elle ne parvenait pas à en comprendre le symbole et de toutes façons, elle ne savait pas lire le runique et Cèles, sa Faera ne lui serait d'aucune utilise en ce cas de figure.

" On dirait qu'on retourne faire quelques emplettes. Après, nous retournerons à Omyre... J'imagine que la milice aura quelque chose pour moi."

Suivant les chariots de matériel, je parviens à la porte de la cité, où je pénètre sans difficulté, les gardes me prenant pour un des Garzoks escortant les fournitures, d'autant plus que je suis toujours juchée sur mon impressionnant percheron.
Bien que pavées, les rues sont dans un triste état, manifestement plus proche des docks de Darhàm que de la grande avenue de Tahelta. Les pierres sont couvertes d'une gadoue brune craquant sous les nombreuses bottes, résultat immonde et glissant d'une neige fraîchement tombée, écrasée par des centaines de pieds et sabots, entrain de regeler, mélangée à des déchets et des excréments divers. Malgré le froid glaçant et la nuit qui tombe, la foule est nombreuse, active et les boutiques ouvertes. Anouar m'apprend que la notion de jour et de nuit est légèrement différente autant au Nord où les journées sont parfois bien plus courtes qu'à Kendra Kâr.

(Tu sais qu'ici, entre le lever et le coucher du soleil, il se passe un peu moins de six heures; alors qu'on est à neuf heures à Kendra Kâr ?)
(A ce point-là ?)

Non, je ne le savais pas, comme beaucoup de choses manifestement; à commencer par l'emplacement du tigre de glace et de qui est Yahka. Et pour répondre à la seconde question, il me faut répondre à la première. Profitant de ma tenue qui est manifestement celle d'une étrangère, je n'hésite pas à demander à piétons comment me rendre au point de rendez-vous.

Une bonne demi-heure plus tard, non loin de la falaise qui borde la ville, je trouve le lieu que je cherche.